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Le bagne de Guyane
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Le bagne de Guyane
  • Un siècle d’échec carcéral. Dès le Second Empire, la Guyane fut choisie comme terre d’expiation. Au total, environ 80.000 transportés, relégués, déportés y furent expédiés sans profit pour la colonie. Histoire, géographie, vie quotidienne au bagne
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29 mai 2013

La principale ressource de la transportation, parfaitement scandaleuse.

 

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ivr03_019731949ze_pChaque année, le bagne de Guyane coûtait de dix à quatorze millions de francs or, très mal compensés par quelques recettes minimes (des travaux réalisés en adjudication, fort rares: la colonie avait pris l'habitude de faire réaliser le peu d'infrastructures qu'elle programmait par l'AP, sans lui verser un centime pour cela, voir l'exemple précoce de l'adduction d'eau de Cayenne)

Un des effets pernicieux, c'est que dans l'esprit des Guyanais, le travail - manuel surtout - était associé à l'idée de peine infamante. Par ailleurs quel entrepreneur aurait une chance de percer si on lui opposait une main d'oeuvre certes peu qualifiée et pas motivée (sauf par des moyens de coercition), mais quasiment gratuite?

ivr03_019731452ze_pMais une ressource tombait dans les  caisses de la "tentiaire": la vente de rhum qui sortait de ses deux distilleries (et de ses champs de canne à sucre) occasionnait des ressources qui avoinaient, en 1920, 700.000 F!  Espace illimité surtout autour de Saint-Maurice, main d'oeuvre gratuite et bois à bon compte puisque nombre de corvées faisaient le stère!

Qui consommait une telle quantité de tafia? Les gardiens et leur famille d'une part : l'alcoolisme était une préoccupation majeure pour les directeurs; les libérés ensuite, qui gardaient quelques piécettes pour le cinéma du dimanche, et pour oublier leur condition désespérante ; des habitants de la colonie, évidemment ; enfin et dans une proportion loin d'être négligeable... des transportés en cours de peine alors même que la consommation d'alcool, hors les quelques décilitres octroyés avec parcimonie dans la ration quotidienne, état formellement prohibée!

ivr03_019730273ze_pIl n'était pas exceptionnel de voir rentrer, le soir, des transportés et surtout des relégués complètement ivres, leurs gardiens étant presque dans le même état! Les bagnards avaient accompli leur tâche aussi vite que possible avant de faire de la bricole, la débrouille pour arrondir leur cagnotte. les plus volontaires épargnaient en vue d'une hypothétique évasion qui coûtait cher, les autres buvaient pour oublier, dans les bouges tenus par des commerçants chinois (à même de fournir également la doudou contre espèces sonnantes et trébuchantes) ou dans des rades appartenant à des libérés - bien que cela leur était interdit, mais on s'arrangeait toujours avec l'autorité (en graissant telle ou telle patte ou en renseignant les gardiens sur d'éventuels préparatifs d'évasion): en cas d'ivresse manifeste, on en était quitte pour une ou deux semaines de prison et on risquait, si les récidives étaient nombreuses, le placement dans une corvée "saine" car hors de la ville, là où en général le travail était éreintant. Faire le stère et balayer les trottoirs, sont deux acivités différentes...

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Ne cherchez pas où est la morale là dedans: elle n'existe pas. Sans les ressources du rhum, l'AP aurait été en faillite... Et non seulement elle produisait son rhum, mais elle encourageait les libérés concessionnaires à lui livrer de la canne à sucre, pratiquant des prix nettement plus rémunérateurs que des cultures vivrières!

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Albert Londres fréquente un "rade" bien connu dans les environs de Cayenne (l'auteur de ce site enseigna à l'arrière arrière petit fils de Garnier)

CHEZ BEL-AMI

Ce soir, à six heures, alors que les urubus dégoûtants s’élevaient sur les toits pour se coucher, je descendais la rue Louis-Blanc. J’allais chez Bel-Ami. C’est moi qui l’appelle Bel-Ami, autrement, lui, s’appelle Garnier. Il est ici pour traite des blanches. Il a fini sa peine, et, pendant son « doublage », il s’est installé restaurateur. Il traite maintenant ses anciens camarades et fait sa pelote. C’est le rendez-vous des libérés rupins.

Le doublage ? Quand un homme est condamné à cinq ou à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d’années en Guyane. S’il est condamné à plus de sept ans, c’est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? C’est la grosse question du bagne : Pour ou contre le doublage. Le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. Le but de la loi était noble : amendement et colonisation, le résultat est pitoyable : le bagne commence à la libération.

Tant qu’ils sont en cours de peine, on les nourrit (mal), on les couche (mal), on les habille (mal). Brillant minimum quand on regarde la suite. Leurs cinq ou sept ans achevés, on les met à la porte du camp. S’ils n’ont pas un proche parent sénateur, l’accès de Cayenne leur est interdit. Ils doivent aller au kilomètre sept. Le kilomètre sept, c’est une borne et la brousse. Lorsqu’on a hébergé chez soi, pendant cinq ou sept ans, un puma, un tamanoir, un cobra, voire seulement une panthère noire, on peut les remettre en liberté dans la jungle ; en faisant appel à leur instinct, ils pourront s’y retrouver ; mais le voleur, l’assassin, la crapule, même s’il a une tête d’âne, n’est pas pour cela un animal de forêt. L’administration pénitentiaire, la « Tentiaire » dit : « Ils peuvent s’en tirer. » Non ! Un homme frais y laisserait sa peau.

J’entrai chez Garnier. Une dizaine de quatrième-première étaient attablés (les libérés astreints à la résidence sont des quatrième-première. On rentre en France au grade de quatrième-deuxième). Je n’eus pas besoin de me présenter. Le bagne savait déjà qu’un « type » venait d’arriver pour les journaux. Et comme les physionomies nouvelles ne pullulent pas dans ce pays de villégiature, il n’y avait pas de doute : le « type » c’était moi :
— Un mou-civet, commanda une voix forte, un !

Deux lampes à pétrole pendaient, accrochées au mur, mais ce devait être plutôt pour puer que pour éclairer.
Sur une large ardoise s’étalait le menu du jour :

Mou civet …                        0,90        (mou cuisiné en ragoût)
Fressure au jus …                0,90       (tripes à la créole)
Machoiran salé …                 1,00       (poisson local cuisiné comme de la morue, quand il est salé)
Vin au litre …                      3,40

CONVERSATION

— À qui ai-je l’honneur ?… demanda-t-il, secouant d’un geste dégagé sa cendre de cigarette.
— Votre visite ne m’étonne pas, dit-il. Ma maison est la plus sérieuse. J’ai la clientèle choisie du bagne. Pas de « pieds-de-biche » (de voleurs) chez moi.

Les clients me reluquaient plutôt en dessous.
— Voici, dit Bel-Ami, s’adjugeant immédiatement l’emploi de président de la séance, voici un monsieur qui vient pour vous servir, vous comprenez ?

Alors, j’entendis une voix qui disait :
— Bah !… nous sommes un tas de fumier…

C’était un homme qui mangeait, le nez dans sa fressure.

Mon voisin faisait une trempette dans du vin rouge. Figure d’honnête homme, de brave paysan qui va sur soixante-dix ans.
— Monsieur, j’ai écrit au président de la République. Il ne me répond pas. J’ai pourtant entendu dire que, lorsqu’on avait eu des enfants tués à la guerre, on avait droit à une grâce… »
— Vous en avez encore pour combien ?
— J’ai fini ma peine, j’ai encore cinq ans de doublage.
— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Bel-Ami.
— J’ai tué un homme…
— Ah !… si tu as tué un homme !…
— Pourquoi avez-vous tué cet homme ?
— Dans une discussion comme ça, sur ma porte, à Montroy, près de Vendôme. Il m’avait frappé. J’ai tué d’un seul coup.

On voyait qu’il avait tué comme il aurait lâché un gros mot. Il était équarrisseur. Il s’appelle Darré. Il s’étonne que le président de la République ne lui réponde pas ; c’est donc un brave homme ! Il avait l’air très malheureux ! D’ailleurs, il s’en alla cinq minutes après, comme un pauvre vieux.
La pluie tropicale se mit à tomber avec fracas, on ne s’entendit plus. Bel-Ami ferma la porte. On se sentit tout de suite entre soi.

Au fond, un abruti répétait sans cesse d’une voix de basse :
— L’or ! L’or ! Ah l’or !
— Tais-toi, vieille bête, dit Bel-Ami, tu en as trouvé de l’or, toi ?
— Oui, oui, au placer « Enfin ! »
— Mange ta fressure et tais-toi. Nous avons à parler de choses sérieuses.

Et se tournant vers moi, d’un air entendu :
— Ne faites pas attention, il est maboul.
— M’sieur ! dit un homme au masque dur, si on a mérité vingt ans, qu’on nous mette vingt ans ; mais quand c’est fini, que ce soit fini. J’ai été condamné à dix ans, je les ai faits. Aujourd’hui, je suis plus misérable que sous la casaque. Ce n’est pas que je sois paresseux. J’ai fait du balata dans les bois. Je crève de fièvre. C’est Garnier qui me nourrit. Qu’on nous ramène au bagne ou qu’on nous renvoie en France. Pour un qui s’en tire, cent vont aux Bambous (au cimetière).
— C’est vrai, dit Bel-Ami, moi, j’ai réussi. J’ai plus de quinze mille francs de crédit sur la place…

À ce moment, la porte s’ouvrit sous une poussée. Un grand noir pénétra en trombe.
— René, dit-il à Bel-Ami, prête-moi cent francs.
— Voilà, mon cher, dit Bel-Ami, prenant le billet dans sa poche de poitrine, entre deux doigts.

Le nègre sortit rapidement.

Je demandai du vin pour l’assemblée.
— Et nous deux nous prendrons un verre de vieux rhum, vous me permettrez de vous l’offrir ?
— Bien sûr, monsieur Garnier.

Il reprit :
— Tu comprends, Lucien, en un sens tu as raison. Le doublage devrait être supprimé, mais si nous rentrons tous en France, la Guyane est perdue.
— Allons donc ! Nous sommes la plaie !
— Non ! mon cher. Nous sommes indispensables, ici ; les trois quarts des maisons de commerce fermeraient leur porte sans nous. Ensuite, il faut bien se rendre compte qu’au point de vue de la société, le gouvernement ne peut admettre qu’on rentre en groupe. Nous sommes dangereux ; mais, voyez-vous, monsieur, deux par deux, petit à petit, voilà la solution.
— L’or ! L’or ! Ah ! l’or !
— La solution ? C’est de tout chambarder !

Cette voix ne venait pas de la salle, mais d’un coin, derrière.
— C’est un revenant ? demandai-je.
— Non, c’est le neveu de mon ancien associé à Paris. Il mange derrière parce que, lui, il est encore en cours de peine. Il devrait être aux fers à cette heure, et même depuis longtemps. Mais sa mère me l’a tellement recommandé ! Je le débrouille. On a des relations !
— Je me cache pour manger, oui, reprit la voix.
— Tu n’as pas le droit de te plaindre, toi. Tu ne veux pas être au bagne et aller au cinéma tous les soirs ?
— J’en ai assez d’être libre d’une liberté de cheval.
— Tu n’avais qu’à ne pas flanquer un coup de matraque à ton bourgeois. Il faut te rendre compte de ce que tu as fait, tout de même !

La voix se tut.

À la table à côté, un homme souriait chaque fois que je le regardais. Il avait l’air d’un bon chien qui ne demande qu’à s’attacher à un maître.
— Qu’est-ce que vous avez fait, vous ?

Il se leva, sortit une enveloppe de sa poche, retira de l’enveloppe la photo d’une jeune femme.
— Eh bien, voilà ! dit-il, je l’ai tuée.

Le carton portait le nom d’un photographe de Saint-Étienne.

Il reprit l’image, la regarda amèrement. Il la remit dans l’enveloppe et s’assit.

Dans la demi-obscurité, le vieil abruti gémissait toujours.
— Ah ! l’or ! l’or !
— Il y a longtemps qu’il est ici, ce conquistadore ?
— Dix ans, répondit le fou.

Alors, Bel-Ami, d’un geste qui partit de l’emmanchure de sa veste et se détendit jusqu’au bout de son bras :
— Mon convoi ! dit-il, montrant le fou du placer.

Et il m’offrit une cigarette.

Celui qui avait le masque dur éclata soudain :
— Si, dans huit jours, je n’ai pas trouvé de travail, je commets un vol qualifié pour qu’on me reprenne dans le bagne.
— Il est évident, ponctue Bel-Ami, que tous n’ont pas la chance. Moi, j’ai mon commerce, ma maîtresse, une Anglaise.

Il m’indiqua le côté de la caisse. Je regardai. Je vis une maigre négresse.
— Elle est des Barbades, dit-il.
— Je vois, fis-je.
— Ah ! la femme fait oublier bien des misères. Ainsi, au bagne — et montrant ses belles dents — sans les femmes des surveillants…
— L’or ! ah ! l’or !
— Ferdinand, tu vas te taire, ou je te présente ton compte !

Je dois vous dire que je fais crédit à ces gens. C’est une boule de neige, les uns paient, les autres non. On apprend la charité, dans notre monde !
— Et moi, jeta l’homme qui voulait commettre un vol qualifié, moi, je m’évade, pas plus tard que demain.
— Et il aura raison ! dit Bel-Ami. Je vais vous faire comprendre. Supposons que nous commettions un crime, tous deux… On est arrêté ensemble, ensemble, on arrive au Maroni, on en a chacun pour huit ans. On fait son temps. Après, moi je m’évade. Je passe cinq années sur les trottoirs de New York, de Rio ou Caracas, et je rapplique. D’après la loi, on doit me libérer. J’ai été cinq ans absent. Et on me libère ! Vous qui serez resté à trimer, vous en aurez encore jusqu’à perpétuité !
— Quand nos aïeux ont fait la loi, ils devaient être noirs, dit l’abruti qui, dans sa pénombre, avec obsession, rêvait à l’or.

Je payai.
— Pour le vin seulement ; c’est moi qui offre les deux rhums.
— Merci.

Et je sortis. C’était la nuit sans étoiles. Cayenne, comme d’habitude, était déserte et désespérée. J’avais à peine fait vingt pas dans les herbes qu’on m’appelait. C’était Bel-Ami.
— Pardon, monsieur ! fit-il en soulevant son canotier, vous avez oublié votre monnaie sur la table.

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