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Le bagne de Guyane
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Le bagne de Guyane
  • Un siècle d’échec carcéral. Dès le Second Empire, la Guyane fut choisie comme terre d’expiation. Au total, environ 80.000 transportés, relégués, déportés y furent expédiés sans profit pour la colonie. Histoire, géographie, vie quotidienne au bagne
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11 mai 2013

S'évader (2) - La voie maritime vers l'ouest.

(lien vers la première partie)

mangroves_guyanaise(vue d'une mangrove à marée basse ; dans ces régions, l'amplitude des marées varie de 2.50 à 3.60m)

++display++533x533Cette forme d'évasion était éminemment dangereuse, du fait des conditions naturelles, à commencer par les mangroves tout au long des rivages entre l'Orénoque et l'Amazone. Sur des milliers de kilomètres et à l'exception de très rares plages derrière lesquelles sont bâties des agglomérations que les fugitifs devaient éviter, s'allongent ces mangroves composées de milliers de palétuviers et de mangliers, arbres "montés sur échasses" poussant sur une épaisse couche de vase dans laquelle grouillent des milliards de crabes. A intervalles réguliers, des mouvements de cette couche de vase se produisent et les palétuviers disparaissent en laissant une masse infranchissable de troncs disloqués.

la-mangroveCi-dessus :  ce "crapahutage" contemporain de militaires français très bien équipés dans la mangrove guyanaise donne une idée de la difficulté rencontrée pour atteindre le "vrai" rivage, pour des hommes mal vêtus et pas entraînés. Il faut parcourir de cinq cents mètres à trois kilomètres dans ces conditions, avant de trouver la terre ferme.

031019 003Près de la Montagne d'Argent : "rivage"... (photo de l'auteur)

En outre, les vents comme les courants dominants poussent inexorablement les embarcations vers l'ouest. De ce fait le chemin "naturel" allait dans cette direction, mais la route était longue: la Guyane hollandaise, actuel Suriname, "rendait" systématiquement les évadés (après, parfois, les avoir fait travailler quelques mois sans salaire quand la colonie avait besoin de main d'oeuvre : il n'y a pas de petit profit), la Guyane anglaise tout comme Trinidad toléraient qu'ils s'y arrêtent quelques jours, le temps de refaire des provisions (l'eau, surtout), de calfater l'embarcation, et de revoir le gréement, mais n'admettait pas qu'ils s'y installent. Lorsque l'administration pénitentiaire réclamait les évadés, des magistrats indépendants statuaient: si on leur démontrait que pour s'évader, ils avaient commis un crime, l'extradition était vraisemblable ; dans le cas contraire elle était refusée, les autorités du Commonwealth désapprouvant la politique française qui transformait l'Amérique latine en "dépotoir" et ne manquant pas de le signifier par un manque flagrant de coopération.

86338285_o

OCT2010-063Il fallait atteindre le Venezuela pour avoir une chance d'être accueilli (et encore, ce pays rendait parfois les évadés, surtout quand certains avaient commis des crimes ou délits graves : Bougrat qui s'y conduisit en héros put rester jusqu'à la fin de ses jours ; ses compagnons furent remis aux autorités françaises). On ajoutera qu'au large des Guyanes hollandaise et anglaise, un gigantesque banc de vase, le banc de Nickerie, surnommé le tombeau des Français, constituait un piège redoutable où des dizaines de malheureux trouvèrent une mort affreuse, le plus souvent par l'insolation et la soif.

On ajoutera que si les cyclones sont inexistants aux abords de l'Equateur, les grains tropicaux sont quasi quotidiens et qu'ils sont à l'origine d'un clapot qui rend très aléatoire la manoeuvre d'une petite embarcation. Et quand une houle régulière se forme, elle tend à déferler car les haut-fonds sont nombreux. D'où de nombreux chavirages. C'est Bougrat (et non Charrère, dit "Papillon") qui sauva sa barque remplie par une vague, en la positionnant promptement pour que la suivante la vide en grande partie par l'effet d'inclinaison... On imagine la tension nerveuse ressentie par des hommes épuisés, assoiffés, affamés, quand ils devaient lutter des jours et des jours contre les éléments alors que quelques secondes d'inattention nourrissaient les requins...

Le schéma des évasions qui pouvaient réussir depuis le Maroni était peu ou prou toujours le même. Il fallait tout d'abord réunir une équipe de compagnons en qui on avait confiance, et mettre ses ressources en commun. Pour cela, les transportés devaient puiser dans leur cagnotte, soit conservée dans le "plan", ce tube cylindrique étanche qu'ils gardaient dans leur intestin, soit constituée autrement (nous verrons par ailleurs quels étaient les mécanismes de circulation de l'argent vers les transportés qui, en théorie, ne pouvaient ni en détenir ni en recevoir: tout au plus pouvait-il nourrir leur pécule, géré par l'AP). En général, un "libéré" (mais astreint au doublage et de ce fait lui aussi candidat à l'évasion car plus miséreux, la plupart du temps, que les détenus) se chargeait de trouver un intermédiaire - de nombreux commerçants chinois jouaient ce rôle en prélevant leur dîme - qui mettaient l'équipe en relation avec un vendeur d'embarcation.

FLAG12Début d'une "belle" (par F. Lagrange)

Image598Cette dernière était très rarement dimensionnée pour aller sur l'océan, a fortiori sur une si longue distance, et le risque était énorme. Il fallait réunir des vivres (souvent sous forme de lait condensé), des barriques d'eau, établir un gréement de fortune. Le jour dit, les hommes en corvée à Saint-Laurent s'échappaient en fin de journée (leur absence était constatée lors de l'appel du soir) et joignaient ausi discrètement que possible l'emplacement où stationnait l'embarcation. Il fallait impérativement que le jour choisi coïncide avec une marée descendante, faute de quoi il était impossible de prendre rapidement le large (la marée se fait sentir jusqu'à 50 km à l'intérieur des terres en Guyane) et échapper aux Indiens Galibis qui résidaient aux Hattes (de nos jours: Awala Yalimapo): ces derniers, alléchés par la prime versée par l'AP, abandonnaient souvent la pêche pour traquer les évadés.

Il fallait tout d'abord prendre suffisamment le large pour être hors de vue, et éviter d'être drossé contre la mangrove par le vent et les vagues. Ensuite, une épuisante navigation de plusieurs jours commençait, sous un soleil de plomb et dans ce cas la barque était immobile ou sous un grain et le chavirage menaçait à chaque minute, avec la torture de la soif (toujours) et de la faim (parfois).

Il est impossible d'établir un bilan des échecs et des réussites car si quelques détenus furent "repérés" au Venezuela ou ailleurs, comment comptabiliser ceux qui surent réellement disparaître, ne plus faire parler d'eux, et plus nombreux encore, ceux qui moururent sur le banc de Nickerie ou dans l'estomac d'un requin? 

FLAG13Dans la tempête.

mb03A l'arrivée au Venezuela, si on faisait parfois la grâce de ne pas extrader les évadés qui, la plupart du temps, étaient dans un état pitoyable, aucune faveur ne leur était concédée. Très vite il leur fallait trouver une façon de gagner leur vie dans un environnement pas forcément hostile mais rendu méfiant du fait de leur réputation (et du comportement criminel de certains récidivistes incorrigibles). S'en sortaient moins mal ceux qui avaient encore un viatique, surtout s'il était sous forme d'or.

Sinon, les exploitations pétrolières autour du lac de Maracaïbo, en plein essor, n'étaient pas très regardantes sur le passé des embauchés pour peu qu'ils fussent énergiques et il n'est pas excessif d'estimer que celui qui avait eu le cran et la force d'affronter et de survivre à de tels périls avaient cette qualité. Plus tard, d'aucuns se firent les suppôts de la police politique de ce pays tombé sous le joug d'une féroce dictature militaire.

thi3_steinlen_001fBeaucoup partaient à Buenos-Aires et certains, de là, participèrent aux nombreux réseaux de traite des Blanches qu'Albert Londres dénonça également (on peut sans exagération parler de franc-maçonnerie des proxénètes). Ils "réceptionnaient la marchandise" envoyée de France, pour la répartir dans les divers bordels de la ville et s'assurer du bon rendement de la traite.

D'autres, après un long périple, saisis du mal du pays ou désireux plus que tout de voir leur famille, tentaient même de revenir en France. Quand ils étaient reconnus ou dénoncés - cas le plus fréquent -, on les renvoyait inéluctablement en Guyane avec une peine alourdie: presque chaque transport de forçats comptait quelques uns de ces chevaux de retour, forcément très courtisés pour les informations qu'ils étaient à même de transmettre.

85323530_oL'auteur ne pense pas que malgré les périls et la souffrance qu'enduraient ces évadés, leur acte suffit à tirer un trait sur leurs crimes. Mais lorsque ces hommes qui ont tout risqué surent se conduire convenablement par la suite, il efface une grande partie du passé.

Et si d'aucuns se comportèrent comme les crapules qu'ils n'avaient jamais cessé d'être (on citera cette bande d'évadés qui tortura et tua un vieil homme arrivé 14 ans avant eux au Venezuela et qui leur avait donné l'hospitalité), d'autres trouvèrent une véritable rédemption, à l'instar du Docteur Pierre Bougrat (lien) dont la mémoire est encore honorée à Margarita.

 

85323768_oL'histoire de Pierre Bougrat

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