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Le bagne de Guyane
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Le bagne de Guyane
  • Un siècle d’échec carcéral. Dès le Second Empire, la Guyane fut choisie comme terre d’expiation. Au total, environ 80.000 transportés, relégués, déportés y furent expédiés sans profit pour la colonie. Histoire, géographie, vie quotidienne au bagne
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25 mai 2013

La "justice des forçats" - Tordre le cou à un serpent de mer

 

Rares sont les ouvrages écrits par des témoins du bagne, qui ne font pas état d'une supposée "justice des forçats" qui aurait fonctionné en marge du TMS et de la cour disciplinaire selon un code et des règles rigoureux.

La_guillotine_secheJean Claude Michelot in "la Guillotine sèche" donne à cet égard des détails significatifs qui laissèrent sceptiques les témoins du bagne que l'auteur put interroger entre 1983 et 1986 (dont Messieurs Badin, Martinet, F.T,  MB, JB S: deux employés de la tentiaire, deux transportés et un relégué). Tous m'ont dit que le discours sur ce sujet, bien rodé, était propre à impressionner l'auditeur avide de sensationnalisme, mais sinon dénué de fondement, du moins très exagéré. La sardine qui bouche le port de Cayenne, me déclara F.T en riant de bon coeur.

Citons Michelot:

Parallèlement à la justice de la société libre, existait la justice secrète des forçats qui ne jugeait pas, évidemment, sur les mêmes critères.
La tradition d'un pouvoir occulte au-dessus des organisations légales s'est conservée à travers les âges, parmi les forçats, jusqu'au dernier jour de la transportation. Une véritable cour martiale était constituée parmi les détenus et jugeait sans appel les fautes prévues par leur code spécial, une sorte de code d'honneur, transmis de génération en génération. Cette juridiction officieuse condamnait à mort tout forçat coupable de délation ayant entraîné l'échec d'une évasion ou une aggravation de peine pour un forçat dénoncé.
Le président et les membres de ce tribunal secret étaient parfaitement connus des autorités, mais exerçaient cependant leurs fonctions sans être inquiétés.
La sentence prononcée était appliquée dans les plus brefs délais possibles, et l'homme chargé d'exécuter la sentence était désigné par le même tribunal. Il n'avait d'ailleurs pas le droit de refuser ce sinistre honneur, faute de quoi il subissait la même peine que le condamné.
Le condamné avait d'ailleurs le choix du genre de sa mort. Il préférait, en général, le poison plutôt que le couteau, car on considérait que la souffrance était moins grande avec ce moyen. Ce poison devait être administré en présence de l'un des juges. Les potions mortelles étaient préparées, grâce à des formules tradition­nelles, avec des herbes, des racines et des noyaux vénéneux, de préférence aux poisons chimiques, qui étaient pourtant faciles à obtenir avec la complicité des forçats infirmiers, mais qui pou­vaient être décelés à l'autopsie, alors que certains poisons végétaux ne laissent aucune trace.
La justice des forçats, impitoyable, intervenait pour tout manquement constaté à la solidarité contre les autorités du bagne et pour toute faute contre l'esprit de corps.
<< Il convient d'ajouter que le tribunal dont il s'agit ne statue pas sur tous les actes indifféremment, notent Darquitain et Leboucher. Il appartient à chaque intéressé de vider ses querelles lui-même ou " en famille " de régler à sa guise les questions particulières, telles que : coup de poignard motivé pour tricherie au jeu, vengeance d'un " mari " trompé, jalousie d'un séducteur convoitant " la femme " de son camarade. Ces querelles de tripot ou d'alcôve se vident en général " à l'amiable ". >>

Si une multitudes d'exemples ne suffisent pas à justifier un théorème, souvent un seul contre exemple permet de le réfuter.

85326630_oOn citera le cas de ce rejeton de la petite noblesse antillaise ("béké"), Bixier des Ages (lien), qui promettait de faire évader les forçats vers le Brésil contre espèces sonnantes et trébuchantes. Comme ses clients ne revenaient jamais, il se forgea vite une réputation d'habileté qui lui assurait une bonne clientèle. Or, pendant les belles, Bixier, une fois arrivé dans un endroit désert, invitait ses passagers à descendre pour renouveler la provision d'eau douce ; une fois que ces derniers étaient encalminés dans la vase jusqu'au bassin, il les abattait froidement à la carabine.

6154-3Il ne lui restait plus, après avoir récolté le prix de l'évasion qu'il ne conduisait jamais à son terme, qu'à parachever son crime en les éventrant pour voler leur "plan". C'est par miracle qu'une de ses victimes, sérieusement blessée et laissée pour morte, se traîna jusqu'à la Crique fouillée, fut recueillie, soignée et put donner l'alerte. Bixier fut arrêté et un sinistre vol d'urubus signala le charnier consécutif à sa dernière série d'assassinats. On estime à une soixantaine le nombre minimum de ses victimes (ce qu'il avoua), mais il faut sans doute doubler ce nombre déjà impressionnant.

Bagnards 158Condamné aux travaux forcés à perpétuité par la Cour d'Assises de Cayenne (qui, curieusement, ne prononça pas la peine de mort malgré la barbarie des assassinats: les jurés pensèrent sans doute que les bagnards feraient eux même justice), Bixier des Ages intégra le bagne où, des années après, il était toujours vivant alors même qu'un de ses codétenus, frère d'une de ses victimes vivait dans la même case collective à l'île Royale! Dans ces conditions, il est difficile de parler de "justice implacable des forçats"...

Il y avait évidemment un code d'honneur à respecter. Ne jamais laisser l'AP interférer dans un différend entre détenus (chaque baraquement ou presque comptait quelques anciens qui rendaient des arbitrages). En cas de rixe entre forçats ayant entraîné la mort d'un d'entre eux, invariablement, personne n'avait rien vu, rien entendu ou, si le coupable était connu, les témoins faisaient porter la faute au défunt: le meurtrier n'avait rien pu faire d'autre que se défendre.... Séduire ou tenter de séduire le "môme" d'un autre exposait évidemment à des représailles.

Il m'a par ailleurs été confirmé qu'un code d'honneur tacite était respecté chez les transportés, bien davantage que chez les pieds de biche (relégués): on se volait rarement entre soi à Saint-Laurent, c'était chose courante à Saint-Jean, chez les relégués.

soleillandAu bagne comme dans tous les lieux privatifs de liberté, les assassins d'enfants étaient détestés. Celui qui laissa le pire souvenir, Soleilland, fut haï dès le début, ce qui ne l'empêcha pas de survivre plus de dix ans).

De ce fait à peine arrivée en Guyane, il faut interné aux îles où le séjour était infiniment moins pénible, mais où on pouvait lui confier une tâche qui l'isolait des autres: il fut gardien du minuscule cimetière... des enfants!

6394895757_9a5cda0463_mIdem, si les bourreaux du bagne étaient haïs (ils étaient recrutés parmi des transportés volontaires: à chaque vacance de peine, le directeur de l'AP recevait des dizaines de candidatures spontanées, demandant toutes une discrétion absolue), les agressions commises contre eux furent étonnament peu nombreuse: la maison très isolée, barricadée dès le soleil couchant et gardée par de gros chiens féroces, c'est une légende. Ladurel élevait tranquillement des poules qu'il revendait aux gardiens, et cultivait son potager. Ayant bénéficié d'une autorisation exceptionnelle de rentrer en France en 1937, c'est là qu'il fut assassiné sans que l'on ait pu retrouver l'auteur du crime.

Quant aux empoisonnements qui ne laissent aucune trace... Cela fait partie du folklore guyanais. On parle beaucoup de poison en Guyane, à défaut de passer à l'acte. La datura est même abondamment citée, alors même que cette plante est totalement absente sous ces latitudes ; et les Amérindiens du plateau des Guyanes n'utilisent pas ce curare régulièrement évoqué...

La délation était très mal vue, comme dans toutes les collectivités, et l'AP sut jouer habilement des préjugés raciaux courants à l'époque: les porte-clés, ces auxiliaires qui assistaient les gardiens étaient presque tous des Arabes qui se soutenaient mutuellement. Plus "visibles", il leur était à peu près impossible de s'évader - aussi recherchaient-ils les avantages liés à ces fonctions "d'assistants". Outre leur fonction première (veiller à la bonne fermeture des cases, cellules et cachots), ils étaient souvent employés comme chasseurs de têtes, chargés de rattraper les évadés partis par voie terrestre. Mais s'en prendre à l'un d'eux, c'était la certitude de subir des représailles de la part des autres Maghrébins.

A contrario, ils oubliaient rarement les services rendus: Dieudonné qui, des années avant, sauva la vie de l'un d'eux qui se noyait à l'île Royale, ne put s'évader que parce que les Arabes de Cayenne avaient décidé de le prévenir discrètement et de regarder ailleurs quand on les chargea de le pister, une fois qu'il fut trahi par un libéré

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