Rapport confidentiel adressé en 1934 par le commandant supérieur des îles, à sa hiérarchie.
<< Les agents, ignorants ou paresseux, s'en remettent aux écrivains et aux porte-clés des devoirs de leurs charges. Ils se contentent de signer pièces et documents établis par leurs secrétaires d'occasion et ceux-ci acquièrent un ascendant qui ouvre carrière à tous les trafics.
<< En outre surveillants et condamnés sont parvenus souvent à s'installer dans certains emplois comme dans des fiefs de délection et la collusion règne.
<< C'est alors la floraison de la débrouille.
<< La débrouille ! l'expression en est tellement courante aux îles qu'elle a reçu l'estampille officielle.
<< Les canotiers-maîtres des embarcations ont réclamé un prix de passage à des surveillants venus de l'île Saint-Joseph. C'est leur débrouille.
<< Le planton de la boulangerie se débrouille et aide les boulangers à se débrouiller en plaçant des pains de fantaisie dans les ménages Surpris par l'agent central, il excipe de l'autorisation donnée par un commandant et par un ancien chef de centre. Et c'est vrai.
<< Le fendeur de bois de la même boulangerie a mis l'embargo sur la braise récupérée des fours et la place au prix de 20 sous le sac - C'est un débrouillé! - autorisé également.
<< Autorisé non moins auraient été les jardiniers à vendre quelques légumes, le lampiste à prélever du pétrole, les gardiens de cases à recueillir les déchets de pain, les bouchers à s'approprier les viscères des bêtes abattues. Les garçons de ménage à trafiquer de ceci ou cela pour leur tabac, pour leur débrouille.
<< La débrouille a jusqu'ici justifié toutes les transgressions du règlement, toutes les complaisances contraires à l'ordre et à la discipline.
<< Bref la fête battait son plein en avril 1933. Mal venu devait être celui qui la troublerait. On le lui fit bien voir. Demandes de changement de pénitencier, ou de relève de postes, hospitalisation chez les surveillants, simulation de maladies, mauvaise volonté au travail, protestation saugrenue chez les condamnés, l'action fut diverse mais la répression énergique et immédiate.
<< Il est triste d'enregistrer que dans ces circonstances, le médecin du pénitencier ne se trouvât pas du côté du Commandant pour aider au redressement nécessaire.
<< Le rapport déjà mentionné du 30 novembre a énuméré tous les cas où son opposition sourde s'avéra au profit de la lie du bagne. Il faut ajouter que les hospitalisations de complaisance et les générosités dispendieuses pour l'Etat alternèrent avec des soirées musicales en sa maison, où les distances étaient abolies.
<< Et d'abord, l'insuffisance professionnelle des agents assoit les empiètements des condamnés. Pensez que parmi ces derniers se rencontrent des intellectuels et des gaillards rusés et matois. Ils ont vite fait de déceler l'ignorance ou la cupidité de leurs gardiens. Dès lors les travaux d'approche, d'encerclement s'ourdissent, triomphent.
<< Conseils, réprimandes, punitions se heurtent le plus souvent à une passivité qui semble trouver son origine dans un recrutement défectueux. Si un choix plus sévère présidait à l'admission dans le corps de la surveillance, il y aurait moins d'illettrés, moins d'ivrognes et surtout moins d'unités enclins à colluder avec les forçats. Ces indésirables nuisent à la bonne renommée des agents perfectibles sobres et impeccables mais surtout ils contraignent un commandant de pénitencier à se garder des gardiens autant que des condamnés.
<< D'autre part, un égal souci naît du comportement de l'officier du corps de santé avec les forçats. Non comptable de l'ordre et de la discipine celui-ci, trop souvent, se laisse circonvenir par les habiles.
<< D'où la nécessité de n'affecter à un pénitencier isolé comme les îles du Salut que des médecins expérimentés ou informés des roueries du bagnard.
<< Santé, sécurité, rendement et finances publiques s'en trouveront bien.
(cité par Michel Pierre)
Il y a du vrai dans ce rapport, qui date d'une époque où l'AP avait amorcé sa déliquescence.
On se permettra de contester les accusations portées contre le médecin-chef dont la logique n'était pas de contribuer à renforcer la discipline (chacun son métier) mais bel et bien de tenter de maintenir les détenus dans un état de santé convenable. Ainsi, les interruptions temporaires de séjour en réclusion étaient mal vécues par les gardiens, mais la plupart du temps elles n'avaient pour but que d'éviter au condamné de sombrer définitivement dans l'aliénation.
Edité le 15 août 2013.
Entre temps, j'ai parcouru un certain nombre de souvenirs du bagne, qui me font quelque peu réviser mon point de vue. Jusseau, Belbenois et surtout Dieudonné font allusion à ce médecin décrit selon la terminologie de l'époque comme un individu de moeurs spéciales qui recevait chez lui ses gitons du moment, recrutés par Barataud (lien) outrageusement favorisés (repos, nourriture supplémentaire, dispense de coucher dans les cases collectives, etc.) médecin qui, en outre, se révéla d'une incompétence criminelle lors de certaines intervention chirurgicales.
On notera que ce comportement donna des arguments à la hiérarchie de la Tentiaire pour rogner les ailes des médecins - y compris de ceux qui entendaient exercer leurs fonctions autant dans le respect des règles que de leur déontologie.