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Le bagne de Guyane

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Le bagne de Guyane
  • Un siècle d’échec carcéral. Dès le Second Empire, la Guyane fut choisie comme terre d’expiation. Au total, environ 80.000 transportés, relégués, déportés y furent expédiés sans profit pour la colonie. Histoire, géographie, vie quotidienne au bagne
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12 avril 2013

La visite de l'ïle Royale (2/4)

La première partie (lien)

 

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DSC_3993Depuis l'abandon du site dans les années quarante, la végétation reprend ses droits avec la luxuriance habituelle sous ces contrées. Une colonie de vacances fonctionna sur l'île Royale pendant quelques années, puis le Centre Spatial prit possession des lieux pour y installer quelques instruments de mesure. Il contribua largement à la restauration du site, concédant une auberge ouverte à tous. Pendant les tirs d'Ariane, les îles sont évacuées: les lanceurs passent à la verticale du site, et encore à très basse altitude.

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071011IMG_0649Chemin de ronde (en se dirigeant vers l'île du Diable)

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071011IMG_0652Il est difficile d'imaginer que sur une bande large de cinquante mètres, aucune végétation n'était tolérée, pour prévenir tout risque d'évasion.

071011IMG_0654Le pavement a disparu, les racines font leur oeuvre...

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Même un jour pareil, pratiquement sans houle, on comprend à quel point il serait difficile de mettre un canot de fortune à l'eau.

071011IMG_0658Ce bloc monumental, aujourd'hui déscellé (on distingue encore la trace d'un piton était un élément de belvédère, permettant, d'un seul point, de contrôler 300 mètres de rivage.

071011IMG_0659S'il n'y a jamais de cyclone en Guyane, le vent souffle parfois assez fort au large pour créer ces curieux effets d'alignement. Ce sont les oiseaux venus du continent qui apportèrent la plupart des graines mal digérées dans leurs fientes, permettant ainsi la recolonisation végétale en quelques décennies.

071011IMG_0660Rocs, ressac, courants... La mise à l'eau serait quasiment impossible: les vagues ramèneraient implacablement l'imprudent sur le rivage.

071011IMG_0661(ce jour là, l'océan était excessivement calme. Parfois, les brisants frôlent le chemin de ronde)

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071011IMG_0657Fourmis et termites ont toujours été signalées sur les îles. Compte tenu du manque d'hygiène, elles constituaient une source de tourments indescriptibles pour les transportés et, dans une moindre mesure, pour les gardiens et leur famille

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imagesLa piscine des forçats. Loin d'être l'élément principal d'un lieu de villégiature, cette "piscine" qui fut bâtie à grand peine (de nombreux bagnards eurent des membres écrasés par un rocher pendant sa construction) avait été instamment demandée par les médecins. L'eau douce manquait de façon dramatique sur l'île et de ce fait l'hygiène des prisonniers était déplorable. En outre des "bains de mer" sous le soleil permettaient de lutter avec succès contre de nombreuses carences par avitaminoses. Cet enclos - vide à marée basse - permettait aux bagnards de ne pas être blessés par la houle et les protégeait des requins nombreux dans les parages: non pas comme la légende l'affirme parce qu'ils étaient attirés par le corps des morts immergés sous la Lune (on ne mourait quand même pas chaque jour aux îles) mais tout simplement à cause de l'abattoir: le sang et les viscères des animaux abattus quotidiennement excitait les squales. Enfin, à l'époque peu nombreux étaient les hommes qui savaient nager... un enclos peu profond, protégé des courants et de la houle était donc indispensable.

Suite de la visite (lien)

 

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12 avril 2013

La visite de l'ïle Royale (1/4)

 Pour ne pas imposer au lecteur une page web trop longue à "charger", la visite de l'île est fractionnée en quatre parties distinctes.

 

 

071011IMG_0614 (Copier)De nos jours, on part quotidiennement sur l'île Royale en empruntant la vedette de l'auberge où - c'est plus sympathique, car on fera le tour des îles - un catamaran. Les heures de départ dépendent de la marée, car le chenal du fleuve Kourou, au bord du vieux village, est peu profond et envasé. 

071011IMG_0617 (Copier)Stabilisation de la rive par des blocs de pierre... Embouchure d'un canal. Ces durs travaux ont été réalisés par les forçats affectés au pénitencier des Roches (lien) qui assainirent les environs en créant de spolders et de ce fait des espaces de grande culture.

071011IMG_0618 (Copier)Pointe des Roches. On distingue l'ancien appontement du pénitencier et, au second plan, le sémaphore qui permettait les transmissions optiques (bâti au moment de la déportation de Dreyfus)

071011IMG_0622 (Copier)Les îles... la couleur limoneuse des eaux est la conséquence de l'envasement général du littoral, de l'Amazone à l'Orénoque.

071011IMG_0624 (Copier)L'île Royale, la plus grande avec ses vingt quatre hectares... Au temps de la transportation les arbres y étaient rares et recensés, pour contrecarrer la possibilité de faire un radeau. On ne s'est quasiment jamais évadé des îles, et jamais de l'île du Diable.

071011IMG_0627 (Copier)Les magasins, les cases des canotiers, lesquels, avec certains directeurs, conservaient  le privilège de garder leurs "mômes" en leur compagnie: par définition, les canotiers étaient les plus susceptibles de s'évader et leur donner des raisons de demeurer sur place n'était pas forcément absurde, si la morale de l'époque n'y trouvait pas son compte.

071011IMG_0628Le départ du chemin de ronde. Depuis que les enrochements ne sont plus stabilisés en permanence par les corvées de forçats, ils se détériorent rapidement.

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071011IMG_0636Logement du chef de quai - Magasin général.

071011IMG_0638Vers le "plateau"

071011IMG_0639Le bas de la maison du Directeur

071011IMG_0640Pendant quasiment un siècle, ces escaliers furent faits et refaits selon les plans les plus divers, pour occuper les forçats. Tâche stérile s'il en est...

071011IMG_0641Arrière de la maison du Directeur. A l'époque, la vue était totalement dégagée pour qu'il puisse à tout moment contrôler l'activité des quais et autour des magasins.

071011IMG_0643Contrefort. Sous le poids des constructions et après creusement de la grande citerne, l'île subit quelques mouvements de terrain.

071011IMG_0644Le départ du chemin de ronde. A l'origine, il était entièrement pavé mais lors de la fermeture du bagne, beaucoup de matériaux furent pillés.

 

Suite de la visite (cliquez sur le lien pour y accéder)

11 avril 2013

Mourir au bagne...

 

85558534_oAprès les grandes épidémies des premières années (fièvre jaune et choléra, typhoïde, etc.) la mortalité se stabilisa à un rythme toutefois élevé, de 10 à 15% par an. Le paludisme (malaria) qu'on appelait simplement la tremblante ou la fièvre minait les hommes - aussi bien les surveillants que les forçats -, les complications dues à la malnutrition pour tous et à la dénutrition pour ceux qui n'inspiraient pas le respect nécessaire pour conserver leur pitance quotidienne, celles occasionnées par les parasitoses innombrables - la pire étant l'ankylostomisase qui se soigne fort bien de nos jours mais qui épuisait les organismes -, les infections dues aux plaies attrapées sur les chantiers, aux piqûres d'insectes, aux vers macaques et autres anguilluloses, sans compter la lèpre qui menait inéluctablement à l'isolement, tout cela contribuait à créer un terrain favorable. La tuberculose sévissait également, d'autant plus qu'un sinistre trafic de crachats avait cours pour être reconnu: Si un tubard était peu soigné, il était dispensé de corvée, touchait une ration renforcée, du lait consensé, et se reposait en général aux îles.

Il y eut de tout, au bagne: des colosses se laissèrent mourir en peu de temps quand des gringalets survécurent des décennies dans des conditions pourtant pénibles. On ne niera pas le dévouement de certains médecins, mais d'autres faisaient preuve d'une dureté d'âme qui écoeurait même certains gardiens dont la majorité n'était pourtant pas portée à la compassion vis à vis des forçats. Il faut dire que se faire inscrire pour une consultation et ne pas être reconnu (déclaré malade) entraînait presque systématiquement une punition. De ce fait, des forçats venaient consulter fort tard. Enfin, les médecins furent longtemps dramatiquement privés de remèdes efficaces. Un petit supplément de nourriture, quelques jours de repos, un pansement quand la ouate et l'iode ne manquaient pas constituaient souvent leur panacée. Il en était de même des libérés: on se souvient d'Arthur Roques (lien), décédé des suites d'une "fracture de la rotule"! 

Lisons - toujours lui ! - Albert Londres qui visite le "Nouveau Camp"...

 

Nouveau camp

« Cela », c’est deux camps qui s’appellent chacun : le nouveau camp. L’un est pour la rélégation, l’autre pour la transportation. Quatre cent cinquante chiens dans le premier, quatre cent cinquante dans le second. À dire vrai, ce ne sont pas des chiens, ce sont des hommes ! Mais ces hommes ne sont plus que des animaux galeux, morveux, pelés, anxieux et abandonnés.
Quand, figé par le spectacle, presque aussi raide qu’un cheval de bois, vous avez tourné une heure dans ces deux honteux manèges, il ne vous reste qu’un étonnement, c’est que ces misérables ne marchent pas à quatre pattes.
L’étonnant aussi, est que ces hommes vous parlent quand vous les interrogez, et n’aboient pas. Manchots, unijambistes, hernieux, cachexiques, aveugles, tuberculeux, paralytiques, tout cela bout ensemble dans ces deux infernaux chaudrons de sorcière.
Le bagne est un déchet. Ces deux camps sont le déchet du bagne.
   — On va tous crèver, va ! et toi aussi, si ti demeures !
C’est un Arabe. Je ne dis pas qu’il crache ses poumons, c’est fait. Il est assis dans sa case, sur son bat-flanc : feu follet qui s’élèverait de sa propre décomposition, ce feu follet a faim.
   — Ti pourrais pas mi faire donner une pitite boîte de lait ?
II n’y a donc pas d’hôpital ? Si. Il en est un grand à Saint-Laurent-du-Maroni. Mais on ne devient pas gibier d’hôpital comme ça, au bagne ! Il ne suffit pas d’être condamné pour franchir l’heureuse porte de cet établissement de luxe. Il faut avoir un membre à se faire couper, ou, ce qui est aussi bon, pouvoir prouver que l’on mourra dans les huit jours.
Alors, et les médecins ?
Les médecins sont écœurés. Les témoins les plus violents contre l’administration pénitentiaire se trouvent parmi eux.
Le médecin voit l’homme. L’administration voit le condamné. Pris entre ces deux visions, le condamné voit la mort.
Mille bagnards meurent par an. Ces neuf cents mourront.
   — Mais c’est long, monsieur, me dit celui-là, né à Bourges, c’est long !… long !…
Au camp des relégués, le docteur passe chaque jeudi ; au camp des transportés, tous les dix jours
   — Nous sommes malades quand nous y allons, disent-ils. Que pouvons-nous faire ? Rien à ordonner, pas de médicaments. Notre visite médicale ? une sinistre comédie ! Le cœur serré, nous avons la sensation que nous nous moquons de ces malheureux.
Dans ces deux camps, on se croirait revenu à l’une des époques barbares de l’humanité, au temps sans médecins, ni pharmaciens. Alors devait s’élever sur la terre un grand mur infranchissable : d’un côté les bien portants, de l’autre les infirmes avec ce mot d’ordre : mourir.
Rien. Rien à donner à neuf cents malades de toutes maladies.
   — Tout ce que je puis, dit le médecin, et pas toujours, c’est faire descendre quelques squelettes qui gigottent encore, pour qu’ils claquent dans un lit.
La pharmacie centrale de Saint-Laurent vient de recevoir seulement — en juillet 1923 — sa commande de médicaments de 1921. On ménage le coton comme l’or et la teinture d’iode, ici, est une liqueur précieuse. Et les effectifs augmentent. Le crime monte. Assassins ! Si vous saviez !
Au fait, les autorités ont raison de ne pas élever de troupeaux en Guyane. Les quelques buffles qui rêvent dans les savanes et sont arrivés sains d’Indochine tombent malades, ici. Ils mangent l’herbe de para qu’ont souillée tous ces malheureux et les buffles attrapent l’ankilostomiase. Dans ce pays les hommes contaminent les bêtes.
On s’accrochait à ma veste de toile. La phrase était la même : « Sortez-nous d’une façon quelconque de cet effroyable enfer. »
   — Tenez, me dit le docteur, au camp de la transportation, en voilà un qui me promet six pouces de fer dans le ventre chaque fois que je viens. Il a raison ! Il est malade. Il souffre. Je suis docteur, je dois le soigner et ne le soigne pas !
Ces camps sont bien présentés : cases jumelles, toits triangulaires recouverts de feuilles de bananiers. Cela fait un assez joli site. Seulement il ne faut pas s’en approcher.
Les moribonds râlent sur une planche dure. Combien, devant ce spectacle, semble douce la mort dans un lit ! Voilà dix-huit tuberculeux, côte à côte, neuf de chaque côté, sous ce toit de feuilles. Ça tousse ! Ils ont des yeux ! Des yeux qui n’ont plus de regard, mais simplement une pensée.
L’un me parle. Mais on tousse trop, je n’ai pas entendu.
   — Que dites-vous ?
   — C’est dur, monsieur l’inspecteur !
Eh ! oui que savent-ils ? Dans ces camps, personne, jamais, jamais ne vient. Ce sont des carmels dans la brousse, alors, pour ces hommes cloîtrés je suis monsieur l’inspecteur, monsieur le directeur, monsieur le délégué. De quoi ? ils l’ignorent, mais pour que sois ici, ce doit être sûrement de quelque chose de sérieux. L’un me dit : « Vous êtes le bon Cyrénéen du calvaire ! » L’autre : « Tendez-moi la main. » C’est déchirant.
Et Jeannin, le photographe Jeannin, vient de recruter quelques escouades pour « faire une plaque ».
   — Non ! Jeannin, non !
Mais ils s’amènent avec leurs béquilles. Ils collaborent de bonne grâce. Devant l’appareil — ils s’en souviennent — il faut sourire. Ils sourient.
Voilà le docteur Brengues, un forçat. Condamné pour avoir tué son beau-frère à Nice, il n’a cessé de crier son innocence, il revient de se promener dans le camp. On dirait un vieux berger de la Camargue. Vêtu de coutil noir, un grand bâton de bouvier à la main, sa barbe en râpe, il va sur soixante-dix ans.
   — Regardez autour de vous. Mais regardez donc ! Moi je subis ici une peine que j’appellerai « la peine de l’ironie ». Docteur, on m’a mis au milieu de moribonds pour que je les regarde expirer, impuissant. Je ne dis pas que ce soit un raffinement, mais, enfin, c’est un supplice, alors je m’en vais, je marche, je marche…
Mais quelqu’un vient vers moi en courant, il a peur de ne pas arriver à temps. C’est un confrère, un pauvre bougre saturé de chagrin et de remords. Je me souviens fort bien de lui. Oh ! il n’a pas tué père et mère. C’est un maniaque, un ivrogne, il volait un colis dans une gare, un poulet au marché ; une fois, sur une banquette de café, il prit un paquet contenant de vieux journaux, deux bougies et un couteau. Et il rendait toujours quelque temps après. Mais il a recommencé plus de six fois et ce fut la rélégation.
Il pleure. Son émotion le fait bégayer. Il veut se mettre à mes genoux. Il me dit comme Brengues :
   — Regarde ! Regarde !
Il me répond :
   — Je ne pleure pas, c’est la joie !
Il me supplie :
   — Tu diras tout ! Tout ! pour que ça change un peu…
Voilà les aveugles dans cette case. Ils sont assis les mains sur les genoux et attendent. Il en est qui se rendent volontairement aveugles avec des graines de penacoco. Au moins, ceux-ci ne voient plus !

C'est sans doute cette partie de la série de reportages d'Albert Londres qui fit le plus sensation, et enfin les médecins reçurent un minimum de remèdes, purent entamer des campagnes de prophylaxie (pas toujours acceptées par les intéressés, d'ailleurs: les distributions de quinine, pour tenter de juguler le paludisme, étaient en général boycottées. On versait la lampée de remède dans la paume de la main, et le transporté, persuadé qu'on attentait à sa virilité, la rejetait)

Les gardiens mouraient aussi, presqu'autant que les détenus. Pas tant du fait des forçats comme la légende le fait croire (il y eut peu d'agressions directes), que de leur déplorable hygiène de vie: consommation excessive de tafia, aucun exercice physique, tenue "coloniale"  inadaptée. Une idée préconçue imposait de bien se couvrir pour éviter les mauvais courants d'air, supposés donner la fièvre. D'où des rondes faites sous une chemise épaisse recouvrant une ceinture de flanelle, d'où une hygiène corporelle déplorable (les douches étaient censées provoquer des refroidissements). Le forçat qui parfois travaillait nu ou peu s'en faut et qui se baignait dans les piscines des îles (prescription médicale snobée par les gardiens), qui se rinçait dans les grandes auges récupérant les eaux pluviales du camp de la transportation de Saint-Laurent était finalement moins mal loti sur le plan de l'hygiène corporelle. Seulement contrairement aux détenus, les membres de la Tentiaire avaient libre accès aux soins de la faculté - dans la limite de ce qu'elle connaissait à l'époque. Le site de l'hôpital de l'île Royale, très salubre, en requinqua des centaines quand peu de transportés y furent admis.

IleRoyale2

Pas de cérémonie pour un bagnard décédé... A Saint-Laurent, il était enterré aux Bambous, dans le fond de l'actuel cimetière, dans une série de fosses communes (à chaque fois qu'on procédait à une inhumation, la terre forgée d'ossements les restituait par centaines). Par faveur spéciale, un gardien accordait parfois à un ou deux de ses compagnons la faveur de l'accompagner pour son dernier voyage et son pécule était réparti selon ses dernières volonté - l'administration ayant au préalable minutieusement défalqué tous ses frais.

devil's island xvLa caisse part pour les bambous... Le défunt n'aura qu'un linceul

bagne32Un enterrement aux Bambous

 

slm bambous - CopieUn camarade se recueille... L'auteur trouve cette photo particulièrement bouleversante.

 

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IMG_0031Les "bambous" - Un monument érigé en hommage aux bagnards et au Père Texier

 A contrario, un carré du cimetière de la ville était réservé aux personnels de la tentiaire et à leur famille, quand ils mouraient sur place. Leurs tombes sont toujours apparentes.

 

tombes surveillantsTombe de surveillants.

Aux îles, la place manquait pour enterrer les forçats. Lorsque l'un d'eux mourait, son corps était donné aux requins, au lever de la Lune, la chaloupe se plaçant entre Royale et Saint-Joseph. La légende veut que les squales étaient attirés par la cloche de l'église; plus vraisemblablement,  c'était l'odeur du sang de l'abattoir situé sur l'île Royale  qui les affolait.

FLAG15Les surveillants décédés à l'hôpital de l'île Royale (on y transférait les malades car l'air était plus sain) étaient inhumés à Saint-Joseph. Leur carré disparut quand la jungle reprit ses droits, jusqu'à ce que la Légion étrangère le redécouvre. Depuis, ce corps d'élite l'entretient à la perfection.

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071011IMG_0852Le cimetière des enfants du personnel est situé sur l'île Royale. Une mère mourant de chagrin demanda à reposer auprès de son enfant. Son voeu fut exaucé.  Lors de notre visite de l'île Royale, nous verrons ce petit cimetière.

11 avril 2013

La réclusion, peine prononcée par le TMS, subie à l'île Saint-Joseph.

 

La peine de réclusion était une des sanctions que pouvait prononcer le Tribunal Maritime Spécial, (lien) après des évasions commises avec des actes de violence, des meurtres entre codétenus, des voies de fait sur le personnel, des délits graves dont étaient victimes les habitants de la colonie, etc. Les condamnés à mort par le TMS, grâciés par le Président de la république ou par le Gouverneur (selon les époques) subissaient en principe la peine maximale fixée à cinq années.

 

 

89191036_oUn témoignage, datant de 1910 qui montre qu'à cette époque, le détenu en réclusion sortait dans la journée.

 

En un point, qu'on appelle "l'Est" on aperçoit un grand bâtiment, l'asile des aliénés et des vieillards, puis à côté, une petite maisonnette, la maison du bourreau. Derrière les hôpitaux, sur le versant qui regarde "le Diable", se trouvent le camp des transportés et le quartier cellulaire. Nous n'insisterons pas sur la description de ces longs bâtiments, dont l'intérieur rappelle assez celui d'une chambrée de caserne avec les deux bas flancs latéraux plaqués à la muraille. De Lourdes portes, grillées de fer et dûment cadenassées vers le soir, en sont toute la nouveauté. C'est là que sur la planche, les forçats dorment côte à côte. Ceux, qui après un long stage de bonne conduite, sont parvenus de la troisième dans la deuxième classe, sont exceptionnellement pourvus d'une couverture de laine. Deux fois par jour, à dix heures et à six heures, ils reçoivent leur ration : endaubage de boeuf ou lard salé, légumes secs et pain. Dans l'intervalle, ils se rendent à leurs travaux respectifs : ateliers, travaux de maçonnerie, jardinage, ou à leurs emplois : infirmiers, secrétaires ou domestiques.


Puis le régime fut sensiblement durci. Donnons la parole à Albert Londres (au bagne), qui visita les cachots de la réclusion avant que des adoucissements ne soient apportés à la peine.

Bagnards 40
MORTS VIVANTS

L’île Saint-Joseph n’est pas plus grande qu’une pochette de dame. Les locaux disciplinaires et le silence l’écrasent. Ici, morts vivants, dans des cercueils — je veux dire dans des cellules — des hommes expient, solitairement.
La peine de cachot est infligée pour fautes commises au bagne. À la première évasion, généralement, on acquitte. La seconde coûte de deux à cinq ans. Ils passent vingt jours du mois dans un cachot complètement noir et dix jours — autrement ils deviendraient aveugles — dans un cachot demi-clair. Leur régime est le pain sec pendant deux jours et la ration le troisième. Une planche, deux petits pots, aux fers la nuit et le silence. Mais les peines peuvent s’ajouter aux peines. Il en est qui ont deux mille jours de cachot. L’un, Roussenq, le grand Inco (incorrigible), (lien) Roussenq (lien), qui m’a serré si frénétiquement la main — mais nous reparlerons de toi, Roussenq, — a 3.779 jours de cachot. Dans ce lieu, on est plus effaré par le châtiment que par le crime.

Un surveillant principal annonça dans les couloirs :
— Quelqu’un est là, qui vient de Paris ; il entendra librement ceux qui ont quelque chose à dire !
L’écho répéta les derniers mots du surveillant.
De l’intérieur des cachots, on frappa à plusieurs portes.
— Ouvrez ! dit le commandant au porte-clés.
Une porte joua. Se détachant sur le noir, un homme, torse nu, les mains dans le rang, me regarda. Il me tendit un bout de lettre, me disant : « Lisez ! »
« Si tu souffres, mon pauvre enfant, disait ce bout de lettre, crois bien que ta vieille mère aura fait aussi son calvaire sur la terre. Ce qui me console, parfois, c’est que le plus fort est fini. Conduis-toi bien, et quand tu sortiras de là, alors que je serai morte, refais ta vie, tu seras jeune encore. Cet espoir me soutient. Tu pourras te faire une situation et vivre comme tout le monde. Souviens-toi des principes que tu as reçus chez les Frères, et quand tu seras prêt de succomber, dis une petite prière. »
II me dit :
— Je voudrais que vous alliez la voir à Évreux.
— C’est tout ?
— C’est tout.
On repoussa la porte.
— Ouvrez !
Même apparition, mais celui-là était vieux. Il me pria de m’occuper d’une demande qu’il avait faite pour reprendre son vrai nom.
— J’ai perdu la liberté, j’ai perdu la lumière, j’ai perdu mon nom !
— Ouvrez !
C’était un ancien jockey : Lioux.
Je vous écrirai, dit-il. Mon affaire est trop longue. Je ne crois pas que vous vous occupiez de moi, mais quand on est à l’eau on se raccroche à toutes les herbes.
Dans ce cachot noir, il portait des lorgnons.
On repoussa la porte.
Il me semblait que j’étais dans un cimetière étrange et que j’allais déposer sinon des fleurs, mais un paquet de tabac sur chaque tombe.
— Ouvrez !
L’homme me fixa et ne dit rien.
— Avez-vous quelque chose à me dire ?
— Rien.
— Vous avez frappé, pourtant.
— Ce n’est pas à nous de dire, c’est à vous de voir. Et il s’immobilisa, les yeux baissés comme un mort debout. C’est un spectre sur fond noir qui me poursuit encore.

DIEUDONNÉ ! (lien)**

À la porte d’une cellule, un nom : Dieudonné.
— Il est ici ?
— Il fait sa peine pour sa seconde évasion.
On n’ouvrit pas la porte, mais le guichet. Une tête apparut comme dans une lunette de guillotine.
— Oui, oui, dit Dieudonné, je suis surpris, je n’avais pas entendu. Je voudrais vous parler. Oui, oui, pas pour moi, mais en général.
Il était forcé de se courber beaucoup. Sa voix était coupée. Et c’est affreux de ne parler rien qu’à une tête. Je priai d’ouvrir. On ouvrit.
J’entrai dans le cachot.
Son cachot n’était pas tout à fait noir. Dieudonné jouissait d’une petite faveur. En se mettant dans le rayon du jour, on y voyait même assez pour lire. Il avait des livres : le Mercure de France, de quoi écrire.
— Ce n’est pas réglementaire, mais on ferme les yeux. On ne s’acharne pas sur moi. Ce qu’il y a de terrible au bagne, ce ne sont pas les chefs, ce sont les règlements. Nous souffrons affreusement. On ne doit pas parler, mais il est rare que l’on nous punisse d’abord. On nous avertit. À la troisième, à la quatrième fois, le règlement joue, évidemment. Mais ce qu’il y a de pire, d’infernal, c’est le milieu. Les mœurs y sont scandaleuses. On se croirait transporté dans un monde où l’immoralité serait la loi. Comment voulez-vous qu’on se relève ? il faut dépenser toute son énergie à se soustraire au mal.
Il parlait comme un coureur à bout de souffle.
— Oui, je suis ici, mais c’est régulier. Pour ma première évasion, je n’ai rien eu. Pour ma seconde, au lieu de cinq ans, on ne m’a donné que deux ans. Je peux dire que l’on me châtie avec bonté. Il me reste encore trois cents jours de cachot sur les bras. Je sais que, peut-être, je ne les ferai pas jusqu’au bout. Il ne faut pas dire qu’on ne rencontre pas de pitié ici. C’est la goutte d’eau dans l’enfer. Mais cette goutte d’eau, j’ai appris à la savourer. Aucun espoir n’est en vue et je ne suis pourtant pas un désespéré. Je travaille. J’ai été écrasé parce que j’étais de la bande à Bonnot, et cela sans justice. J’ai trouvé plus de justice dans l’accomplissement du châtiment que dans l’arrêt.
Je suis seul sur la terre. J’avais un petit garçon. Il ne m’écrit plus. Il m’a perdu sur son chemin, lui aussi !
Il pleura comme un homme.
— Merci, dit-il. Ce fut une grande distraction. Et, comme on repoussait la porte, il dit d’une voix secrète qui venait de l’âme :
— Le bagne est épouvantable…

** Accusé à tort d'être membre de la Bande à Bonnot. Condamné à mort, grâcié par le Président Poincaré.

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85552260_oLa réclusion, vue par F Lagrange

Sous de grands hangars, des lignes de cachots soit presque totalement obscurs, soit avec une demi clarté. Chaque cage - car il faut bien appeler ces cachots ainsi est surmontée d'un grillage, la porte est en acier, munie d'un guichet par lequel on passe la nourriture, deux baquets: un pour l'eau "potable", un autre pour les déjections. Il est fait interdiction absolue de parler, et les très rares sorties sont strictement comptabilisées.

rousseauLe Médecin chef Rousseau, sans jamais être tombé dans la sensiblerie (il avait conscience d'être dans le bagne du bagne) ne cessa de réclamer pour que dès lors que le réclusionnaire n'avait pas été condamné à mort, sa peine n'ait pas pour corollaire une fin inéluctable ou une sortie vers l'asile d'aliénés voisin.

(photo à gauche, extraite du site: Atelier de création libertaire)

Donnons lui la parole.

85553991_oInfiniment plus dure est la peine de la réclusion cellulaire. Elle est infligée pour une durée de six mois à cinq ans et se fait à l’île Saint Joseph. Cet isolement a nécessité la construction de bâtiments spéciaux. Qu’on se figure, situé sous un grand hall sombre, deux rangées de cellules séparées par un mur mitoyen. Le plafond de ces cellules est remplacé par des barreaux en sorte que, vue à vol d’oiseau, elles ont l’air de cages. Quelques-unes seulement sont plafonnées en maçonnerie et sont transformées en cachots noirs.

Une passerelle située au-dessus du mur qui sépare les deux rangées de cellules permet aux agents de surveiller les réclusionnaires qu’ils voient à travers les barreaux de leur cellule comme on voit un animal en fosse. Les uns assis sur un de leurs baquets travaillent à faire des balais ou des brosses ; les autres tournent en rond comme des fauves. Les lits de camp mobiles sont tous relevés de six heures du matin jusqu’à six heures du soir. Seuls quelques malades sont autorisés à avoir leur lit rabattu pendant la journée.

Des médecins ont demandé que ce mobilier sommaire soit amélioré, qu’une étagère soit faite pour poser le récipient à eau potable et que ce récipient se différencie du baquet à ordures. L’administration locale consultée a répondu que tout meuble pouvait devenir entre les mains du réclusionnaire un projectile dangereux pour le personnel en service et qu’il y avait donc lieu de s’en tenir au mobilier actuel largement suffisant ! Les portes en fer des cellules sont munies d’un guichet par où on passe au condamné sa ration. Ici, c’est la maison du silence et toute parole prononcée à haute voix est rigoureusement punie. Les appels se font par trois coups frappés sur la porte de la cellule ; de temps en temps trois coups rompent le silence, suivi du bruit du guichet qu’ouvre et ferme un porte-clefs.

cellulesacielouvert2-1-30Le réclusionnaire a droit à une heure de promenade. A cet effet, il se rend dans un système de cellules analogues, pareillement dominé par une passerelle, mais situé en plein air, en sorte qu’au lieu de voir le dessous d’un toit, le réclusionnaire voit le ciel pendant une heure par jour. Cette cellule de repos  plus grande que l’autre, a environ six mètres sur quatre. Elle est communément désignée sous le nom de préau car il s’y trouve un petit préau où s’abrite le condamné quand il pleut. Les réclusionnaires se rendent à leurs préaux isolément, et, à l’aller comme au retour, ne peuvent ni se rencontrer ni communiquer. Cette sortie a lieu de 7 heures à 8 heures du matin, à une heure où le soleil est plus bas que les murs, si bien qu’au bout de quelques semaines de ce régime, les réclusionnaires présentent tous cette pâleur livide caractéristique.

Le réclusionnaire doit travailler dix heures par jour et le genre de travail qu’il exécute est choisi de façon qu’il s’accommode de l’isolement cellulaire. En général, c’est le triage des brins de balais, des feuilles de cocotier. Il touche la ration alimentaire stricte sans aucune possibilité de l’améliorer. Il porte des vêtements spéciaux qu’il touche à son entrée à la maison de force et qu’il change une fois par semaine. Une baille d’eau est mise au préau une fois par semaine à sa disposition. Les cheveux sont coupés en escalier.

Les condamnés à la réclusion peuvent être autorisés à lire en dehors des heures de travail et de promenade. Il faut pour cela qu’ils n’aient pas eu de punitions pendant trois mois s’ils sont condamnés à un ou deux ans ; pendant six mois s’ils sont condamnés à trois et quatre ans et pendant huit mois s’ils ont cinq ans à faire. L’absence de toute lumière artificielle et la demi-obscurité des locaux rend la récompense de la lecture à peu près illusoire. Si la conduite du réclusionnaire est bonne, il peut écrire à sa famille une fois par mois.

dautrescellules2-1-300x22L’usage du tabac est rigoureusement interdit, mais l′ennui mortel  pousse le réclusionnaire à rechercher ce plaisir défendu. Il est alors exploité par ses gardiens. Le porte-clefs arabe Belaïda, ignoble mouchard que j’ai connu à la réclusion, achetait aux réclusionnaires une demi-ration de pain pour trois cigarettes. Il revendait ce pain, à raison de cinquante centimes la ration, aux surveillants qui en nourrissaient leurs volailles. Belaïda n’admettait pas qu’un réclusionnaire se procurât du tabac autrement que par son intermédiaire et dénonçait au surveillant ceux qui fumaient sans avoir eu recours à lui. La commission disciplinaire les punissait alors de cachot ; c’était la seule punition disciplinaire infligée aux réclusionnaires.

Il arrive que l’administration n’ait quelquefois aucun travail à faire faire à tous ces reclus. La peine devient alors intolérable et s’aggrave du supplice de 1′inaction forcée. J’ai vu le cas se produire ; le chef de camp s’ingénia d’ailleurs à remédier à ce manque d’ouvrage. II est arrivé autrefois, au temps du directeur V…, que des réclusionnaires souffrant de n’avoir rien à faire et demandant du travail, M. V…, après avoir fait la sourde oreille donna l’ordre de leur distribuer des briques et d’exiger par jour, de chacun d’eux, le poids de 33 centilitres de poussière de brique finement pulvérisée !

Le médecin du pénitencier visite les réclusionnaires une fois par semaine. Il peut apporter quelques adoucissements à leur régime quand leur santé l’exige, délivrances de citrons, autorisations d’avoir le lit de camp rabattu dans la journée, heures supplémentaires à passer au préau. Le régime de quelques réclusionnaires est quelquefois adouci irrégulièrement et très heureusement du reste. Il s’agit toujours d’ouvriers adroits qui travaillent au préau toute la journée au profit du chef de camp ou du surveillant chargé de la réclusion.

reclusion croquis(Dessin ci-dessus: atelier de création libertaire)

Tous ces réclusionnaires, dont la grande majorité est faite des condamnés à perpétuité qui ont commis le crime d’évasion, deviennent un jour scorbutiques. Mal nourris, cloîtrés, vivant en contact intime avec leur petite tinette, infestée d’ankylostomes, d’anguillules ou d’amibes, ils sont sujets aux entérites. Cette étroite captivité irrite les nerveux. Des cas de neurasthénie aigue se produisent. L’un cassera son lit de camp, un autre ses deux petites bailles. Celui-ci frappera éperdument la porte de sa cellule et chantera vingt-quatre heures de rang jusqu’à ce qu’on lui passe la camisole et qu’on lui mette le revolver sous le nez. Celui-là se maquillera. Seul un service médical attentif et humain peut, par des évacuations opportunes sur l’hôpital, empêcher cette peine stupide d’être meurtrière.

reclusionStrictement appliquée, la peine de réclusion cellulaire, telle que je l’ai connue, était infaisable. Si des hospitalisations fréquentes et faites à temps n’intervenaient pas, peu d’hommes pouvaient accomplir leur peine de bout en bout car, même quand elle n’était pas de plusieurs années, elle atteignait ou dépassait les limites de la résistance humaine. /… A vrai dire cette barbarie était en général atténuée par un service médical attentif ou par un surveillant suffisamment intelligent. Très souvent, le réclusionnaire ne faisait pas trois mois d’encellulement strict avant que survienne une entrée à l’hôpital ou une quelconque atténuation au régime.

Le législateur de 1925 frappé de la dureté de cette peine ne voulut cependant pas la supprimer. Il se contenta d’y apporter un tempérament. C’est d’abord l’article 3 du décret du 18 septembre 1925 qui précise le mode d’exécution de la peine de réclusion cellulaire et en adoucit le régime disciplinaire. Sous le régime du 5 octobre 1889, la réclusion cellulaire comportait l’isolement de jour et de nuit permanent.

Depuis 1925, cet isolement permanent, accompagné de l’obligation au travail et au silence, est interrompu au bout de trois mois et fait place pour un trimestre à l’isolement nocturne avec travail en commun le jour et, dans le cas où la santé du détenu ne sera pas bonne, le gouverneur peut, sur l’avis du directeur de l’administration pénitentiaire et sans doute, - car le texte ne le dit pas - sur la prescription du médecin, prolonger le régime de moindre rigueur. Sinon la réclusion recommence pour trois mois et ainsi de suite.

cellules2-1(ci-contre: cachots "noirs" - vue prise au flash par l'auteur)

Ce même décret, dans son article 5, permet aussi au condamné à la réclusion cellulaire de bénéficier de la loi du 14 août 1885 sur la libération conditionnelle, lorsqu’il a subi le quart de sa peine, et non les deux tiers. Mieux encore : le réclusionnaire cellulaire qui, après avoir bénéficié de cette disposition, a été frappé de déchéance, peut, malgré la révocation de cette mesure, en bénéficier derechef, mais seulement pour la moitié du temps qu’il lui reste à purger. Ces dispositions nouvelles qui régissent le mode d’exécution de la réclusion cellulaire, c’est au scorbut que nous les devons.

Sachant que pour lutter contre ce mal, les médecins coupaient la réclusion par des séjours à l’hôpital, le législateur poursuivit le même but par un relâchement périodique du régime cellulaire, prévoyant même son interruption jusqu’à nouvel ordre quand la santé ne va plus du tout. La solution qui s’imposait était la suppression de cette peine. Par un savant dosage, le législateur a préféré en conserver tout le bénéfice, c’est ­à dire la ruine à bas bruit de la santé, et diminuer le risque du scorbut à forme épidémique, difficile à cacher, et les entrées incessantes à l’hôpital.

On peut se demander si c’est à dessein ou par omission qu’il ne parle pas des punitions disciplinaires applicables aux condamnés à la réclusion cellulaire, jusque-là passibles du cachot ? A notre avis c’est à dessein, et son silence s’explique bien simplement : il a compris que la réclusion cellulaire en Guyane, même à la dose de trois mois, dépassait les limites de la répression. On punit cependant beaucoup. Parler à voix haute, correspondre illicitement, fumer, rabattre son lit de camp, voilà les éternels motifs. Le cachot n’existant plus, on se rabat sur la cellule. Comme cette punition ne modifie en rien la vie du réclusionnaire qui est un encellulement aggravé, elle lui serait indifférente si, portée sur son livret, elle ne venait compromettre sa libération conditionnelle qui, sous l’administration de certains gouverneurs, n’est pour ainsi dire jamais accordée.

Le supplice de la réclusion cellulaire subsiste donc. Il est fractionné, mais a conservé tous ses caractères. Les réclusionnaires touchent bien chaque jour douze centilitres de vin - toujours la prophylaxie du scorbut, on l’appelle du reste le vin médical - mais combien peu le boivent ! Privés de tabac ils le troquent contre deux cigarettes que leur cède le porte-clés. La nourriture est ignoble, l’eau de lavage rationnée. Lorsqu’un réclusionnaire obsédé réclame, c’est fini pour sa tranquillité. Il est coté, toujours signalé et puni. Devant la longueur de la peine qui est distribuée avec plus de générosité depuis qu’elle a été amendée dans les textes, le réclusionnaire s’efforce de la subir sans broncher pour obtenir cette libération conditionnelle au quart de sa peine par laquelle le tient l’administration, mais c’est alors en tout supportant, faim, fatigue et crasse, au prix d’une résignation très préjudiciable à sa santé.

(D'après le Docteur Louis Rousseau)

Sources: M. Pierre, M. Godfroy, atelier de création libertaire

(NB: sur ces rangées de cellules, un grand toit métallique aujourd'hui disparu obscurcissait l'ensemble du bâtiment et condensait à la fois la chaleur et l'humidité tropicales. Un seul change hebdomadaire de tenue constituait à coup sûr une torture et une atteinte grave à l'hygiène** quand de nos jours, on se douche et on se change deux à trois fois par jour dans ces conditions de vie. Cela dit, on se replacera dans le contexte de l'époque où la propreté n'était pas le souci dominant, même chez les gardiens.

** Surtout que le savon étant souvent détourné par les transportés chargés de la lessive, cette dernière se réduisait le plus souvent à un vague rinçage qui rendait la tenue comme amidonnée par la crasse. Dénonciation de cela par Dieudonné qui, comme tous les libertaires de l'époque, avaient le culte de l'hygiène corporelle.

Dans son livre de souvenirs, Dieudonné signala comment de simples gestes d'humanité: un gardien qui "par erreur" laisse tomber une cigarette allumée dans une cellule, un autre qui laisse la porte ouverte un peu plus que le strict nécessaire, étaient indispensables pour ne pas entrer dans la spirale infernale des "pétages de plomb" qui augmentaient le temps d'encellulement...

(en bas, photos de l'auteur)

071011IMG_0786L'accostage est toujours difficile.
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Maisons de gardiens, rénovées et à disposition du R.E.I de Kourou.

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La main d'oeuvre ne manquait pas sur les îles, pour faire ces décorations façon "facteur Cheval"

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Les pensées étaient sombres quand on montait cet escalier...

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Le mur d'enceinte... passée cette limite, le silence absolu était de rigueur.

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Dépôt 1

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Dépôt 2

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Rangées de cellules...

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Cachot noir (photo prise au flash)

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Les quatre puits de l'île ne donnent qu'une rare eau saumâtre, pour "l'hygiène" de centaines de reclus.

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Cela amenait à récupérer l'eau de pluie, mais de ce fait les moustiques proliféraient.

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Rotonde des porte clés, souvent des détenus auxiliaires d'origine nord-africaine.

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Casemate de gardiens

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Le chemin de ronde.

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Suprême récompense... (à partir des années trente: sortir deux heures pour une corvée de rempierrement.

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 "Piscine des forçats". Imposée par les médecins à la fin des années trente pour prévenir les maladies par carence. La barrière protégeait du ressac et des requins. Elle était de toute manière indispensable pour rassurer des bagnards dont la plupart ne savaient pas nager.

Photos de l'auteur

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86361195_oAprès ces documents "bruts", ces témoignages, voici le temps de l'analyse, en partie guidée par les premiers commentaires. Tout d'abord, on ne peut que répéter qu'il est impossible de voir avec des yeux du XXIe siècle une situation codifiée à la fin du XIXe siècle et nous devons analyser la peine de réclusion en la replaçant dans un contexte, celui d'une société infiniment plus violente que de nos jours. C'était le temps de Germinal, et les mineurs n'avaient pas été condamnés au Bagne... Pourtant, une simple révolte sociale pouvait amener la Troupe à les massacrer sans que la société, dans sa grande majorité, y trouvât à redire.

Le châtiment infligé au Grand Révolté Roussenq qui accumulait les mois de réclusion en ne pouvant s'empêcher de multiplier les provocations n'est que le reflet d'une époque, celle où le mot "discipline" était sacralisé (jusqu'à ce que le Gouverneur Chanel lui tende la main et casse la spirale infernale, mais contrairement à ce que laisse penser sa mauvaise réputation en Guyane, c'était un homme d'exception, un progressiste qui n'eut que le tort de ne pas céder aux sirènes populistes de Jean Galmot).

86361714_oEn outre - et il faut lire en filigrane les témoignages tant de Dieudonné (recueilli par Albert Londres) que du Médecin chef Rousseau (ci-contre... Photo prise sur le site Atelier de Création libertaire), la peine dépendait grandement des hommes qui veillaient à son exécution. Dieudonné le dit: on n'était pas inhumain avec lui, on tolérait des accomodements tels qu'un placement dans le cachot le moins obscur de la rangée pour lui permettre de lire des journaux et des ouvrages prêtés - alors que la lecture était en principe interdite dans les cellules de Saint-Joseph.

Très vite, on appliqua le quart cellulaire pour adoucir la peine et donner de l'espoir: une fois le quart de la peine effectuée, le condamné qui n'avait pas notablement aggravé son cas se voyait placé en "conditionnelle de réclusion" et sorti de l'enfer de Saint-Joseph. Les divers condamnés qui subirent la réclusion ont tous signalé des gestes d'humanité, comme celui de ce gardien qui laissait tomber "par mégarde" une cigarette dans une cellule (le tabac n'était pas le plus important: mais le factionnaire montrant ainsi une forme de compassion redonnait un statut d'humain au condamné). On citera aussi des "corvées nécessaires" qui ne l'étaient guère, permettant de sortir pendant quelques heures les réclusionnaires de l'enfermement pour refaire un pavement, débarrasser l'île de ses noix de coco tombées au sol, etc.

Tout cela n'est pas énoncé pour nier la lourdeur de la peine et on a peine à comprendre en 2013 comment une administration pouvait entrer dans cette spirale infernale avec un condamné comme Roussenq, lui infligeant des milliers de jours de cachot pour une succession de fautes dont chacune était vénielle. C'est méconnaître l'état embryonnaire de la connaissance des pathologies mentales de l'époque! Des Roussenq, de nos jours, bénéficieraient d'un traitement adapté, d'une psychothérapie ou d'une aide médicamenteuse qui les stabiliseraient (d'ailleurs intervenue suffisamment tôt, elle aurait empêché sa condamnation).

6743405376a676aa760bb0631d2773aeAsile d'aliénés dit hôpital Paul Guiraud, Villejuif

On oublie qu'au début du XXe siècle, de tels "emportés" peuplaient les asiles d'aliénés français qui internaient plus de 400.000 malheureux soumis à une coercition effrayante (chiffre toujours exact juste avant la seconde guerre mondiale quand Pétain laissa commettre un terrible génocide par la faim en fixant leur ration alimentaire quotidienne à 500 Kcal). 

camisole-de-forceLe médecin Pinel avait bien oeuvré dès la Révolution pour qu'on libérât les aliénés de leurs chaînes, mais il fallut plus de cent quarante ans pour que cela entre dans les moeurs: les chaînes étaient remplacés par des camisoles de force, les geôles par des cellules capitonnées mais l'esprit demeurait. Un Roussenq reconnu irresponsable de ses actes serait sans doute mort de cette manière sans que cela fasse scandale. Classé responsable, il était victime des préjugés de l'époque qui étaent davantage fondés sur le "dressage" que sur l'éducation, que ce soit vis à vis des enfants tant dans les écoles qu'en famille, des classes dites dangereuses, etc. La société du second Empire et des débuts de la IIIe République était effroyablement violente - la manière dont fut conduite la Grande Boucherie de 1914 en est la preuve.

Il ne faut pas non plus oublier que les gardiens étaient des hommes de leur époque, qui n'avaient qu'un dénominateur commun: leur expérience du service militaire actif (et à cette époque il fallait se soumettre à une discipline implacable pendant au moins trois ans : une voie de fait sur un sous-officier pouvait mener au bagne voire devant le peloton) assortie d'une affectation au ministère des Colonies, celui où par nature on classe les individus en citoyens et en sujets.

La plupart étaient d'une intelligence modérée et de peu d'ambition (sinon ils auraient choisi une autre carrière), d'extraction sociale très modeste. Donc ils avaient vécu une enfance souvent très rude, dans une vie où le moindre aléa pouvait mener à connaître la faim, et d'aucuns furent dans cette situation alors que leur famille était d'une honnêteté sans faille (car une tâche tant dans le parcours individuel que dans celui de l'entourage empêchait d'obtenir le fameux certificat de bonnes vies et moeurs, sésame indispensable pour exercer).

Cela n'incitait pas la majorité à faire preuve de mansuétude envers le Transporté (nous en reparlerons quand nous analyserons la condition des gardiens) mais encore moins envers le trouble fête qui, en s'étant évadé, avait fait sanctionner des collègues ou pire, qui s'était rebellé voire avait de nouveau tué. Il est d'ailleurs révélateur que ceux qui s'interrogèrent sur la rudesse de certains châtiments étaient certains médecins dotés par leur fonction d'une instruction supérieure ou quelques gardiens dont la qualité des écrits donne à penser qu'ils étaient des déclassés, "très au-dessus de leur condition" comme on disait à l'époque.

La discipline militaire faisait autorité et le gardien était conditionné par cette dernière, et c'est ce qui explique que le système réclusionnaire fonctionna globalement comme il avait été conçu. Il n'empêche: je demeure persuadé que sans l'once d'humanité qui transparaissait à certains moments, il n'aurait laissé que peu de survivants. La réclusion regroupait selon les époques de trente à cent dix Transportés pour des peines effectives allant de quelques semaines à deux ans et demi, plus quelques exceptions qui atteignirent le maximum de cinq années suite à leur "mauvaise conduite" (que de nos jours on qualifier de comportement pathologique, notion qui n'effleurait pas les esprits de l'époque, pas même de celui de la plupart des médecins).

Enfin, et ce dernier argument n'est en aucune manière une justification s'il constitue une explication... Face à une quarantaine (parfois davantage) de Transportés, le gardien était seul. De ce fait, son autorité devait être absolue quand en face, certains étaient loin d'être des enfants de choeur. Selon le vieil adage militaire qui veut qu'est mal noté quiconque fait des vagues, tant le gardien peu respecté dont les Transportés semaient le désordre que celui qui multipliaient les "rapports" en créant toujours plus de tourment à une administration déjà incroyablement paperassière, étaient mal considérés, brimés dans leur avancement, et risquaient même de devoir revenir en France et servir dans une Centrale où le travail était plus pénible, sans les avantages non négligeables liés au service en Guyane (primes, six mois de congé tous les deux ans, etc.). De ce fait, l'épée de Damoclès suspendue sur le "troupeau" de transportés était bien utile...

Si on ajoute le fait que le gardien était armé face au Transporté, on peut également imaginer la tentation d'une "justice" expéditive dans l'hypothèse où des sanctions dissuasives ne pouvaient être prononcée en représaille d'actes graves. Cela fut rarement le cas justement du fait de ces options, et parce que, du moins à partir des années vingt, le gardien qui avait dû faire usage de son arme devait s'en justifier et voir ses arguments confirmés par une enquête administrative (le tir devait être opéré pour protéger sa vie, celle d'un civil, ou en cas de tentative d'évasion, après les sommations règlementaires)

85551071_oRappelons enfin que le placement en réclusion à Saint-Joseph n'était pas décidé par l'Administration pénitentiaire mais par le Tribunal Maritime Spécial, instance indépendante dont les décisions mettaient fréquemment l'AP hors d'elle, même si ses membres, des officiers de carrière, veillaient au respect de la discipline militaire en sanctionnant impitoyablement toute voie de fait sur un fonctionnaire de la "Tentiaire" - tout comme il en aurait été le cas si un soldat avait été jugé pour ce motif.

Pour des raisons très compréhensibles, les atteintes à la personne et dans une moindre mesure aux biens d'un habitants de la colonie étaient de même strictement punies, compte tenu du contexte de rejet du bagne par la population de Guyane.

 

11 avril 2013

Juger au bagne - le Tribunal Maritime Spécial.

 

tms pretoireLe premier siège du tribunal Maritime Spécial. Plus tard, pour des motifs de sécurité, il fut transféré dans l'enceinte du camp de la transportation.

 

TMSC'est une intance d'exception, le Tribunal Maritime Spécial (TMS) qui, tous les six mois, jugeait les bagnards placés en prévention pour avoir commis un délit grave ou un crime: vol avec effraction, homicide ou tentative sur un codétenu ou sur un membre du personnel, évasion, etc. Quand la victime d'une tentative de meurtre était un habitant de la colonie, la sanction était immanquablement la peine de mort dès lors que la culpabilité était prouvée.

Le TMS jugeait également les évadés repris, quel que soit leur statut: qu'ils soient en cours de peine ou "quatrième première", c'est à dire libérés mais astreints à résidence en Guyane le temps du doublage ou à vie, selon les situations, pour les évasions dans ce dernier cas. 

On ne confondra pas le TMS, tribunal présidé par un officier de marine, avec la Commission de discipline (le prétoire) composée de cadres de la "tentiaire", qui sanctionnait les fautes vénielles sur rapport fait par un gardien (mais étaient mal notés tant les gardiens trop "coulants" qui tenaient mal leurs effectifs que ceux qui appliquaient strictement les règlement incroyablement tatillons, multipliant les rapports et dérangeant ainsi le bon ordre des choses. La hiérarchie considérait à juste titre qu'un bon gardien devait avoir une autorité naturelle qui le dispensait d'abuser du prétoire).

Enfin, l'AP répugnait à mettre en évidence les dysfonctionnements en son sein. Lorsqu'un transporté avait commis un vol, un détournement ou un abus, changer de façon discrétionnaire son affectation pour une autre, infiniment plus pénible, était d'une redoutable efficacité et parfaitement dissuasif. Il était donc inutile de mêler le TMS à ce genre d'affaires.

On a souvent présenté - à tort - le TMS comme une simple "chambre d'enregistrement". Les officiers de marine qui y siégeaient étaient en réalité très soucieux de leurs prérogatives et ils n'éprouvaient pour leurs homologues de l'AP, qui dépendaient jusque dans les années trente du Ministère des Colonies, qu'une considération très relative. S'ils sanctionnaient impitoyablement les crimes de sang commis sur des civils ou des gardiens - et même parfois, en ce qui concerne ces derniers, de simples voies de fait sans conséquence, partant du principe que l'autorité devait être absolue, ils étaient d'une indulgence relative dans des cas de meurtres entre codétenus - sachant qu'il était impossible de distinguer le vrai du faux dans les diverses déclarations et témoignages. Entre les affaires de coeur, quand la possession d'un "môme" était en jeu, entre les situations annoncées comme de légitime défense, comment juger? C'est ainsi que la mort d'un transporté ne valait souvent que quelques mois de réclusion à son auteur quand une simple voie de fait sur un membre de la l'AP entraînait la peine de mort. Exemple:  "avoir, dans un momen d'égarement, lancé une gamelle d'eau sur le médecin-major" [authentique: Louis Tabard obtint la grâce après une condamnation à mort pour ce motif]

La plupart du temps, ces peines de mort qui ne sanctionnaient pas des assassinats étaient commuée, mais le délai d'attente dans le quartier des condamnés était un supplice moral épouvantable.

Les prévenus pouvaient se défendre eux mêmes ou solliciter l'assistance d'un avocat de Saint-Laurent, voire d'un simple citoyen. Sinon, un membre de l'AP était commis d'office (il est aisé de comprendre que dans ce cas, son degré de motivation était proche du néant). Dans la pratique, pour les affaires de peu d'importance, accusation comme défense "faisaient court", meilleur moyen de s'attirer la bienveillance du TMS.

 

devil's island xivTMS - Sentence de mort, par Francis Lagrange

Les jugements du TMS étaient sans appel et non soumis à cassation. Quand le TMS avait prononcé une condamnation à mort et pour abréger le délai de réponse, le Gouverneur de la colonie a disposé une certain temps du droit de grâce, prérogative présidentielle: ce Gouverneur était une personnalité civile qui ne dépendait ni de la "Tentiaire" ni de la Marine.

Environ sept cents condamnations à mort furent prononcées en 70 ans. 132 ne furent pas commuées en réclusion, aboutissant à des exécutions.

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Albert Londres assista à une session du Tribunal Maritime Spécial. La relation est savoureuse...

AU TRIBUNAL MARITIME

— Faites entrer l’accusé !

Par la porte donnant sur la cour du camp, on voit un forçat jeter à terre son chapeau de tresse. Pieds nus, il pénètre dans le sanctuaire rectangulaire de la justice. Le gars a l’air ému, mais c’est de la frime.
Vos nom, prénoms et matricule.
— Hernandez Gregorio, 43.938.
— Bien. Asseyez-vous. Et soyez attentif à ce qui va vous être lu.

Tous les six mois, siège à Saint-Laurent le tribunal maritime.
Le capitaine Maïssa, des marsouins, le préside.
— Accusé, levez-vous. Vous avez entendu l’acte d’accusation. Vous pouvez dire tout ce que vous jugerez bon à votre défense.
— Mon capitaine, je m’suis évadé.
— Oui, mais, en outre, vous avez volé, une nuit, au marché de Cayenne, un sac contenant des sapotilles, des mangues, des oignons, des pois chiches, des bananes et du manioc.
— J’savais même pas qu’i contenait tout ça !
— C’est ce qui ressort des dépositions de dame Andouille Camonille, née à la Martinique, et de dame Comestible Léonie, née également à la Martinique.
— J’connais pas ces dames.
— Vous reconnaissez avoir volé ?
— Y avait cinq jours que n’mangeais pas, ce n’était pas pour voler, mais pour manger.
— Où étiez-vous pendant votre évasion ?
— À Montabo.
— Évidemment. Qu’est-ce que vous allez tous faire à Montabo ? C’est donc si joli que ça ?
— On sait même pas ce qu’on va y faire.
— Je vais vous le dire, moi. Vous allez à Montabo, parce qu’à Montabo vous trouvez l’association des "Frères de la côte". On vous y vend de faux papiers. On prépare des canots. Et je vais même vous fournir une circonstance atténuante à laquelle vous ne pensez pas. Si vous avez volé, ce n’est pas pour vous, c’est pour la bande. La bande vous a dit : "T’es le dernier arrivé, va nous chercher de la bidoche." Et vous ne lui rapportiez que des légumes !
— Capitaine, vous êtes trop malin !
— Bon, asseyez-vous.

La parole est à la défense.

Le tribunal maritime ressemble à une chapelle.

À la place du chœur, le capitaine et ses assistants. En bas, au-dessous de trois marches, bancs à droite, bancs à gauche. À droite, accusés et témoins ; à gauche, la défense. Et au fond, cinq suisses noirs : cinq soldats de Guyane, baïonnette au canon.

Alors, un homme se soulève à peine. On le dirait en pleine crise de rhumatismes :
— Je demande l’indulgence du tribunal pour mon client.
C’est un surveillant.
— La parole est à M. le commissaire du gouvernement.
Le commissaire du gouvernement possède également des reins nickelés. Il dit entre ses dents :
— Qu’on rende son piston à l’oie.
Au bout de cinq jours j’ai compris qu’il voulait dire :
— Je demande l’application de la loi.
— Emmenez l’accusé !

L’accusé sort tout contrit. Sitôt dans la cour du camp, il roule une cigarette, chausse une paire de savates et dit aux surveillants : "Ça va bien ! "

— Curatore ! Depuis dix ans que vous êtes aux travaux forcés, vous vous êtes évadé… Attendez que je compte : une, deux, trois, quatre, cinq, six fois. Vous vous présentez devant nous aujourd’hui pour votre septième évasion. Qu’avez-vous à dire ?
— Je m’évade parce qu’on ne veut pas adopter les nouveaux procédés de travail à grand rendement.
— Vous n’avez rien à ajouter pour votre défense ?  Curatore, dit Gallina, a le sourire.
— Je vais dire comment j’ai fait : J’étais dans le canot qui m’emmenait chez les Incos. Le surveillant regardait les perroquets sur les branches. Je me suis démenotté, j’ai piqué une tête dans le fleuve et me suis barré. Le chef a bien tiré, mais on n’attrape pas les poissons au revolver.
— C’est tout ?
— J’ajoute que je regrette…
— Mais vous regrettez toutes les fois !
— Eh bien ! Je regrette pour la septième fois.
— Emmenez l’accusé.

— Guidi, vous êtes accusé de meurtre sur la personne du transporté Launay, votre codétenu à Saint-Joseph.
Guidi est une grande perche de quarante-cinq ans et ressemble à une autruche qui aurait la tête de Guidi.
— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— J’ai simplement sauvé ma vie.
Ceci est une affaire de mœurs. Évasions, affaires de mœurs : rengaines de ce tribunal.
— Comment cela s’est-il passé ?
— Launay m’en voulait à mort. Il m’accusait…
— Bon ! Nous savons. Passons. Toujours des combats en l’honneur de la Belle Hélène !
— Depuis un mois, il me menaçait de me faire la peau. Alors, ce soir-là, comme je rentrais de la corvée, Launay était derrière ses barreaux. Il m’insulta grossièrement, m'appelant : "Être infect ! Ventre putréfié !…"
— Passons !
— Alors, s’adressant au porte-clés : "Mais ouvre-moi donc la porte que je le crève ! "
— Et ce n’est pas plus difficile que cela. Le porte-clés lui ouvrit la porte ?
— Eh oui ! Et Launay se précipita sur moi comme un tigre aux yeux rouges, son couteau à la main. Alors je l’ai tué sans m’en apercevoir.
— Faites entrer les témoins.
Être témoin est toujours une affaire, surtout quand on vient des îles. C'est une chance d’évasion !
La Belle Hélène entra, timide et jeune.
Il confirma le récit de Guidi ; le second apporta une précision.
— Depuis un mois, Launay avait juré dans la case qu’il éventrerait Guidi. Il disait : "J’ai une réputation d’homme, je veux la garder. À mon âge faut rien laisser passer, ou l’on est cuit."
— La parole est à la défense.
Dans ces cas-là, l’as de la barre de Saint-Laurent, Me Lacour, qui peut se vanter de connaître son monde, donne de la voix :
— Messieurs du tribunal, mon capitaine, regardez Guidi, ce vieux forçat, regardez-le écroulé sous ses vieux jours…
Guidi s’affaisse.
— Est-ce après vingt ans de bonne conduite, si sa vie n’avait réellement été en danger, qu’il aurait commis l’acte homicide ? Nous savons tous, hélas! ce qui se passe dans les cases… Guidi !… Guidi !…
— Guidi, qu’avez-vous à ajouter pour votre défense ?
Guidi va parler. Me Lacour lui fait signe qu’il va tout déranger. Guidi s’en va, de plus en plus courbé… jusqu’à la porte.

Massé, libéré.
— Vous reconnaissez vous être évadé ?
— Oui, mon capitaine.
— Vous aviez pourtant trouvé une situation à Cayenne. Vous étiez bien noté.
— Oui, mon capitaine, je travaillais à la ligne téléphonique. Alors, j’avais comme toujours le récepteur à l’oreille quand j’entends : "Faut arrêter le libéré Massé !" Je devins fou. On voulait m’arrêter parce que je fais ce que tout le monde fait, que je reçois de l’argent des familles pour le passer aux transportés. Alors, je suis parti en courant. J’ai marché jour et nuit. Je me suis trouvé cinq jours après devant le Maroni. J’ai traversé le Maroni. J’ai marché dans la brousse de Hollande, tout droit, sans carte, sans boussole, sans manger. J’étais fou. Je marchais les dents serrées. Je ne savais pas où j’allais, ce doit être sans doute pour cela et aussi parce que j’étais fou que j’ai trouvé. Neuf jours après le Maroni, je vis une ville. C’était Paramaribo. Cela m’a rendu la raison comme un choc. "Qu’est-ce que tu as fait ! me dis-je, tu n’avais plus que trois ans de doublage. Il faut que tu reviennes." Et je suis allé me dénoncer deux heures après. C’est moi qui ai voulu revenir, mon capitaine.
— Tout cela est vrai, fit le capitaine.
— Messieurs du tribunal, mon capitaine — c’est Me Lacour — et ce que vous ne savez pas, je veux vous le dire. Massé se livrait à ce petit commerce d’argent pour aider sa vieille maman restée en France, pauvre et malheureuse. Tous les mois, Massé, un libéré, c’est-à-dire un homme plus misérable qu’un forçat, trouvait quarante francs pour envoyer là-bas, dans la petite chambre sans pétrole, à Ménilmontant où…
Massé pleura.
— Emmenez l’accusé.

Encore une affaire de mœurs.
Le défenseur est un jeune homme du peuple libre de Saint-Laurent. Il se lève et dit :
— J’ai vingt ans. Je suis trop jeune pour me mêler de ces affaires. Je demande le renvoi.
— Et moi, répond le forçat, je demande un seau d’eau et une botte de foin pour le défenseur !

Agression nocturne à main armée, dans une maison habitée.
— Faites entrer les accusés.
Ce sont deux jeunes : Reinhard et Grange.
— J’ai à dire, mon capitaine, ce que vous savez. L’accusation est fausse. Voici la vérité. Grange premièrement n’y était pas. Moi, depuis neuf jours, je venais d’arriver au camp Saint-Maurice. Amar ben Salah, un libéré, rôda tout de suite autour de moi. Je suis jeune au bagne. Avant cette affaire j’ignorais tout des mœurs épouvantables d’ici. Viens chez moi cette nuit, me dit Amar, je te donnerai à manger. Et nous nous entendrons pour la culture. Je pourrai te prendre comme assigné.
À minuit je soulève une planche, je sors de la case et je gagne le carbet de l’Arabe. Il me donne à manger. J’étais très content. Soudain il veut me saisir. Je ne comprenais pas pourquoi. Je me défends, lui…
— Passons, passons, dit le capitaine, nous connaissons ça.
— Comme il se faisait plus audacieux j’empoignai un sabre d’abatis qui se trouvait là et frappai. L’Arabe lâcha prise, je m’enfuis et réintégrai le camp.
— Introduisez le témoin.
Amar ben Salah, l’œil oblique, le cheveu frisé, s’avança, sournoisement courbé.
— J’ai à dire, moi, que je ne connaissais pas ces gens-là et qu’ils sont venus à mon carbet pour m’attaquer.
— Vous mentez, Amar, fait le capitaine. Les témoins Briquet et Abdallag vous ont vu en grande conversation avec Reinhard, la veille de l’affaire.
Amar est de plus en plus oblique.
Le capitaine lance :
— Quelle tête de faux témoin ! Considérez-vous heureux que je ne vous fasse pas arrêter.
L’accusé dit :
— Mon capitaine, il prétend qu’il a reçu huit coups de sabre d’abatis. Un seul suffit à tuer un homme !
Maître Lacour se lève. Mais il voit que le tribunal est fixé. Il se rassoit.
— Emmenez les accusés.
Le grand dégoûtant, faux témoin, demeurait à son banc.
— Voulez-vous f… le camp !

Évasions.
C’était un vieux paysan de France, un de ces paysans dont on pourrait jurer qu’ils ne vont pas une fois tous les trois ans au chef-lieu de leur sous-préfecture. Alors il commença presque en patois :
— Après avoir traversé le fleuve Colorado…
C’était trop touchant. Sa cause était gagnée :
— Emmenez l’accusé.

Un autre, Oé Lucien, qui avait arraché une partie du toit pour s’évader.
— Quel était votre métier ?
— Démolisseur !

Un ancien vieux de la vieille.
— Pourquoi vous êtes-vous évadé ? Vous savez bien qu’à votre âge la brousse tue.
— Je m’suis évadé, mon jeune capitaine, parce qu’à soixante et un ans, on ne fait plus monter un homme blanc sur un arbre pour abattre les cocos.

Ramasani, hindou de Pondichéry.
— Le surveillant P. J. me demande de lui prêter cent francs. Je les lui prête. Comme je les lui réclame quatre mois après il m’accuse de chantage.
Sur ces histoires-là, le tribunal aussi sait à quoi s’en tenir.
— Où est le surveillant ?
— En congé.
— Évidemment. Emmenez l’accusé.
— Oui, répond le citoyen de Pondichéry, mais j’aurai fait six mois de prévention.

Le tribunal a délibéré.

Les accusés sont dans la cour. Un porte-clés frappe de son trousseau aux portes des cases pour obtenir le silence. Voici les jugements.
— Hernandez ! Six mois de prison.
— Curatore ! Cinq ans de travaux forcés. (Il s’en moque. Cela ne change rien à sa situation. N’oubliez pas la résidence perpétuelle pour ceux qui ont plus de sept ans. Curatore s’évadera une huitième fois.)
— Guidi (l’homme à la Belle Hélène). Six mois de réclusion.
— Massé (le libéré bon fils). Acquitté.
— Reinhard et Grange (les deux ingénus). Acquittés.
— Carré (l’Argonaute du Colorado). Acquitté.
— Le vieux aux noix de coco. Acquitté.
— Ramasani ! (le naïf de Pondichéry). Acquitté.
— Bravo ! fait-on de l’intérieur des cases.

Et tous ensemble retournent au bagne : condamnés et acquittés.

Albert Londres - Au bagne

On constate que dans les affaires d'évasion sans conséquence, le jugement est des plus mesurés, allant deux fois jusqu'à l'acquittement. Dans le différend qui oppose un gardien à un détenu qui lui avait prêté de l'argent (!), le TMS convaincu - surtout par l'absence du gardien, "en congé" -, n'hésita pas à acquitter le transporté qui protesta néanmoins: il avait fait six mois de prévention en cellule, fers aux pieds durant la nuit. Curatore, "Roi de l'évasion" qui se fit tirer dessus** en tentant une énième belle écope de cinq années de travaux forcés supplémentaires dont il n'a cure: au bagne sauf exception, sa condition sera meilleure que quand, libéré, il devra trouver lui même de quoi manger chaque jour. Il est en revanche probable que l'AP le transfèrera dans un endroit d'où on ne s'échappe pas, aux îles par exemple. Le désaveu est très net également, vis à vis de l'AP qui prétend contraindre un vieillard à grimper aux cocotiers.

** Témoignage de Monsieur Martinet et de Monsieur T. surveillants en retraite, que j'ai recueillis en 1983 : "Après la boucherie de 14-18, ceux qui en avaient réchappé tiraient à côté et nous disaient, à nosu les jeunes, de faire pareil. Il fallait tirer, d'après le règlement, mais un collègue qui aurait abattu dans le dos un homme désarmé, nous, on l'aurait barré. On tirait, mais on ratait toujours notre cible... ça nous valait d'ailleurs une réputation lamentable"

devil's island xiiiLa réclusion

Et pour le meutre d'un codétenu (sans doute en état de légitime défense, pour les yeux de "la Belle Hélène")... Six mois de réclusion. La réclusion, nous le verrons, est une peine très dure, sans doute la pire que l'on puisse infliger. Mais la durée minimum était justement de six mois: il n'est pas excessif d'en déduire que la vie d'un transporté avait peu de valeur aux yeux de l'autorité.

Tout cela alors même que les réformes qui entraînèrent de considérables adoucissements d'exécution de peines - consécutives justement au témoignage d'Albert Londres qui fit scandale - n'avaient pas été prises. Certes avec notre regard, on peut voir la sévérité relative mais dans le contexte, il serait malhonnête de faire des magistrats du TMS des brutes obstinées à ne reconnaître aucun droit aux détenus qui, très souvent, étaient bien mieux lotis face à lui que devant le Prétoire (la commission de discipline dépendant de la seule AP)

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11 avril 2013

Figures du bagne - Clément Duval (1850-1935)

Clément_Duval

Le 5 octobre 1886, Clément Duval cambriole, avec un complice nommé Turquais, un hôtel particulier. Le 17 octobre, lors de son arrestation chez un receleur, il poignarde le brigadier Rossignol, sans le tuer. Il est jugé le 11 janvier 1887.

Au procès, Duval justifie son acte par "la défense de sa liberté"  et répond aux reproches formulés pour le vol et l'incendie de la maison, qu'il s'était refusé à y mettre le feu du fait de l'absence des parasites qui l'habitaient. Selon lui, c'est son complice  Turquet (qui ne fut jamais arrêté), qui se vengea par le feu, de ne rien avoir trouvé de consistant à voler.
Duval refuse de prêter serment devant le tribunal  et tout au long de « la comédie », il se réclame de l'anarchisme. Finalement, seuls la tentative de meurtre et le vol à son profit personnel sont retenus, à l'exclusion de ses motivations politiques:  les dénégations de  Duval qui soutenait que l'argent était destiné à financer l'anarchisme en faisant imprimer des brochures, fabriquer des bombes, etc . ne sont pas prises en considération, à sa grande fureur.
Le "politique" est considéré par la justice comme un vulgaire "Droit Commun"  et lorsqu'à  la  fin de son procès, on lui demande ce qu'il avait à déclarer pour sa défense, Duval fait un discours violent contre la bourgeoisie, les parasites, la société, mais il est expulsé, continuant de hurler  des proclamations à la gloire de l'anarchie.

Clément Duval est condamné à mort puis gracié par le président de la République Jules Grévy, sa peine étant alors automatiquement  commuée en travaux forcés à perpétuité. Il avait été défendu par Fernand Labori, jeune avocat commis d'office, plus tard le célèbre défenseur du capitaine Dreyfus.

Envoyé au bagne le 24 avril 1887, il est classé "dangereux, susceptible de s'évader", et  placé aux îles où il demeurera  14 ans, ayant tenté à maintes reprises de s'échapper avant que jugé inoffensif, il ne soit transféré au camp de Saint-Laurent-du-Maroni. Pendant toutes ces années de bagne, Clément Duval connaîtra beaucoup d'anarchistes,  dont Liars-Courtois.

Il ne fait pas spécialement parler de lui au bagne (n'ayant pas pris part aux révoltes anarchistes) si ce n'est par son refus obstiné, lui en coûtât-il une sanction de cachot, de contribuer par son travail à réaliser une pièce permettant d'entraver la liberté (manille de pieds, serrures, clés, etc.)

Duval parvient à s' échapper de Saint-Laurent le 14 avril 1901, sans doute par voie terrestre. Il trouve ensuite refuge en Guyane Anglaise et parvient à rejoindre New York où les anarchistes d'origine italienne qui forment là-bas une colonie nombreuse et solidaire l'accueillent, très usé  à cinquante ans. Il finit ses jours dans cette ville à 85 ans, le 29 mars 1935.

Duval a rédigé ses mémoires (Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste), avec l'aide de Luigi Galleani (son traducteur) ; un premier livre fut publié par " L'adunata dei refrattari " (une association d'anarchistes italiens new-yorkais), quelques extraits furent repris par  " L'En-dehors" en France.

Source : Wikipedia, militants-anarchistes.info, Atelier de création libertaire

11 avril 2013

Rapport confidentiel adressé en 1934 par le commandant supérieur des îles, à sa hiérarchie.

 

 

Bagnards 132Agents sur le départ

<< Les agents, ignorants ou paresseux, s'en remettent aux écrivains et aux porte-clés des devoirs de leurs charges. Ils se contentent de signer pièces et documents établis par leurs secrétaires d'occasion et ceux-ci acquièrent un ascendant qui ouvre carrière à tous les trafics.

<< En outre surveillants et condamnés sont parvenus souvent à s'installer dans certains emplois comme dans des fiefs de délection et la collusion règne.

<< C'est alors la floraison de la débrouille.

<< La débrouille ! l'expression en est tellement courante aux îles qu'elle a reçu l'estampille officielle.

<< Les canotiers-maîtres des embarcations ont réclamé un prix de passage à des surveillants venus de l'île Saint-Joseph. C'est leur débrouille.

<< Le planton de la boulangerie se débrouille et aide les boulangers à se débrouiller en plaçant des pains de fantaisie dans les ménages Surpris par l'agent central, il excipe de l'autorisation donnée par un commandant et par un ancien chef de centre. Et c'est vrai.

<< Le fendeur de bois de la même boulangerie a mis l'embargo sur la braise récupérée des fours et la place au prix de 20 sous le sac - C'est un débrouillé! - autorisé également.

<< Autorisé non moins auraient été les jardiniers à vendre quelques légumes, le lampiste à prélever du pétrole, les gardiens de cases à recueillir les déchets de pain, les bouchers à s'approprier les viscères des bêtes abattues. Les garçons de ménage à trafiquer de ceci ou cela pour leur tabac, pour leur débrouille.

<< La débrouille a jusqu'ici justifié toutes les transgressions du règlement, toutes les complaisances contraires à l'ordre et à la discipline.

<< Bref la fête battait son plein en avril 1933. Mal venu devait être celui qui la troublerait. On le lui fit bien voir. Demandes de changement de pénitencier, ou de relève de postes, hospitalisation chez les surveillants, simulation de maladies, mauvaise volonté au travail, protestation saugrenue chez les condamnés, l'action fut diverse mais la répression énergique et immédiate.

<< Il est triste d'enregistrer que dans ces circonstances, le médecin du pénitencier ne se trouvât pas du côté du Commandant pour aider au redressement nécessaire.

<< Le rapport déjà mentionné du 30 novembre a énuméré tous les cas où son opposition sourde s'avéra au profit de la lie du bagne.  Il faut ajouter que les hospitalisations de complaisance et les générosités dispendieuses pour l'Etat alternèrent avec des soirées musicales en sa maison, où les distances étaient abolies.

<< Et d'abord, l'insuffisance professionnelle des agents assoit les empiètements des condamnés. Pensez que parmi ces derniers se rencontrent des intellectuels et des gaillards rusés et matois. Ils ont vite fait de déceler l'ignorance ou la cupidité de leurs gardiens. Dès lors les travaux d'approche, d'encerclement s'ourdissent, triomphent.

<< Conseils, réprimandes, punitions se heurtent le plus souvent à une passivité qui semble trouver son origine dans un recrutement défectueux. Si un choix plus sévère présidait à l'admission dans le corps de la surveillance, il y aurait moins d'illettrés, moins d'ivrognes et surtout moins d'unités enclins à colluder avec les forçats. Ces indésirables nuisent à la bonne renommée des agents perfectibles sobres et impeccables mais surtout ils contraignent un commandant de pénitencier à se garder des gardiens autant que des condamnés.

<< D'autre part, un égal souci naît du comportement de l'officier du corps de santé avec les forçats. Non comptable de l'ordre et de la discipine celui-ci, trop souvent, se laisse circonvenir par les habiles.

<< D'où la nécessité de n'affecter à un pénitencier isolé comme les îles du Salut que des médecins expérimentés ou informés des roueries du bagnard.

<< Santé, sécurité, rendement et finances publiques s'en trouveront bien.

 

(cité par Michel Pierre)

Il y a du vrai dans ce rapport, qui date d'une époque où l'AP avait amorcé sa déliquescence.

On se permettra de contester les accusations portées contre le médecin-chef dont la logique n'était pas de contribuer à renforcer la discipline (chacun son métier) mais bel et bien de tenter de maintenir les détenus dans un état de santé convenable. Ainsi, les interruptions temporaires de séjour en réclusion étaient mal vécues par les gardiens, mais la plupart du temps elles n'avaient pour but que d'éviter au condamné de sombrer définitivement dans l'aliénation. 

Edité le 15 août 2013.

Entre temps, j'ai parcouru un certain nombre de souvenirs du bagne, qui me font quelque peu réviser mon point de vue. Jusseau, Belbenois et surtout Dieudonné font allusion à ce médecin décrit selon la terminologie de l'époque comme un individu de moeurs spéciales qui recevait chez lui ses gitons du moment, recrutés par Barataud (lien) outrageusement favorisés (repos, nourriture supplémentaire, dispense de coucher dans les cases collectives, etc.) médecin qui, en outre, se révéla d'une incompétence criminelle lors de certaines intervention chirurgicales.

On notera que ce comportement donna des arguments à la hiérarchie de la Tentiaire pour rogner les ailes des médecins - y compris de ceux qui entendaient exercer leurs fonctions autant dans le respect des règles que de leur déontologie.

11 avril 2013

La débrouille... condition sinon de la survie, du moins d'une existence passable.

 

Bagnards 104On peut considérer que le bagne avait organisé une sélection darwinienne, étant devenu plus par la routine que par une volonté exprimée une machine à broyer qui ne savait pas tirer son épingle du jeu. Les rations règlementaires étaient en théorie suffisantes, mais neuf fois sur dix, diverses ponctions les réduisaient de façon substantielles. En outre le régime alimentaire était suffisamment déséquilibré pour entraîner des carences graves - le béri-béri et le scorbut firent des ravages pendant la majeure partie de la transportation.

CHARVEIN CORVEE DEPART - Copie

FLAG3Grande était aussi la loterie, qui veillait aux affectations. Quoi de commun entre le quotidien de l'affecté à un terrible camp forestier, et celui qui se contentait de balayer quelques hectomètres de trottoirs à Cayenne ou mieux, qui faisait le garçon de famille? Les tâches les plus rudes s'effectuaient sur le continent, dans les camps où il fallait faire son stère quotidien sous peine de privation de nourriture ou sur le terrifiant chantier de la Route coloniale (deux mille bagnards moururent en quelques dizaines d'années, pour la faire progresser de trente kilomètres). La logique aurait voulu que les plus grands criminels y fussent envoyés... seulement l'AP était tétanisée par la peur de l'évasion de l'un d'entre eux, qui aurait fait scandale. Aussi étaient-ils gardés aux Îles où il était certes facile de les surveiller, mais où par la force des choses, une fois l'installation définitive opérée, les corvées étaient aussi monotones que faciles à exécuter. Soleilland, assassin d'une fillette de douze ans qu'il avait violée, n'avait pour tâche que de garder et d'entretenir le minuscule cimetière des enfants du personnel de l'Île Royale. Charrère, dit "Papillon", sortait le matin de la case commune, vidait les tinettes des maisons de gardien dans une carriole dont il déversait le contenu dans l'océan, et à partir de midi il était libre de se promener sur le territoire de l'île.

Outre ces critères de notoriété qui l'emportaient sur la volonté "d'évaluer la peine en fonction de la faute", il y avait les combines. Nombre de bagnards partaient "chargés", ayant inséré dans leur rectum un "plan" - cylindre étanche de métal - contenant en général une scie en filin, parfois une boussole et toujours de l'argent qui facilitait la corruption des gardiens voire des détenus influents, en vue d'obtenir telle ou telle affecttaion ou sinécure: c'est un usage établi, dans à peu près toutes les sociétés carcérales, que la routine et la négligence aidant, les détenus affectés aux tâches administratives finissent par en prendre une bonne partie du contrôle surtout qu'ils occupent longuement les places quand la rotation du personnel est considérable.

Bagnards 178Outre l'argent emporté depuis Saint-Martin de Ré (qu'il n'était pas facile de conserver: ils furent très nombreux, les forçats assassinés sans raison apparente, dont on retrouva le cadavre éventré pour en extraire le plan et parfois l'AP s'y mettait, enfermant le forçat dans une cellule, avec force purgatifs), certains pouvaient arrondir leur capital par le produit de la débrouille et dans ce domaine, l'imagination comme le savoir-faire étaient sans limite.

0009expo14

0009expo11Les détenus habiles confectionnaient de petits objets avec des noix de coco, des écailles de tortues, des morceaux de bois: ainsi on réalisait des coupe-papier, de petites sculptures qu'il fallait vendre au mieux (forts de leur position, les gardiens payaient le minimum: en conséquence les canotiers profitaient de leurs rotations pour vendre aux passagers des bateaux mouillant au large. Ils allèrent jusqu'à élever des chiens dressés pour aboyer au moindre bruit, dont ils vantaient les vertus pour se garder des "popotes" (bagnards libérés). Il est de notoriété public que le forçat Dieudonné, ébéniste de talent, améliora sa condition par le produit de sa "débrouille", mais en plus assura le bien être de deux codétenus complètement démunis, par simple sens de la solidarité.

La plus belle "débrouille" fut sans aucun doute le vol du stock de mercure contenu dans le phare de l'Île Royale (la lanterne flottait dessus, ce qui assurait une rotation parfaite), remplacé par de l'huile de coco, et revendu par l'intermédiaire des canotiers à des acheteurs qui alimentaient les circuits de ravitaillement des orpailleurs!

Bagnards 40En 1934, le commandant supérieur des Îles du Salut nouvellement nommé adresse un rapport confidentiel à ses chefs, (lien) sans aucune concession, qui dénonce cette "débrouille" qui gangrène le fonctionnement de l'institution et la pervertit.

Ce que ce fonctionnaire honnête et consciencieux n'a sans doute pas encore pris en compte - malgré ses efforts pour rétablir une situation qu'il jugeait intolérable, c'est que la débrouille, aussi amorale qu'elle soit, avait sa logique. Le forçat obsédé par sa "débrouille" pense moins à s'évader. S'il parvient par lui même à compléter sa ration - en quantité et en qualité - il sera moins porté à réclamer. Les canotiers des îles dorment à part, avec le privilège d'être accompagnés de "leurs mômes"? Cette présence qui est tant un exhutoire à des besoins sexuels exacerbés par la frustration qu'une possibilité de développer des sentiments qui, faute de femmes disponibles, s'apparentent à l'amour, les rivent sur ces îles où si la vie est en fin de compte infinment moins pénible que sur le continent, il n'y a rien à espérer.

Le fonctionnaire de la "Tentiaire" qui dans certains cas est pratiquement illettré et qui peut faire rédiger ses rapports et bilans par un Duez ou un Barataud se fait remarquer de la hiérarchie pour la qualité de son travail, et il peut y gagner une promotion qu'il n'aurait aucune chance d'obtenir dans une situation normale. C'est ce qui maintient des gardiens des années de suite sur des îlots minuscules (le plus grand, Royale, a une superficie de 24 ha), avec deux congés annuels.

Il n'est sans soute pas excessif de dire que la débrouille fut, plus que les revolvers des matons (qui, de plus, s'en servaient fort mal), ce qui empêcha des révoltes d'ampleur. Il est hélas vrai que certains individus arrivés au bagne par "accident" vécurent un enfer faute de savoir "se débrouiller" en plus de ne pas savoir se défendre (ces meurtriers, par exemple nombreux en Guyane pour avoir tué au cours d'une bagarre, parce que pris de boisson, qui n'avaient aucun antécédants, et que leurs fréquentations d'honnêtes hommes n'avaient guère prédisposé à vivre avec des truands). La situation de Barataud est éclairante, à cet égard. (lien)

11 avril 2013

Figures du bagne - Raymond Vaudé... Le Français libre réhabilité.

 

85541335_oRaymond Vaudé, engagé volontaire dans la Marine Nationale, libéré du service en 1923, dérape dix ans plus tard et est  condamné par les assises de la Seine le 27 janvier 1933. Il part en Guyane, sous le matricule 52.306 par le convoi de 1935, sur le La Martinière. Il accomplit sa peine intégralement, mais ne supporte pas la condition de "libéré astreint à résidence" avec son corollaire de misère et de dégradation morale (il aurait dû demeurer cinq ans de plus en Guyane, à supposer qu'il eut de quoi payer son retour).

Evadé, il revient en France et s'engage courageusement dans la Résistance, ce qui lui vaut une réhabilitation solennelle, qui efface sa peine passée.

85541357_oC'est un homme libre qui choisit de revenir en Guyane en 1949, où il mène diverses affaires et consacre une partie de son temps et de son énergie à aider certains de ses ex codétenus. Quand le Centre spatial sort de terre, à Kourou, il monte un restaurant bar très connu là-bas, qui était un peu la cantine des ingénieurs. Raymond Vaudé est un des très rares bagnards qui réussit socialement en Guyane. Son livre : Passeport pour le bagne (aux éditions Veyrier) ne connut malheureusement qu'un succès d'estime, ce qui le remplit quelque peu d'amertune quand on s'extasiait devant lui sur les innombrables mensonges et inventions de toutes pièces contenues dans le célèbre "Papillon" d'Henri Charrère, que Vaudé connut et qu'il tenait en piètre estime : il valait mieux - c'était d'ailleurs le cas de tous ceux qui connaissaient Charrère - éviter d'aborder le sujet en face de Raymond Vaudé, décédé en 1986 et qui a donné naissance à une lignée d'entrepreneurs en Guyane.

 

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Son petit-fils, Pascal Vaudé, fit récemment parler de lui en participant à la course transatlantique "Rame-Guyane"

La Guyane, son bagne et ses forçats, page épique et douloureuse de l'histoire pénitentiaire française, sont au coeur de la 3e édition de la transatlantique à la rame Bouvet-Guyane, avec la victoire annoncée de Pascal Vaudé, chef d'entreprise guyanais et... petit-fils du bagnard évadé Raymond Vaudé, matricule 52.306.Pascal Vaudé, dont c'est la seconde participation (8e en 2009), à cette compétition en solitaire unique (son équivalent britannique, le "Woodvale Challenge" étant ouvert aux équipages de 2, 3 et 4 concurrents), fait la course en tête depuis le départ de Dakar le 29 janvier et se trouvait dimanche à moins de 300 km des côtes guyanaises.
Il doit franchir la ligne d'arrivée au large de Cayenne, mardi, devant ses deux poursuivants immédiats -Guyanais également-, Julien Besson, 35 ans, technicien au Centre Spatial de Kourou et Henri-Georges Hidaire, 47 ans, expert-comptable à Cayenne. 22 concurrents et une concurrente avaient quitté la capitale sénégalaise fin janvier, mais 8 ont dû raccrocher les avirons au fil des jours, victimes d'avaries ou d'épuisement.La flotte des 15 rameurs toujours en lice s'étend maintenant sur 1.500 km, entre le leader Pascal Vaudé et la lanterne rouge, Didier Lemoine, 62 ans, aîné des concurrents et dont l'unique objectif est de passer enfin la ligne d'arrivée, ce qu'il avait échoué à réaliser lors des deux premières éditions en 2006 et 2009.
"Oui, je pense souvent à mon grand-père et je suis fier de lui...", a dit à l'AFP Pascal Vaudé, joint dimanche par téléphone satellite.
"J'y pense encore plus aujourd'hui alors que se rapprochent devant l'étrave de mon canot et après plus d'un mois de lutte acharnée contre l'océan, les côtes de Guyane qu'il avait lui-même fuies par la mer avec deux compagnons sur une barcasse de fortune, après son évasion, à la fin des années trente, du bagne de Saint-Laurent-du-Maroni", ajoute-t-il.
Raymond Vaudé, décédé en 1986, reste une figure populaire en Guyane.Condamné en 1933 à 5 années de travaux forcés pour un vulgaire cambriolage, il arrive au bagne en 1935, à bord du vapeur "La Martinière".
Il est incarcéré comme des milliers d'autres forçats au "camp de transportation" de Saint-Laurent du Maroni où il fait la connaissance d'Henri Charrière, plus connu sous le pseudonyme de "Papillon". Mais tout condamné à moins de 8 ans, est en fait un "doublard". Il lui est imposé, après sa libération, de rester en Guyane durant un nombre d'années équivalent à celui de sa peine. Les "libérés" mais toujours prisonniers, sans ressources, vivent dans le plus complet dénuement à St Laurent. Ils sont quasiment condamnés à replonger dans la délinquance pour ne pas mourir de faim.
Raymond Vaudé, homme au caractère bien trempé, refuse ce destin cruel et imbécile. Il s'évade d'abord à deux reprises, mais est repris.Sa troisième "belle" est la bonne quand avec deux compagnons d'infortune, il se jette à la mer sur une embarcation à voile et rames. Porté par le courant Sud-Nord qui vient de l'embouchure de l'Amazone et longe les côtes de Guyane -le même aujourd'hui emprunté par son petit-fils Pascal à l'approche de Cayenne- il rejoint les Grandes Antilles, puis s'embarque pour la France. Le matricule 52.306 est un homme libre qui devient un "Français libre" en entrant dans la résistance à l'occupant nazi. Il sera réhabilité en 1947 par le général De Gaulle. Deux ans plus tard, sans aucune perspective de vie dans l'Hexagone, il rejoint son ancienne terre de souffrance devenue sa terre d'adoption et rentre en Guyane où il fait souche et fonde une famille.Son petit-fils, plus d'un demi-siècle plus tard, "forçat de la mer" à sa façon, va être accueilli mardi en héros à Cayenne. Il sait qu'en franchissant la ligne d'arrivée, il signera deux victoires: La sienne dans la 3e édition de la transat Bouvet-Guyane, mais aussi la revanche du matricule 52.306 et du grand-père Raymond Vaudé.

AFP, le Parisien du 5 mars 2012

10 avril 2013

Figures du bagne - Charles Barataud, le "bourgeois dépravé"

 

 

barataudPorcelainier d'une grosse famille de Limoges unanimement respectée, Charles Barataud, 33 ans, officier de réserve, fréquentait la plus haute société limousine, "mêlant de la plus haute façon l'autorité de la maturité aux agréments maintenus de la jeunesse". Seulement il menait plusieurs vies, multipliant les plaisirs "coupables": cocaïnomane, héroïnomane, adepte de la sexualité de groupe, il fréquentait assidûment le jeune Bertrand Peynet. Rien de répréhensible pour un bourgeois riche et influent, mais en 1927 il est soupçonné d'avoir tué un chauffeur de taxi dans des circonstances demeurées mystérieuses, ce qu'il avoue sans difficulté, ne demandant qu'une faveur au Commissaire: le laisser aller embrasser son père avant de se plier aux formalités. On ne refuse pas cela à un homme bien élevé. Barataud est conduit dans la propriété familiale par deux inspecteurs qui le laissent entrer, attendant respectueusement dans le vestibule. Peu après, un coup de feu retentit. les inspecteurs se précipitent pour trouver le corps de Bertrand Peynet, abattu par son amant immédiatement maîtrisé. "Nous avions décidé de mourir ensemble. je devais le tuer puis me suicider. Je n'ai pas eu le temps. Je n'ai pas eu le courage."

 

134363045Lors de l'Instruction, Barataud rétracte tous ses aveux concernant la mort du chauffeur de taxi, sans fournir d'explication convaincante... Curieux système de défense dont il ne se départira jamais. Son procès se déroule sur fond de lutte des classes, celui des moeurs dépravées d'une certaine bourgeoisie. Dans l'Humanité, on peut lire des articles vengeurs contre "les bourgeois décadents et meurtriers", surtout que le chauffeur de taxi dont Barataud était un client habituel laissait une veuve et deux enfants. Pour Le Populaire, “tout semble s’être passé dans cette partie pourrie de la société bourgeoise, parmi les fils à papa, les viveurs, les jouisseurs, les catins de la haute”. Des ténors du barreau se dérangent, ainsi que les plus grands journalistes, et la thèse de l'élimination de Bertrand Peynet, témoin gênant dans une affaire de grande ampleur, l'emporte. Le scandale est d'autant plus grand que l'accusé mimera une tentative de suicide fort peu convaincante pendant le procés...

003cBarataud bénéficie des circonstances atténuantes, à la fureur populaire (la prison de Limoges manque d'être prise d'assaut) et il est en conséquence condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Parti pour la Guyane, il est considéré comme un détenu à surveiller particulièrement, les moyens financiers de sa famille pouvant faciliter une évasion. En conséquence il demeure sur l'Île Royale, et son instruction lui permet d'être affecté aux écritures chez le commandant-adjoint. Mais sa vie antérieure ne l'a pas préparé à se défendre dans un tel milieu. On le sait homosexuel, on devine qu'il a de l'argent: il est ainsi mis en coupe réglée par ses codétenus. Le bagne est "démocratique" et Barataud, comme tout condamné, doit dormir dans une case collective...

img-1C'est ce qui lui fait dire au reporter Marius Larique:

9199veYAzaL- Dites aussi haut que vous le pourrez que je n'ai plus d'argent. Vous ne mentirez pas et vous me rendrez un grand service. Et, s'il vous plait, dites que je suis innocent du meutre du chauffeur de taxi Faure.

Si pour la plupart des acteurs du procès sa culpabilité ne fera jamais aucun doute (de toute manière, il avait assassiné son amant), Barataud n’avouera jamais, et les circonstances de l'assassinat du chauffeur de taxi Faure demeurent mystérieuses.

Au bagne, Barataud évoque de possibles révélations qui “mettraient dans le coup” une femme qu’il aurait protégé au prix de sa liberté. Gracié en 1948, il refusera toujours de quitter Cayenne, vivant de petits travaux et de la charité d’anciens compagnons de détention, sa famille l'ayant renié. En outre il pouvait continuer d'assouvir ses penchants homosexuels, infiniment plus facilement qu'en France.

Le 4 mai 1961, Le Populaire annonce sa mort des suites de la tuberculose, apprise “sous la forme d’une carte-lettre adressée de Cayenne par l’ex-bagnard Raymond Vaudé”.

10 avril 2013

La ration réglementaire des forçats, au début du XXème siècle.

 

 

Bagnards 55"Race européenne

Légumes secs : 0,120 kg
Riz : 0,070 kg                                                       
Sel : 0,020 kg
Vin rouge : 0,20 l
Vinaigre  (assaisonnement) : 0,010 l
Huile : 0,010l
Saindoux : 0,010 kg
Une fois par semaine : Viande fraîche : 0,250 kg, Morue, 0,250 kg

" Race Arabe.

Le lard et le saindoux sont remplacés par la morue, l'huile et le vinaigre, que les Arabes touchent quatre fois par semaine. Le vin par du café (0,017 kg) et du sucre (0,017 kg)

" Race noire.

Pas de viande fraiche, remplacée par du poisson frais ou salé.

" Race annamite"

Le pain est remplacé par du riz.

*******************************

cuisinetransportesCes énumérations appellent plusieurs remarques. Tout d'abord, elles étaient réparties par "lots", ce qui entraînait des inégalités. Sur le plan quantitatif, on peut dire que ces rations, calculées sur celles des militaires en campagne (moins l'alcool et le tabac) seraient suffisantes… si elles avaient été effectivement distribuées aux condamnés. Or si le militaire touchait sa ration et même au-delà en général car il vivait en partie sur le pays, Le coulage, les détournements et les vols à tous niveaux, les pertes pour mauvaise conservation diminuaient considérablement ce qui était versé aux cuisines. De plus, le militaire était effectivement suivi sur le plan médical quand au bagne, cette assistance était des plus relatives.

Et il ne faut pas oublier non plus la loi du plus fort, surtout pour qui n'avait pas de protecteur: des condamnés sont morts de faim au sens propre, dans l'indifférence générale, des mômes n'ont été séduits que pour ne pas mourir de faim.

Le rationnaire qui résidait au camp de Saint-Laurent ne touchait que fort rarement son compte de pain: les boulangers disposaient d'un guichet donnant sur l'extérieur qui leur permettait de donner une demi-boule à un libéré par trop affamé - parfois par solidarité, plus souvent contre un service rendu: faire passer une correspondance, recevoir de l'extérieur un objet prohibé, etc. Seulement ils ne recevaient que la dotation de farine prévue pour l'effectif... quand cette dernière n'avait pas été sérieusement amputée par des trafics en amont. Tout ce qui était offert aux libérés diminuait la part des rationnaires.

forcatsEnsuite, les détenus subissaient des carences alimentaires graves (le citron n'était distribué que comme médicament, sur prescription médicale, en cas de scorbut) Pas de fruits, pas de produits laitiers, ce qui entraînait des pathologies sérieuses: le béri-béri a sévi pendant toute la transportation. On notera la présence de vin dans la ration (en général abondamment coupé), donné à titre médical y compris aux réclusionnaires un jour sur trois : il était supposé contribuer à vaincre le scorbut... une orange aurait autrement mieux fait l'affaire et les fruits poussent partout en Guyane ; or manger une mangue tombée d'un arbre était sanctionné d'un mois de cachot. Pour les noix de coco, la sanction était en théorie la même, mais une plus grande tolérance existait. 

Les condamnés partaient le ventre vide en corvée le matin à 5 heures, et ne recevaient que fort tard un repas quelque peu substantiel. Une aberration sur le plan diététique, surtout quand les tâches étaient lourdes, sur les chantiers forestiers par exemple. Faire le stère le ventre vide relevait de l'impossible et quand on ne l'avait pas fait, la sanction était une privation partielle ou totale de nourriture! Le mécanisme fatal était enclenché, jusqu'à la cachexie.

Les médecins n'ont pratiquement jamais pu obtenir un régime un peu moins déséquilibré: bananes, citrons, boîtes de lait concentré n'étaient donnés qu'à titre curatif à ceux qui étaient "reconnus" (malades). Il fallut attendre 1933 pour qu'une corvée de pêche quotidienne fournissent aux détenus des îles du poisson frais en lieu et place de la morue le plus souvent rance, car de très mauvaise qualité. Au grand étonnement des surveillants, les détenus apprécièrent particulièrement cette modification (de même que l'apport de bananes dans la ration journalière, pour l'équilibrer un peu mieux)

02-008324C'est le moment de signaler le rôle particulièrement néfaste des grandes maisons de commerce de la place de Cayenne, qui avaient suffisamment d'influence pour que l'ensemble ou peu s'en faut de la consommation de la "tentiaire" soit importé. Faire venir des centaines de barils de morue salée de la pire des qualités, des haricots secs, du riz, des salaisons de porc, le tout quand les eaux de Guyane sont parmi les plus poissonneuses du monde, que la Guyane pouvait produire son riz et ses légumineuses, que des savanes se prêtent parfaitement à l'élevage des bovins etc. n'était pas le moindre des paradoxes. Quelques années durant, après le coup de sang d'un ministre des Colonies, un directeur de pénitencier énergique sut rendre le bagne autosuffisant en mettant en valeur le pénitencier des Roches. Les Galmot, Tanon, Chiris et autres négociants firent en sorte que l'expérience cesse: la colonie n'aurait qu'une économie de comptoir, exportant (peu) de matières brutes - si on excepte l'or et dans une moindre mesure, le balata - et important ce qu'elle consommait. Aucun Ministre, aucun Gouverneur, aucun Directeur ne se mettra plus jamais en travers de leur chemin.

10 avril 2013

Les exécutions capitales.

 

ex-premier-tribunal-maritime-specialLe premier TMS, actuel hôtel des Impôts de saint-Laurent. Il fut déporté dans l'enceinte du camp, pour des raisons de sécurité

 

tms pretoireNe pas confondre, même si les locaux étaient identiques, les séances de prétoire où étaient administrées des sanctions pour fautes vénielles, directement par l'administration pénitentiaire, et les sessions du Tribunal Maritime Spécial qui jugeait les actes les plus graves

 

TMS

Aussi incroyable que cela puisse paraître de la part d'une des administration les plus paperassières que la France ait fait vivre, il est impossible d'obtenir un décompte précis des exécutions capitales de bagnards, après des jugements du Tribunal maritime spécial (TMS) qui bénéficiait d'un statut d'exception : ses décisions étaient sans appel et non soumises à cassation. L'exercice du droit de grâce avait été transféré au Gouverneur de la colonie dans un souci d'efficacité et... d'humanité: il s'agissait de ne pas imposer par une trop longue attente une torture morale insupportable à un condamné en sursis.

Cela dit, la non soumission à cassation tout comme le recours en grâce dévolu au Gouverneur n'ayant jamais été transmis formellement dans la loi, la procédure en faisait état... C'est ainsi qu'un transporté condamné à mort bénéficia de l'asassinat du Président Doumer : son défenseur argua que rien n'empêchait son successeur de commuer la peine, obtint un sursis à exécution et effectivement, le Président Lebrun, fraîchement élu, ne pouvant décemment commencer son mandat pas une excution, accorda sa grâce par télégramme.

ile royale guillotineÎle Royale, quartier des condamnés. Les quatre plots servaient à mettre la guillotine d'aplomb.

96682-4522656(ci-contre: le dernier bourreau du bagne, Ladurel, entretient sa machine)

On évalue à une centaine le nombre de bagnards guillotinés en Guyane, dont neuf à l'île Royale. Ramené au nombre de forçats et à la période concernée, c'est énorme mais cela ne reflète absolument pas la légende ou des reconstructions de l'histoire qui tendent à imaginer une guillotine fonctionnant au quotidien, ou peu s'en faut: les peines de mort prononcées furent très nombreuses (quasiment systématiques en cas de voie de fait sur un fonctionnaire de l'AP, même sans conséquence) mais très souvent commuées.  La guillotine fonctionna peu à Cayenne, les bagnards qui y travaillaient ayant toujours été en petit nombre dans cette ville, et choisis pour leur faible dangerosité. En outre, ils dépendaient alors de la justice civile et étaient condamnés par la Cour d'Assises (mais trois civils, dont l'Amérindien dit "Galibi",meurtrier, condamnés par cette Cour, furent décapités par le bourreau du bagne devant la prison civile. En effet, l'entrepreneur local qui concédait le local du pénitencier à l'AP avait peur des fantômes et avait expressément fait spécifier par contrat  qu'aucune exécution n'aurait lieu dans l'enceinte de son bâtiment).

Dans ce total ne sont pas comptabilisées des exécutions par fusillade commises dans les premières années du bagne, surtout dans les camps éloignés. (Montagne d'Argent, par exemple: on relate au moins une exécution par peloton d'exécution d'un bagnard assassin d'un gardien père de famille). Qu'il soit également clair qu'on ne parle ici que des exécutions régulières prononcées par jugement : nombre de détenus furent abattus sommairement lors de tentatives d'évasion ou pour voie de fait sur des personnels de l'A.P. (réelles ou attestées faussement : un surveillant ayant fait usage de son arme en état de légitime défense bénéficiait presque systématiquement d'un congé…)

A Saint-Laurent, la guillotine était montée, quand l'occasion s'y prêtait, dans la cour du quartier des condamnés où étaient placés les hommes devant être exécutés, dans les mêmes cellules que ceux qui attendaient leur départ pour l'île Saint-Joseph, après une condamnation à la réclusion par le TMS. Les condamnés à mort finalement grâciés voyaient leur peine commuée en cinq ans à passer dans les terribles cachots de cette île, mais ils demeuraient parfois des mois dans une terrible expectative. Dans la cour du quartier, on distingue toujours parfaitement la chape de ciment qui assurait l'aplomb de la Veuve, lequel devait être impeccable pour éviter des "bavures" (il y en eut… il fallait dans ce cas terminer au sabre d'abattis le travail mal fait par un couperet non guidé dans les rainures des montants). Une guillotine demeurait à temps plein à Saint-laurent, une autre aux îles. C'est cette dernière qui officiait à Cayenne.

Les exécutions avaient lieu à l'aube, et on "profitait" de l'opportunité pour annoncer les commutations de peine aux graciés qui attendaient dans l'angoisse. On avait beau tenter de monter la "Veuve" discrètement pendant la nuit, les bagnards savaient toujours ce qui se préparait et encourageaient leurs camarades par des mélopées de soutien. On imagine la terrifiante angoisse des condamnés en attente de savoir s'ils seraient graciés ou exécutés. Pour simplifier les opérations et également par "humanité", les autorités procédaient souvent à des exécutions groupées, cela pour rassurer ceux qui bénéficiaient d'une commutation de peine.

** Ce défenseur était le plus souvent  (tout comme l'accusateur) un membre de l'A.P.  commis d'office et le plus souvent sans aucune notion de droit. Les accusés pouvaient choisir de se défendre seuls. A noter que certains "avocats" prirent leur rôle très à cœur, même si la plupart se contentaient de "solliciter l'indulgence du Tribunal", surtout quand le risque encouru n'était pas bien grand. Il arrivait également que des hommes de loi de Saint-Laurent plaident.

Une fois au moins, un matin d'exécution, un gardien ouvrit par erreur la porte d'un détenu gracié qui crut au pire l'espace d'un instant. Contrairement à la légende entretenue par le livre apocryphe de Charrère (Papillon), la confusion a été reconnue immédiatement, le malheureux réconforté et "ses cheveux n'ont pas blanchi pour la vie" ("Papillon", toujours!). Quant au maton responsable de l'erreur, il fut sévèrement sanctionné.

adieu maman"Adieu Maman"... Fut-il gracié ou exécuté, l'auteur de ce graffiti authentique et émouvant relevé dans une cellule de condamné à mort ? A noter que les quelques "PAPILLON" qu'on trouve dans d'autres cellules de la réclusion de Saint-Laurent sont très vraisemblablement apocryphes

Les condamnés extraits de leur cellule étaient conduits dans une salle spéciale où on leur offrait un repas, une cigarette et une forte lampée de tafia. Ils pouvaient écrire une lettre à des proches, s'entretenir avec un prêtre avant les formalités d'écrous, effectuées comme s'ils étaient libérés ! Lors de ces formalités, ils disposaient de leur pécule et de leurs objets personnels après inventaire - le premier étant soyeusement calculé - (parfois envoyé à leur famille… une fois les frais de justice déduits) Certains sollicitèrent d'être enterrés par des camarades nommément désignés, ce qui fut parfois accordé.

Ensuite, tout se passait rapidement. Rapidement entravé par le bourreau et ses assistants (des bagnards volontaires haïs des autres), le condamné était soutenu et faisait les quelques pas vers la guillotine sur laquelle il était basculé et maintenu. Le bourreau déclenchait immédiatement la chute du couperet. Deux bourreaux au moins, furent démis de leurs fonctions pour "incompétence" (un excès de lenteur qui provoquait une torture morale intolérable au supplicié, ou un mauvais montage de la machine qui entravait la chute du couperet)

 Capture La dernière vision du condamné à mort qui vient de sortir de la salle d'écrou (la photo a été prise de la porte): à quelques pas, en face, la guillotine (sa chape  est encore visible. Les cellules des condamnés sont à droite)

 

guillotine de slm devant tmsLa plupart des condamnés mouraient courageusement – d'abord parce qu'ils n'avaient de toute façon plus grand-chose à espérer de l'existence : une grâce signifiait le départ vers le terrifiant quartier des réclusionnaires de l'île Saint Joseph pour une durée de cinq ans et la certitude d'un régime d'une extrême rigueur dans les années à venir si d'aventure ils n'en sortaient pas pour l'asile d'aliénés.  Ensuite, parce qu'il était d'usage de mourir en homme pour laisser un souvenir positif aux camarades dont une délégation significative assistait à l'exécution pour l'exemple, à genoux et chapeau bas, dans le plus grand silence.  Une réplique connue parmi d'autres, avant la chute du couperet: "salut les aminches, et mort aux vaches !"

Comme l'ensemble des bagnards décédés à Saint-Laurent, le corps entouré d'un linceul était transporté dans un cercueil à usage multiple, aux "bambous", dans le fond du cimetière de la ville. on y creusait une fosse dans un marécage putride déjà gorgé d'ossements, et il y était inhumésans la moindre marque distinctive.(à gauche... sordide mise en scène. A la fin du bagne, la discipline se relâchant, de telles reconstitutions pour permettre la prise de photos sensationnalistes dont une au moins fut éditée en carte postale eurent lieu à maintes reprises)

authentiqueCes photos sont des simulacres barbares (St-Laurent - île Royale, env. 1930)

FLAG16Une exécution, vue par Francis Lagrange. "Justice est faite, crime pour crime"

tetes formolCertaines dépouilles faisaient le détour par l'amphithéâtre de la dissection de l'hôpital. Par une étrange perversion, des têtes de condamnés furent conservées des décennies durant dans  des bocaux de formol, placés dans les réserves du sous-sol de l'hôpital colonial de Cayenne, arrivées on ne sait comment.  C'est le premier préfet de la Guyane, Robert Vignon, qui intima dès son installation l'ordre de leur donner une sépulture décente.

 Aux Îles du Salut, les exécutions avaient lieu selon le même protocole, au centre du quartier disciplinaire de l'Île Royale et comme pour chaque bagnard décédé, le corps était immergé dans l'océan, le soir, au son de la cloche – pour le plus grand profit des requins présents en abondance, affolés par l'odeur du sang et des viscères provenant de l'abattoir (on tuait de deux à trois bœufs chaque jour et parfois, quelques porcs). Là encore, il faut faire litière d'une légende tenace : ce n'était pas la cloche, mais bien ce sang qui affolait les requins, ne serait-ce que parce que des décès de bagnards, par mort naturelle ou par exécution n'étaient quand même pas chose quotidienne.

hespelHespel, le célèbre bourreau (caricature). Il finira lui même sous le couperet...

10 avril 2013

Un document sur les "Vieux Blancs"

 

 

 

10 avril 2013

La libération - "Le doublage"

L'obligation de résidence en Guyane, une fois la peine accomplie, portait l'appelation courante de "doublage"

 

Bagnards 104 (2)Les condamnés à une peine de de cinq à sept ans de travaux forcés (en dessous de cinq ans, ils demeuraient en prison en France) étaient placés en "quatrième première". Ils devaient en conséquence  demeurer en Guyane pour un temps au moins égal à celui de leur condamnation, avec une astreinte à résidence qui les contraignait à pointer deux fois par an**. Le droit de résider dans la capitale de la colonie, Cayenne, n'était accordé qu'avec parcimonie. D'une part les habitants de la cité étaient incommodés par le voisinages des popotes en trop grand nombre, d'autre part les facilités d'évasion étaient plus nombreuses: un libéré qui aurait accumulé assez d'argent pouvait emprunter une tapouye brésilienne pour disparaître.

** Le défaut de pointage pouvait être considéré comme une évasion et jugé comme tel, même s'il relevait d'un oubli ou d'une négligence. Dans la pratique, le TMS faisait à cet égard preuve d'indulgence

Sauf dérogation rarement accordée, il était également interdit aux quatrième première de résider dans le territoire de l'Inini (sud de la colonie)… donc de partir chercher de l'or, des bois précieux ou du balata (latex), rares opportunités de faire fortune en déployant beaucoup de travail et en jouissant d'une chance particulière.

Passé ce délai, le "doublage" accompli, ils tombaient en "quatrième deuxième" et de ce fait étaient en principe libres de rentrer en France (sauf dans des régions où les magistrats avaient éventuellement prononcé une interdiction définitive de séjour, au moment du prononcé de la condamnation).  Mais le prix du billet de retour, très élevé, demeurait à leur charge et dans la plupart des cas ils étaient décédés ou tombés dans la déchéance la plus totale au moment de la "quatrième deuxième". Très rares furent les Libérés en mesure de rentrer, du moins sans une aide substantielle émanant de leurs proches. A cet égard, les familles originaires du Maghreb firent preuve dans l'ensemble d'infiniment plus de solidarité que celles des Français dits de souche

Les condamnés à huit ans ou plus de travaux forcés, en principe définitivement  classés en "quatrième première" devaient demeurer à vie dans la colonie. La plupart des jurys d'Assises ignoraient, au moment des délibérations, le principe du doublage, cette peine accessoire qui dans bien des cas constituait le châtiment principal

Ces "libérés" astreints à résidence pointaient eux aussi. S'ils tentaient de quitter la colonie, ils étaient pourchassés comme des évadés et réintégrés dans la transportation en cas de capture, après condamnation par le TMS (plus des sanctions disciplinaires comme la réclusion cellulaire, sanctionnant l'évasion)

Pour les condamnés à perpétuité.

De rares réductions de peine intervinrent, surtout au profit de condamnés qui bénéficiaient de relais agissant avec constance auprès des autorités - à commencer par le Président de la République qui disposait du droit de grâce. Ces réaduction ne bénéficiaient pas de l'effet rétroactif. Un "perpèt'" qui, après vingt ans de bagne, voiyaitt sa peine commuée en vingt ans de travaux forcés devait effectuer ces derniers à partir de la notification de la réduction (ce qui fait un total de quarante ans…)
Très peu de réductions de peine furent accordées, s'il y eut davantage de dispense partielle "de doublage", quand une famille influente condamné parvenait à émouvoir les autorités et que l'affaire qui avait amené l'intéressé au bagne avait sombré dans l'oubli.

Nous citerons ce début de phrase terrible, entendue par Albert Londres, et qui illustre le drame du doublage :  "Pour moi qui ai la chance d'être condamné à perpétuité…"

Car en effet, le vrai bagne commençait souvent à la mise en liberté. Le condamné vivait dans une promiscuité épouvantable, mais il avait un toit. Il mangeait mal et souvent pas assez, mais on lui servait une pitance. Si les soins y étaient lamentables, des hôpitaux étaient à sa disposition. Enfin, on lui fournissait une tenue vestimentaire certes infamante, mais qui le couvrait. 

Le libéré, lui, devait survivre sans perspective de gagner sa vie, et sans aucune assistance. C'est ce qui faisait considérer les "perpèt" comme chanceux, par rapport aux condamnés à temps - surtout qu'un bagnard qui avait déjà accompli une longue peine sans avoir créé d'incident grave, en général bien classé, bénéficiait d'une tâche relativement aisée.

Victor Sicard, "Souvenirs de 25 ans de bagne", Bordeaux, 1944.

Enfin, le 8 septembre 1924, je sortis libéré. On me donna comme linge un bourgeron et un pantalon... Le tout rentre dans une main, sans chemise, un grand chapeau de paille et une paire de souliers bas. Et on me mit dehors à 8 heures su matin sans travail, sans savoir où aller manger à midi, ni le soir pour coucher, sans un sou dans la poche, après avoir fait 13 ans de bagne.

Il semble que certains transportés avaient eu l'opportunité d'amasser un léger pécule, dont le compte était tenu par l'AP qui ne lui faisait grâce de rien. Ainsi, une comptabilité méthodique soustrayait de ce dernier la valeur d'effets usés avant terme et qu'il avaiut fallu remplacer prématurément. La comptabilité étant sous la responsabilité d'assignés, eux mêmes contrôlés par des agents de l'administration pas toujours d'une probité extrême, les contestations étaient alors innmbrables mais évidemment, l'administration avait le dernier mot.

Ce que Paul Roussenq écrivit, décrivant sa toute récente condition de  quatrième première.


Embarcadère_de_Saint-Laurent-du-MaroniAppontement de Saint-Laurent du Maroni

4 octobre, Saint-Laurent-le-Maroni.

À peine débarqué, j'aperçus tout le long de l'appontement une foule de libérés venus là dans l'espoir de décharger le bateau, mais s'il y a beaucoup d'appelés, il y aura peu d'élus.
 Il y a là plusieurs centaines de pauvres hères, vêtus de haillons et pieds nus. Sur leur visage cadavérique se lit la faim qui les tenaille. À mesure que je pénètre dans le village, j'en rencontre d'autres déambulant ou bien assis en groupe sur l'herbe. Je savais çà et ne m'en étonne pas. On me délivre la tenue de sortie des libérés : un complet bleu, une chemise, un chapeau de feutre et des galoches. Après cela, il ne faut plus compter sur rien. Ainsi fagoté et le mince pécule en poche, on est complètement libre de crever de faim ou de se pendre, à moins que l'on ne vole ou rapine. Si l'on se fait prendre, on a le gîte et le vivre à la prison des libérés, quand on ne retourne pas au Bagne numéro un. Belles perspectives ! Parmi ces misérables, quelques uns reçoivent des secours de leur famille, ce qui leur permet de subsister. Quant à trouver du travail, il ne faut pas y songer. Sur 600 libérés qui végètent à St Laurent, il y a du travail pour une centaine et encore pas régulièrement. Les débrouillards sont ceux qui jouent des coudes pour se faire embaucher au déchargement des rares bateaux qui arrivent, ceux qui peuvent acquérir un canot pour faire la pêche dans le fleuve ; les ouvriers qui ont un métier, les peintres, maçons, serruriers, ferblantiers, boulangers, tailleurs, etc... D'autres s'établissent gargotiers, cordonniers, coiffeurs, brocanteurs, charrons, etc... dans des cabanes ou des hangars. Ce sont les aristocrates du lieu. En fin de compte, il y a dix pour cent des libérés qui ont la possibilité de se livrer à un travail quelconque et assuré [...]
 Aujourd'hui un camarade libéré que j'ai connu aux îles m'a invité à partager son repas, d'autres m'ont retenu pour ce soir et demain. Au sein de cette affreuse misère, il y a des gestes de solidarité [...]

guyane-appontement-de-saint-laurent

7 octobre, Saint-Laurent-le-Maroni.

 Chère mère, C'était hier dimanche. Ce jour là ne diffère pas des autres pour les libérés. Impossible de trouver du travail. Pourtant il y a des usines et un personnel pour les services municipaux. Alors ? C'est bien simple : l'édilité et les employeurs ont recours à la main d'œuvre pénale, en passant des contrats avantageux avec l'administration pénitentiaire. Voilà pourquoi les libérés n'ont pas de travail et sont sur le pavé. Lorsque, par hasard, on consent à les employer on leur donne des salaires de famine : dix à douze francs par jour [...] Dans le courant de l'après midi, ayant porté mes pas du coté du port, je m'étais assis sur un des bancs placés à l'ombre des arbres. Mais un agent y a mis bon ordre. J'ai appris ainsi que les bancs des promenades publiques ne sont pas à l'usage des libérés. Je me suis estimé heureux d'avoir été épargné d'une contravention. Pourtant mon livret ne m'avait pas prévenu de cette défense, mais il y a d'autres chinoiseries tracassières consacrées par des arrêtés municipaux et des circulaires du gouverneur qui renforcent celles dont le livret fait état. Par exemple, nous autres libérés ,ne devrons pas marcher sur le gazon des promenades, l'accès de nombre d'établissements nous est interdit. Nous sommes traités en vrais parias que nous sommes.
 Il faudra que je note sur mon calepin tout ce qu'il faut éviter de faire et qui n'est pas consigné sur mon livret. L'autre jour, j'ignorais que je ne devais pas sortir, heureusement que je n'ai pas rencontré l'autorité. Je vais donc me documenter auprès des anciens. On m'a fait voir l'asile de nuit, vieux bâtiment lépreux situé à 200 mètres du village. Il contient des lits de camps et beaucoup de vermine. Là, se donnent rendez vous tous ceux qui n'ont pas de chambre.
 C'est le seul palliatif que la bienfaisance officielle accorde à la misère des libérés et encore la charité n'y est-elle pour rien : on a construit cette bâtisse afin de parquer en lieu sûr les libérés sans abris pour ne pas qu'ils aient l'excuse par force majeure des vagabondages nocturnes et de leurs suites... À part çà, pas un morceau de pain ne nous est donné. La mendicité est inconnue ici. On vole quand on peut, on crève de faim, mais on ne tend pas la main. Il y a bien pour l'opinion française, un comité d'aide et d'assistance aux libérés, notamment pour leur trouver du travail, mais cette institution théorique ne fonctionne pas. Il y a une SPA, les libérés de la Guyane sont moins que des bêtes, puisque personne ne s'occupe d'eux. Ils n'ont que la sollicitude de la police et des tribunaux et vraiment, c'est un bien pour eux. La prison des libérés les sauve de l'inanition, c'est le seul refuge qui leur est offert [...]


 9 octobre, Saint-Laurent-du-Maroni. 

Il y a quelques jours, un libéré nommé Fayot se traîne à la visite médicale rongé par l'ankyolostomiase. Il ne peut plus absorber aucun aliment et vomit tout ce qu'il prend . Le médecin ne fait aucun cas de cette épave humaine. S'il fallait hospitaliser tous les libérés malades ! Fayot rampe jusqu'à l'orée de la brousse, se couche sous un arbre et y râle deux jours et deux nuits.
 Hier matin, à la première heure, des libérés, l'ayant trouvé mort, s'en vont prévenir la police. On ne vient qu'à trois heures du soir pour enlever le corps. Les fourmis rouges avaient dévoré les yeux du cadavre.
 Relevons-nous ici d'un pays civilisé ou bien sommes-nous à la merci d'ignobles brutes qui nous régissent en son nom ? En tous cas il se passe des choses qui dépassent l'imagination [...]

 

Albert_Londres_en_1923Quant à Albert Londres, voici la relation de son débarquement, quand il traverse Cayenne dans la nuit...

 

 

067_liberes_cayenne_balaguier la seyneLibérés à Cayenne - Musée Municipal de la Seyne sur Mer


À TRAVERS CAYENNE

 

guyane-grand-bazar-cayennaisPar le grand chemin à pente douce, je partis dans Cayenne. Ceux qui, du bateau, disaient que les scintillements n’étaient que des ampoules électriques avaient raison. Mais l’électricité doit être de la marchandise précieuse dans ce pays ; il n’y avait guère, à l’horizon, que cinq ou six de ces petites gouttes de lumière pendues à un fil.
Ce que je rencontrai d’abord trônait sur un socle. C’étaient deux grands diables d’hommes, l’un en redingote, l’autre tout nu et qui se tenaient par la main. Je dois dire qu’ils ne bougeaient pas, étant en bronze. C’était Schœlcher, qui fit abolir l’esclavage. Une belle phrase sur la République et l’Humanité éclatait dans la pierre. Peut-être dans cinq cents ans, verra-t-on une deuxième statue à Cayenne, celle de l’homme qui aura construit un port !
Puis, j’aperçus quelques honorables baraques, celle de la Banque de Guyane, celle de la Compagnie Transatlantique. Il y avait une ampoule électrique devant la « Transat », ce qui faisait tout de suite plus gai. Je vis un grand couvent qui avait tout du dix-huitième siècle. Le lendemain, on m’apprit que ce n’était pas un couvent, mais le gouvernement. C’est un couvent tout de même qui nous vient des Jésuites, du temps de leur proconsulat prospère.
Je ne marchais pas depuis cinq minutes, mais j’avais vu le bout de la belle route. J’étais dans l’herbe jusqu’au menton, mettons jusqu’aux genoux, pour garder la mesure. C’était la savane. On m’avait dit que les forçats occupaient leur temps à arracher les herbes. Il est vrai qu’à deux ou trois brins par jour dans ce pays de brousse…
Généralement, à défaut de contemporains, on croise un chat, un chien dans une ville. À Cayenne, ces animaux familiers passent sans doute la nuit aux fers, tout comme les hommes. Il n’y a que des crapauds-buffles dans les rues. On les appelle crapauds-buffles parce qu’ils meuglent comme des vaches. Ils doivent être de bien honnêtes bêtes puisqu’on les laisse en liberté !
Cela est la place des Palmistes. Ce n’est pas écrit sur une plaque, mais c’est une place et il y a des palmiers. C’est certainement ce qu’on trouve de mieux en Guyane, on l’a reproduite sur les timbres, et sur les timbres de un, de deux et de cinq francs seulement !
Marchons toujours. Ce n’est pas que j’espère découvrir un hôtel. Je suis revenu de mes illusions, et je crois tout ce que l’on m’a affirmé, c’est-à-dire qu’en Guyane il n’y a rien, ni hôtel, ni restaurant, ni chemin de fer, ni route. Depuis un demi-siècle, on dit aux enfants terribles : « Si tu continues, tu iras casser des cailloux sur les routes de Guyane », et il n’y a pas de route ; c’est comme ça ! Peut-être fait-on la soupe avec tous ces cailloux qu’on casse ?
Voici le comptoir Galmot. Et ce magasin, un peu plus loin a pour enseigne : l’Espérance. L’intention est bonne et doit toucher le cœur de ces malheureux. Et ce bazar, où les vitres laissent voir que l’on vend des parapluies, des savates et autres objets de luxe, n’est ni plus ni moins que l’œil de Caïn, il s’appelle : La Conscience !
Il y a des hommes en liberté ! J’entends que l’on parle. C’est un monologue, mais un monologue dans un village mort semble une grande conversation. Je me hâte vers la voix et tombe sur le marché couvert. Un seul homme parle, mais une douzaine sont étendus et dorment. Ils doivent avoir perdu le sens de l’odorat, sinon ils coucheraient ailleurs. Pour mon compte, je préférerais passer la nuit à cheval sur le coq de l’église qu’au milieu de poissons crevés. Ces misérables dorment littéralement dans un tonneau d’huile de foie de morue !
L’homme parleur dit et redit :
Voilà la justice de la République !
Ils sont pieds nus, sans chemise. Ce sont des blancs comme moi, et, sur leur peau, on voit des plaies.
Comme je continue ma route, l’homme crie plus fort :
Et voilà la justice de la République !
Ce sont des forçats qui ont fini leur peine.
J’ai enfin trouvé une baraque ouverte. Il y a là-dedans un blanc, deux noirs et l’une de ces négresses pour qui l’on sent de suite que l’on ne fera pas de folie. La pièce suinte le tafia. Je demande :
Où couche-t-on dans ce pays ?
Le Blanc me montre le trottoir et dit :
Voilà !
Retournons au port.
Ah ! mon bonhomme, m’avait dit le commandant du Biskra, qui est Breton, vous insultez mon bateau, vous serez heureux d’y revenir, à l’occasion.
J’y revenais pour la nuit.
Pouvez-vous me faire conduire à bord, monsieur le surveillant ?
Une voix qui monta de l’eau répondit :
Je vais vous conduire, chef !
C’était « l’indomptable cœur de vache ». [le bagnard responsable du canot qui dessert le paquebot, mouillé au large]
Pendant qu’il armait le canot, je regardais un feu rouge sur un rocher à cinq milles en mer. Ce rocher s’appelle l’« Enfant Perdu ». Il y a neuf mille six cents enfants perdus sur cette côte-là !**

** A l'époque, environ six mille transportés et relégués, et trois mille six cents "libérés"

Les libérés concessionnaires.

Nous avons évoqué, la volonté, dans les débuts du bagne, d'attribuer une concession aux forçats libérés, ce qui permettait de faire d'une pierre, deux coups: assurer des moyens de subsistance à ces libérés, et contribuer au relèvement économique de la colonie. Avec son perpétuel souci du détail, l'administration avait précisé l'inventaire du matériel attribué à chaque concessionnaire, dont la plupart devaient travailler sur le site de Saint-Maurice - près de Saint-Laurent du Maroni.

 

concessions s maurice

 Pour les concessionnaires ruraux célibataires: trente mois de ration de vivres (ou une indemnité représentative quand ils étaient jugés assez "mûrs" pour ne pas la gaspiller en quelques jours) et à l'habillement correspondant à cette période ; à une première mise non renouvelable d'instruments aratoires: une hache à abattre, une pioche, un sabre d'abattis, une houe, une pelle carrée.

Le concessionnaire marié avait droit en outre à la même ration pour sa femme, à un secours en argent de cent cinquante francs, à un trousseau de première mise gratuit, non renouvelable, à savoir : un matelas, une paillasse et une couverture de troupe, un traversin, deux paires de draps en coton, dix mètres d'étoffe mille raies, deux mouchoirs de tête, de cou, de poche, deux paires de bas.

DL_Champs_près_de_Saint-Laurent-du-MaroniCélibataire ou marié, le concessionnaire avait le droit gratuit à l'hôpital pendant la période d'allocation. Le lot de terre attribué variait de 2.5 à 3 hectares selon le lieu, la qualité du sol et l'état des défrichements. Superficie manifestement insuffisante, les sol s'épuisant très vite sous les pluies diluviennes qui les lessivent en deux ou trois ans: les autochtones ne pratiquaient guère que l'agriculture itinérante sur brûlis pour ce motif. Néanmoins les premiers essais de cultures pour les concessionnaires fuent assez encourageants. La canne à sucre fournissait l'usine de Saint-Louis du Maroni, les cultures vivrières leur permettaient de manger et de vendre leur surplus soit à l'AP, soit à ses fonctionnaires.

De 1859 à 1882, alors que plus de 25.000 forçats étaient arrivés sur le territoire, on ne compta que 418 mariages et les couples avaient une espérance de vie très courte, de même que très peu de descendance: l'âge moyen des hommes au mariage était de 38 ans, celui des femmes, de 30 ans - ce qui était très élevé pour l'époque. 409 enfants naquirent vivant, mais 238 moururent en bas âge.

Passée la phase "utopique" que nous avons évoquée, on cessa d'encourager les mariages, on limita l'attribution des concessions. Le bagne retrouvait sa fonction exclusive d'élimination sociale, et il n'était plus question de permettre à des criminels et asociaux de se reproduire.

" Ces hommes en général ne doivent pas se reproduire, ils doivent disparaître tout entiers. Ce n'est pas à eux qu'il appartient de perpétuer l'espèce humaine. Arrière au mariage des être entachés de maladies physiques ou morales, transmissibles par hérédité. Rien n'est plus transmissible que les propriétés du système nerveux et les perversions cérébrales, il existe une diathèse criminelle, si je puis m'exprimer ainsi, héréditaire au même titre que la diathèse cancéreuse, goutteuse ou tuberculeuse. On a beau protesterazu nom de je ne sais quel sentimentalisme vague et mal raisonné, nous sommes autorisés, de par la science, à appliquer à ces enfants les vers que Racine met dans la bouche d'un de ses personnages en parlant des Atrides :

          Tu sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux

          Et tu t'étonnerais s'ils étaient vertueux. "


Rapport d'un médecin-chef de la marine, cité par Michel Pierre

 

A ces idées préconçues, s'ajoutaient de réelles difficultés.

En plus des problèmes propres à l'agriculture tropicale quand on n'a pas la formation requise, les concessionnaires devaient composer en permanence avec le saccage des champs, des potagers pillés, les vols dans les poulaillers commis par les Libérés sans moyen de subsistance, les pieds-de-biche (Relégués non collectifs) voire par les Transportés en cours de corvée, insuffisamment surveillés quand ils ne présentaient pas de risque dévasion particulier. Sur 1.659 individus concernés par les concessions entre 1852 et 1900, le nombre de dépossession atteignit 1466. Le bagne apportait chaque année environ 190 colons susceptibles d'aider au relèvement de la Guyane, c'est à dire à peu près le même nombre de forçats menant leur évasion à bien...

Il faut dire que les décrets répressifs pris à partir de 1891 rendaient l'attribution d'une concession à peu près impossible. Désormais, elles ne seraient accordés qu'aux condamnés qui auraient constitué un pécule d'au moins une centaine de francs (arrêté local du 28 janvier 1896 ; commune pénitentiaire de Saint-Laurent du Maroni), mais par ailleurs les transportés en cours de peine ne pouvaient abonder officiellement ce pécule que d'une manière infinitésimale. Il est évident que les forçats qui avaient réuni une somme conséquente (mandats familiaux, débrouille, corruption, vol, etc.) préféraient investir dans la "belle" ou dans un commerce plus lucratif (rarement légal) que dans la culture de la canne ou du cacaoyer.

En 1899, l'administration qui avait pris ces mesures restrictives n'en déplorait pas moins l'insuffisance des productions, et le recentrage sur la canne à sucre (le plus facile et d'un rendement garanti, l'usine de Saint-Maurice achetant la tonne de canne environ 14 francs.

On citera néanmoins quelques brillantes exceptions avec des concessionnaires qui surent se spécialiser dans les cultures vivrières de qualité. Le plus chanceux réalisait un bénéfice annuel de 6.000 francs quand d'autres atteignaient 4 à 5.000 francs pour une moyenne de 400 francs par concession.

Exercer des métiers réguliers?

En théorie, le Libéré pouvait s'établir à son compte. Mais pour cela, il fallait qu'il ait été formé professionnellement, ce qui excluait les "criminels de profession", les agriculteurs quand ils n'avaient pas obtenu de concession, les ouvriers dont l'art ne s'exerçait pas sous les tropiques,les nombreux anciens militaires condamnés pour insubordination ou rebellion - souvent à des peines considérables, voir le cas de Roussenq. S'en tiraient mieux ceux qui avaient un bon métier ou qui étaient habiles de leurs mains, tels l'ébéniste Dieudonné, arrêté et condamné à tort après le drame de la bande à Bonnot. Il fabriquait de véritables objets d'arts avec des bois précieux, très demandés mais qu'il avait du mal à vendre à leur juste prix: on connaissait sa situation difficile et on en abusait. En outre, sous la pression de la population libre de Cayenne, le Gouverneur promulgua en 1891 un acte local qui interdisait aux libérés d'exercer un grand nombre de professions: débitants de boissons, restaurateur, logeur, bijoutier, entrepreneur, brocanteur. Plus tard on leur interdit même d'aller tenter leur chance dans les Grands Bois, à la recherche de l'or ou du balata.

En clair, tout comme il leur était interdit de mendier, il leur était interdit... de travailler et ces dispositions se révélèrent impossibles à appliquer de façon stricte, de même que la décision d'interdire aux libérés de vivre à Cayenne (exception faite de ceux qui furent condamnés par le tribunal civil de la ville à l'interdiction de séjour à la suite d'un délit commis): en effet il y avait une contradiction entre la volonté de se voir débarrasser des "Vieux Blancs", des "Popotes" et l'intérêt bien compris de les faire travailler à bon compte. C'est ainsi qu'un grand nombre de gargotes et de petites échoppes furent montées par des libérés, par le biais de prête noms de la colonie, rétribués à cet effet. La "brocante" permit à certains libérés de survivre, en vendant des objets introuvables dans la colonie que des proches leur envoyaient (voir la situation de Roques qui sollicita ainsi sa famille pour survivre). D'aucuns, tels Garnier, vivaient même fort bien (l'auteur enseigna à son arrière-petit-fils) au prix - on l'aura compris - d'un billet de cent francs "prêté" de temps à autres à un édile, et qu'on oubliera de redemander...

 

CHEZ BEL-AMI

Ce soir, à six heures, alors que les urubus dégoûtants s’élevaient sur les toits pour se coucher, je descendais la rue Louis-Blanc. J’allais chez Bel-Ami. C’est moi qui l’appelle Bel-Ami, autrement, lui, s’appelle Garnier. Il est ici pour traite des blanches. Il a fini sa peine, et, pendant son « doublage », il s’est installé restaurateur. Il traite maintenant ses anciens camarades et fait sa pelote. C’est le rendez-vous des libérés rupins.

Le doublage ? Quand un homme est condamné à cinq ou à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d’années en Guyane. S’il est condamné à plus de sept ans, c’est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? C’est la grosse question du bagne : Pour ou contre le doublage. Le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. Le but de la loi était noble : amendement et colonisation, le résultat est pitoyable : le bagne commence à la libération.

Tant qu’ils sont en cours de peine, on les nourrit (mal), on les couche (mal), on les habille (mal). Brillant minimum quand on regarde la suite. Leurs cinq ou sept ans achevés, on les met à la porte du camp. S’ils n’ont pas un proche parent sénateur, l’accès de Cayenne leur est interdit. Ils doivent aller au kilomètre sept. Le kilomètre sept, c’est une borne et la brousse. Lorsqu’on a hébergé chez soi, pendant cinq ou sept ans, un puma, un tamanoir, un cobra, voire seulement une panthère noire, on peut les remettre en liberté dans la jungle ; en faisant appel à leur instinct, ils pourront s’y retrouver ; mais le voleur, l’assassin, la crapule, même s’il a une tête d’âne, n’est pas pour cela un animal de forêt. L’administration pénitentiaire, la « Tentiaire » dit : « Ils peuvent s’en tirer. » Non ! Un homme frais y laisserait sa peau.

J’entrai chez Garnier. Une dizaine de quatrième-première étaient attablés (les libérés astreints à la résidence sont des quatrième-première. On rentre en France au grade de quatrième-deuxième). Je n’eus pas besoin de me présenter. Le bagne savait déjà qu’un « type » venait d’arriver pour les journaux. Et comme les physionomies nouvelles ne pullulent pas dans ce pays de villégiature, il n’y avait pas de doute : le « type » c’était moi :
— Un mou-civet, commanda une voix forte, un !

Deux lampes à pétrole pendaient, accrochées au mur, mais ce devait être plutôt pour puer que pour éclairer.
Sur une large ardoise s’étalait le menu du jour :

Mou civet …                        0,90        (mou cuisiné en ragoût)
Fressure au jus …                0,90       (tripes à la créole)
Machoiran salé …                 1,00       (poisson local cuisiné comme de la morue, quand il est salé)
Vin au litre …                      3,40

CONVERSATION


— À qui ai-je l’honneur ?… demanda-t-il, secouant d’un geste dégagé sa cendre de cigarette.
— Votre visite ne m’étonne pas, dit-il. Ma maison est la plus sérieuse. J’ai la clientèle choisie du bagne. Pas de « pieds-de-biche » (de voleurs) chez moi.

Les clients me reluquaient plutôt en dessous.
— Voici, dit Bel-Ami, s’adjugeant immédiatement l’emploi de président de la séance, voici un monsieur qui vient pour vous servir, vous comprenez ?

Alors, j’entendis une voix qui disait :
— Bah !… nous sommes un tas de fumier…

C’était un homme qui mangeait, le nez dans sa fressure.

Mon voisin faisait une trempette dans du vin rouge. Figure d’honnête homme, de brave paysan qui va sur soixante-dix ans.
— Monsieur, j’ai écrit au président de la République. Il ne me répond pas. J’ai pourtant entendu dire que, lorsqu’on avait eu des enfants tués à la guerre, on avait droit à une grâce… »
— Vous en avez encore pour combien ?
— J’ai fini ma peine, j’ai encore cinq ans de doublage.
— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Bel-Ami.
— J’ai tué un homme…
— Ah !… si tu as tué un homme !…
— Pourquoi avez-vous tué cet homme ?
— Dans une discussion comme ça, sur ma porte, à Montroy, près de Vendôme. Il m’avait frappé. J’ai tué d’un seul coup.

On voyait qu’il avait tué comme il aurait lâché un gros mot. Il était équarrisseur. Il s’appelle Darré. Il s’étonne que le président de la République ne lui réponde pas ; c’est donc un brave homme ! Il avait l’air très malheureux ! D’ailleurs, il s’en alla cinq minutes après, comme un pauvre vieux.
La pluie tropicale se mit à tomber avec fracas, on ne s’entendit plus. Bel-Ami ferma la porte. On se sentit tout de suite entre soi.

Au fond, un abruti répétait sans cesse d’une voix de basse :
— L’or ! L’or ! Ah l’or !
— Tais-toi, vieille bête, dit Bel-Ami, tu en as trouvé de l’or, toi ?
— Oui, oui, au placer « Enfin ! »
— Mange ta fressure et tais-toi. Nous avons à parler de choses sérieuses.

Et se tournant vers moi, d’un air entendu :
— Ne faites pas attention, il est maboul.
— M’sieur ! dit un homme au masque dur, si on a mérité vingt ans, qu’on nous mette vingt ans ; mais quand c’est fini, que ce soit fini. J’ai été condamné à dix ans, je les ai faits. Aujourd’hui, je suis plus misérable que sous la casaque. Ce n’est pas que je sois paresseux. J’ai fait du balata dans les bois. Je crève de fièvre. C’est Garnier qui me nourrit. Qu’on nous ramène au bagne ou qu’on nous renvoie en France. Pour un qui s’en tire, cent vont aux Bambous (au cimetière).
— C’est vrai, dit Bel-Ami, moi, j’ai réussi. J’ai plus de quinze mille francs de crédit sur la place…

À ce moment, la porte s’ouvrit sous une poussée. Un grand noir pénétra en trombe.
— René, dit-il à Bel-Ami, prête-moi cent francs.
— Voilà, mon cher, dit Bel-Ami, prenant le billet dans sa poche de poitrine, entre deux doigts.

Le nègre sortit rapidement.

Je demandai du vin pour l’assemblée.
— Et nous deux nous prendrons un verre de vieux rhum, vous me permettrez de vous l’offrir ?
— Bien sûr, monsieur Garnier.

Il reprit :
— Tu comprends, Lucien, en un sens tu as raison. Le doublage devrait être supprimé, mais si nous rentrons tous en France, la Guyane est perdue.
— Allons donc ! Nous sommes la plaie !
— Non ! mon cher. Nous sommes indispensables, ici ; les trois quarts des maisons de commerce fermeraient leur porte sans nous. Ensuite, il faut bien se rendre compte qu’au point de vue de la société, le gouvernement ne peut admettre qu’on rentre en groupe. Nous sommes dangereux ; mais, voyez-vous, monsieur, deux par deux, petit à petit, voilà la solution.
— L’or ! L’or ! Ah ! l’or !
— La solution ? C’est de tout chambarder !

Cette voix ne venait pas de la salle, mais d’un coin, derrière.
— C’est un revenant ? demandai-je.
— Non, c’est le neveu de mon ancien associé à Paris. Il mange derrière parce que, lui, il est encore en cours de peine. Il devrait être aux fers à cette heure, et même depuis longtemps. Mais sa mère me l’a tellement recommandé ! Je le débrouille. On a des relations !
— Je me cache pour manger, oui, reprit la voix.
— Tu n’as pas le droit de te plaindre, toi. Tu ne veux pas être au bagne et aller au cinéma tous les soirs ?
— J’en ai assez d’être libre d’une liberté de cheval.
— Tu n’avais qu’à ne pas flanquer un coup de matraque à ton bourgeois. Il faut te rendre compte de ce que tu as fait, tout de même !

La voix se tut.

À la table à côté, un homme souriait chaque fois que je le regardais. Il avait l’air d’un bon chien qui ne demande qu’à s’attacher à un maître.
— Qu’est-ce que vous avez fait, vous ?

Il se leva, sortit une enveloppe de sa poche, retira de l’enveloppe la photo d’une jeune femme.
— Eh bien, voilà ! dit-il, je l’ai tuée.

Le carton portait le nom d’un photographe de Saint-Étienne.

Il reprit l’image, la regarda amèrement. Il la remit dans l’enveloppe et s’assit.

Dans la demi-obscurité, le vieil abruti gémissait toujours.
— Ah ! l’or ! l’or !
— Il y a longtemps qu’il est ici, ce conquistadore ?
— Dix ans, répondit le fou.

Alors, Bel-Ami, d’un geste qui partit de l’emmanchure de sa veste et se détendit jusqu’au bout de son bras :
— Mon convoi ! dit-il, montrant le fou du placer.

Et il m’offrit une cigarette.

Celui qui avait le masque dur éclata soudain :
— Si, dans huit jours, je n’ai pas trouvé de travail, je commets un vol qualifié pour qu’on me reprenne dans le bagne.
— Il est évident, ponctue Bel-Ami, que tous n’ont pas la chance. Moi, j’ai mon commerce, ma maîtresse, une Anglaise.

Il m’indiqua le côté de la caisse. Je regardai. Je vis une maigre négresse.
— Elle est des Barbades, dit-il.
— Je vois, fis-je.
— Ah ! la femme fait oublier bien des misères. Ainsi, au bagne — et montrant ses belles dents — sans les femmes des surveillants…
— L’or ! ah ! l’or !
— Ferdinand, tu vas te taire, ou je te présente ton compte !

Je dois vous dire que je fais crédit à ces gens. C’est une boule de neige, les uns paient, les autres non. On apprend la charité, dans notre monde !
— Et moi, jeta l’homme qui voulait commettre un vol qualifié, moi, je m’évade, pas plus tard que demain.
— Et il aura raison ! dit Bel-Ami. Je vais vous faire comprendre. Supposons que nous commettions un crime, tous deux… On est arrêté ensemble, ensemble, on arrive au Maroni, on en a chacun pour huit ans. On fait son temps. Après, moi je m’évade. Je passe cinq années sur les trottoirs de New York, de Rio ou Caracas, et je rapplique. D’après la loi, on doit me libérer. J’ai été cinq ans absent. Et on me libère ! Vous qui serez resté à trimer, vous en aurez encore jusqu’à perpétuité !
— Quand nos aïeux ont fait la loi, ils devaient être noirs, dit l’abruti qui, dans sa pénombre, avec obsession, rêvait à l’or.

Je payai.
— Pour le vin seulement ; c’est moi qui offre les deux rhums.
— Merci.

Et je sortis. C’était la nuit sans étoiles. Cayenne, comme d’habitude, était déserte et désespérée. J’avais à peine fait vingt pas dans les herbes qu’on m’appelait. C’était Bel-Ami.
— Pardon, monsieur ! fit-il en soulevant son canotier, vous avez oublié votre monnaie sur la table.

Albert Londres

9 avril 2013

Le forçat Huguet et l'église d'Iracoubo

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IMG_0036Située à environ 130 kilomètres de Cayenne à mi-chemin de Saint-Laurent du Maroni, la commune est surtout connue par son église, classée monument historique depuis 1978 grâce à 600 m2 de fresques dues au forçat Pierre Huguet.

On doit cette petite église au Père Raffray, nommé en 1886 et surtout au talent d'un bagnard : Pierre Huguet, qui  réalisa un petit trésor d'art naïf.

Il a fallu six ans pour réaliser l'édifice – ce qui en dit long sur l'ardeur des autorités en Guyane, avant que la décoration intérieure ne puisse commencer.

IMG_0035Toutes les structures porteuses sont en bois de Guyane. Les murs sont constitués de remplissage en briques. A l'origine, la toiture était en bardeaux.

Les décors intérieurs ne sont réalisés que plus tard et les dates d’exécution des fresques sont longtemps restées dans le flou (sans doute vers 1893, à la fin des travaux de gros-œuvre et à la date de l'affectation de Huguet) . On sait peu de chose sur lui, né vraisemblablement en 1850 à Clermont-Ferrand et condamné, en 1889, à 20 ans de bagne pour vol avec effraction.

Affecté au petit camp d'Iracoubo dont il ne reste rien, Huguet sut sans doute trouver le filon et, grâce à ses talents picturaux, échapper aux durs travaux forestiers ou de voierie. Nous ne nous en plaindrons pas.

Ce n'est qu'en 1977 que Pierre Huguet, matricule 23.492, sort de l'anonymat puisque jusqu'à des recherches approfondies menées cette année, la décoration de l'église n'était officiellement que l'œuvre d'un bagnard anonyme. N’ayant suivi aucune formation, Huguet choisit un style simple, naïf pour peindre angelots, guirlandes de fleurs, différents personnages de la liturgie chrétienne ou encore un Christ en croix qui orne le plafond. Le travail minutieux de l’artiste est aussi remarquable dans les faux marbres ou les faux bois qu’il a peints.

IMG_0030

IMG_0033Mais au risque de déplaire à nos amis locaux, il faut reconnaître que d'une part rien dans ces peintures ne rappelle le milieu guyanais, d'autre part nous ne sommes pas en face d'une œuvre grandiose, même si le soin extrême apporté à sa réalisation force le respect.

On ne sait trop ce qu'est devenu Pierre Huguet, parfois considéré comme un "roi de la belle". Selon certaines sources, il aurait été libéré à la fin de sa peine. Selon d'autres il aurait pu gagner le Venezuela à sa sixième tentative d'évasion. Enfin, d'aucuns affirment qu'il aurait disparu dans l'océan.

On ne peut que regretter que la commune d'Iracoubo qui doit l'essentiel de sa notoriété à son église n'ait pas honoré davantage la mémoire de Pierre Huguet. Rien, sur place, ne rappelle qui est l'auteur de ce travail.

 

9 avril 2013

Les lépreux au bagne.

 

La lèpre ne fut éradiquée que récemment en Guyane (en 1983, des dépistages réguliers de la maladie de Hansen étaient encore pratiqués dans les écoles). Les lois étaient implacables, jusqu'à ce que la découverte des sulfones permette de stabiliser les malades avant de les rendre non contagieux puis de les guérir. Elles rendaient la condition sociale des lépreux était terrifiante : ils étaient obligatoirement internés tout d'abord sur l'île du Diable (leurs cases servirent plus tard de refuges aux déportés) puis dans l'infâme léproserie de l'Acarouany**, près de Mana dans lequel ils achevaient littéralement de se décomposer – à tel point que les familles guyanaises se coalisaient pour protéger leurs membres atteints de cette pathologie en ne le déclarant pas et en le gardant, quasiment reclus, pendant des années.

**le premier préfet de la Guyane, Robert Vignon, fera de la léproserie un endroit sain (cases individuelles, vrai dispensaire). Elle fermera quelques années plus tard, grâce à l'emploi systématique des sulfones. Jusqu'à la fin des années 60, on ne pouvait quitter la Guyane sans présenter un certificat attestant qu'on ne souffrait pas d'une forme contagieuse de la lèpre.

Les bagnards lépreux étaient isolés de même, d'abord à l'île du Diable. Puis ils furent affectés dans un îlot sur le fleuve, à Saint-Louis du Maroni.

 

stlouisL'îlot de Saint-Louis du Maroni

Dès qu'un forçat était "reconnu", on l'y transportait. Chaque matin, une corvée venait porter la nourriture sur l'îlot, ses membres la jetant sur la berge pour ne pas entrer en contact avec les lépreux, par peur irrationnelle de la contagion. L'état des malades était contrasté, depuis celui qui n'avait qu'une imperceptible tache rose sur le front jusqu'à d'autres dont les membres étaient littéralement rongés ou qui avait acquis la terrifiante face léonine. Des médecins dévoués tentaient, lors de visites régulières, d'améliorer leur condition – en vain : il n'existait aucun traitement sérieux, le douloureux et peu efficace chaulmoogras n'étant même pas disponible au bagne.

FLAG4Les lépreux vus par F. Lagrange

Les lépreux fabriquaient clandestinement des canots qu'ils dissimulaient en les immergeant le jour, et qui leur permettaient de se rendre nuitamment dans des bouges chinois de Saint-Laurent afin d'échanger du tafia contre quelques poulets élevés en partie grâce au produit de leur pêche (par expérience, les Asiatiques savaient que la maladie était peu contagieuse). Ils organisaient également les traversées nocturnes pour ceux qui tentaient la belle (l'évasion) en passant par la Guyane hollandaise - où ils étaient immanquablement repris et rendus à l'A.P. Certains fabriquaient des canots, munis d'un gréement sommaire également acheté aux Chinois. Ces canots étaient vendus fort cher aux candidats à la belle les plus audacieux, qui avaient ainsi une petite chance d'atteindre le Venezuela (une escale de dix jours leur était parfois concédée en Guyane anglaise)

Cela dit, il faut relativiser: le nombre de bagnards lépreux fut relativement modeste: tout au plus 300 environs, au cours du siècle d'existence du bagne. En effet si cette maladie provoquait des infirmités terrifiantes, elle ne tuait pas, ou fort tardivement. De ce fait, des lépreux - bagnards ou non - survécurent pendant des décennies en Guyane.

ALBERT LONDRES (2)Albert Londres visite les lépreux.

CHEZ LES LÉPREUX


Cette petite île a l’air d’un jouet.

Pour préserver son teint du soleil, vingt arbres, au-dessus d’elle, ont ouvert leurs branches comme vingt parasols.
Une quinzaine de maisons miniatures sont blotties dans l’ombrage. Si la marquise de Pompadour glissait ce matin sur le Maroni, en compagnie du Bien-Aimé : « Oh ! Seigneur, lui dirait-elle, achetez-la-moi, pour m’amuser.

C’est l’îlet Saint-Louis des lépreux.

La barque nous attend. Le surveillant n’est pas gracieux. L’îlet se surveille de la rive seulement.
— Alors, vous voulez y aller quand même ?

Trois voix répondent :
— Puisqu’on vous le dit !

C’était le docteur, le pasteur et le reporteur.
— Arme le canot ! crie le surveillant, et son mouvement de mâchoires est tel qu’il n’en n’aurait pas de pire s’il arrachait un bifteack à la cuisse du voisin.

Ce bout du Maroni ne semblait rien à traverser. Nous comptions sans le doucin. Les doucins sont les crues. Amazone, Oyapock, Maroni, Mana, Surinam, Demerara, ces fleuves prodigieux d’Amérique du Sud, sont fort méchants aux hautes eaux. Nous fîmes deux fois le tour de l’îlet avant de pouvoir aborder. Nous avions l’air de lui lancer le lasso.

Vingt forçats lépreux — un par arbre — étaient en train de perdre ici leur figure humaine.

Nous les trouverons. Ils sont rentrés puisqu’il est sept heures du matin.

LEURS NUITS

Chaque nuit, ils s’en vont sur une barque invisible de jour. Le jour, ils l’immergent, jamais au même endroit ; le soir, ils la repêchent et à eux l’oubli ! Ils se rendent au village chinois de Saint-Laurent. Et là, ils jouent, boivent et reboivent. Il faut voir ces baraques tremblantes sous les lumignons qui puent. Des Célestes de troisième classe, arrivant droit des égouts de Canton, mélangent, dans un grand fracas d’os les domino-pocker sur des tables graisseuses. Derrière son zinc, qui est en bois, et sa machine à compter, le patron…
D’où es-tu, toi ?
— De Moukden.

Le patron, qui est de Moukden, tend les deux mains à la fois et ne donne le sec (verre de tafia) que lorsqu’il a reçu l’argent. Un libéré, debout, poitrine nue, sec en main, hoquette un vieil air — l’homme est sur la rive depuis vingt ans — des concerts démolis de la périphérie parisienne. Un Noir en extase et en faux col empesé soutient l’élégance du lieu. Des nègres bosch venant de « la Hollande », pagne en loques, cinq ou six cornes de cheveux sur le crâne (genre bigoudi), opposent à leur boschesse, nudité sombre, la résistance de l’ivrogne qui ne veut pas rentrer encore. Ils étaient sages naguère, mais ils gagnent de l’or à descendre des lingots et, maintenant, la civilisation a ouvert boutique chez eux !… Alors, on voit cinq ou six masques se faufiler par la petite porte. Ce sont les lépreux de l’île Saint-Louis. Il en est qui portent une paire de poulets. Ils n’ont pas d’argent, ils boiront pour deux poulets. Onze heures du soir. L’enfant de Moukden verrouille sa porte. C’est au complet. Cependant, les lépreux restés dans l’île ne dorment pas. Ils prêtent l’oreille.

De la brousse française, en face, presque chaque nuit, montent des cris. On dirait les cris des singes rouges. C’est l’appel de l’évadé. Le forçat imite si textuellement la bête que le lépreux ne bouge pas tout de suite. Il attend la nuance qui lui ôtera le dernier doute. Alors, ayant remonté sa barque noyée — ils ont deux barques — il s’en ira, frôlant le rayon de lune, chercher l’autre ombre, qu’il passera sur « la Hollande », pour cinq francs.

On accosta. Le sol était raviné. Il avait la lèpre, lui aussi. Devant la première maison, un interné cuisait la soupe.

Ils sont maîtres d’eux-mêmes. Aucun surveillant. Tous les deux jours, la barque de vivres arrive. Sans débarquer, les canotiers jettent à terre la cuisse de bœuf, le pain, le riz, et décampent. Alors descendent les pustuleux ; ils ramassent la nourriture et la partagent en frères. Pas de cuisine commune ni de popotes. Chacun son pot de terre. Ils se dégoûtent les uns les autres.
Eh bien ! mon vieux, dit le docteur Morin, et l’appétit ?
— Petit, petit…
— Fais voir ton front Hum ! Regardez ces taches roses. Pas grand-chose, celui-là. Fais voir tes doigts. Oui. Fais voir tes pieds. Est-ce qu’on t’a piqué, cette semaine.
— J’aime mieux les purges.

Quel goût peuvent-ils trouver aux purges, dans ces bagnes ? Fous, lépreux, blessés, paralytiques, bien portants, tous veulent des purges…
Tiens ! voilà le chanteur de l’îlet… Bonjour, Galibert ! Je t’amène des visites, aujourd’hui …
— C’est-y qui z’en veulent, ces messieurs ?
— On vient vous voir, dit le pasteur, parler avec vous, mes enfants.
— C’est toujours ça…
— M’sieur le major, dit Galibert, qu’est-ce que je fais dans ce dépotoir ? Êtes-vous bien sûr que je l’aie ?
— Ce n’est pas grave, Galibert, tu es curable, mais je ne puis encore te désinterner. Regarde ta tache…
— C’est celle des autres surtout que je regarde, m’sieur le major.

Celui-ci est tout défiguré. Les éléments de sa figure n’ont plus l’air d’être à leur place habituelle. Le nez est bien encore au milieu, les yeux de chaque côté, mais cela fait comme un masque de mi-carême qu’un coup de vent aurait déplacé.
Eh ! bien ! ça va mieux ?
— Ça n’empire pas ! répond le défiguré.

Les poules, — les poules qui payent les verres de sec dès onze heures du soir, chez le Chinois, se baladent et picorent.
Je parie que ce n’est pas vous qui les mangerez, ces poules ? dit le surveillant.
— Pensez-vous, chef ! pour attraper la lèpre !

Voilà Audavin. Celui-là est classique : faciès léonin en plein, bouffissures, pommettes pendantes, oreilles descendues, nez qui fond. Il a l’air d’être en cuir repoussé.

C’est un Arabe. Chez les Arabes surtout, la lèpre joue grand jeu. Il a des écailles sur les mains. Lion et poisson. Messaoud lui donne la réplique. Ils n’avaient rien de commun, paraît-il, avant la chose. Maintenant, ce sont deux jumeaux.

Beaucoup perdent les sourcils, d’autres, non. Le fléau est capricieux.
Monsieur le pasteur, dit l’un, dont les pieds sont rongés, donnez-moi un Coran.

Le pasteur entend cette demande pour ta première fois de sa vie.

Il cherche à se ressaisir.
Mon ami, je n’ai pas de Coran, moi. Docteur, vous ne savez pas où je pourrais trouver un Coran ?
— Écrivez à un marabout.
— C’est cela. Donnez-moi bien votre nom.
— Ben Messaoud.
— Je vais écrire à Alger. Vous aurez votre Coran, je vous le promets.

Le pasteur envoie des clients au curé de Saint-Laurent, le curé en envoie au pasteur. Le malheur fond les religions.

Le moins atteint était l’infirmier.
Viens, dit le docteur, je vais encore te montrer comment on fait les piqûres. Amenez-vous les gars, je vais vous piquer.
— Est-ce qu’on découvrira enfin le remède, m’sieur le major ?
— On cherche. Je cherche moi aussi. Espérez et même je vous apporte une bonne nouvelle. On a trouvé quelque chose. Oui. Cela s’appelle le Chaoulmoogra. C’est la sève d’un arbre qui pousse dans les îles de la Sonde, vous savez, là-bas, bien loin, à Java, à Sumatra…

Le docteur piquait tout en parlant.
Je crois, cette fois, qu’on « la » tient. J’ai commandé des ampoules.

Tous, en écoutant, reprenaient presque figure humaine.
Elles vont venir. Patientez ! Il faut le temps. Ce n’est pas là, les Indes !
— Comment que vous appelez ça, m’sieur le major ?
— Chaoulmoogra.
— Chameau gras ! un drôle de nom pour guérir.

Ils n’étaient que douze dehors. Nous allâmes dans les maisons voir les autres.

Il faut que ces hommes horribles inspirent bien de la pitié : ils ont presque un lit.
Chef ! demande celui-là, vous n’auriez pas un peu de verdure, des épinards ?
— Je voudrais bien, Galland, mais où veux-tu que je trouve des épinards dans ce pays ?
— Ah ! il y en avait tant, chez moi !

À leurs murs sont épinglés quantité de portraits de femmes, de ces petits portraits glacés qui accompagnent les paquets de cigarettes d’Algérie.

Celui-ci, répugnant, dont on ne sait plus si la barbe ronge la peau ou la peau ronge la barbe, a collé, au-dessus de son lit, un portrait de Gaby Deslys. Le montrant, il dit :
— Ça vaut bien mieux que de se regarder dans la glace.

Ce n’est pas trop sale dans leurs petites maisons.

Le pasteur avait des brochures à la main.
De quoi qu’ça parle, vos petits carnets, monsieur le pasteur ?
— De bonnes et vraies choses. Que la vie n’est pas tout et que l’on peut être très heureux après.
— Alors, donnez-m’en un !

Il ne nous restait qu’une maison à visiter. Quelque chose, tête recouverte d’un voile blanc, mains retournées et posées sur les genoux, était sur un lit dans la position d’un homme assis.

C’était le lépreux légendaire à la cagoule.
C’est un Arabe ? demande le pasteur.
— Oh ! non ! fait une voix angélique qui sort de derrière le voile, je suis de Lille.

La photographie d’une femme élégante était posée sur sa table.
Eh ! bien ! ça va mieux ?

Ses doigts étaient comme des cierges qui ont coulé.
Lève ton voile un peu, mon ami, que je regarde. Il le releva tout doucement, avec le dos de ses mains. Ses yeux n’étaient plus que deux pétales roses. Nous ne dirons pas davantage, vous permettez ?

Nous reprîmes la barque. Chacun de notre côté, nous chantonnions à la manière des gens qui sifflent, parce qu’ils ont peur.

Sur la rive, un homme attendait, assis sur l’herbe.
Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

On voyait une petite tache rose sur son front.
Je suis le nouveau ! dit-il.

Et montrant l’îlet :
J’y vais.

9 avril 2013

Le bagne au début du XXème siècle - quelques statistiques.

Statistiques concernant  les Transportés

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75% savaient lire et écrire – la plupart très sommairement.

6% savaient uniquement déchiffrer.

18,6% étaient analphabètes ou illettrés.

0,4% étaient considérés comme ayant reçu une "instruction supérieure" (à ramener aux 5% de la population française ainsi catégorisés à cette époque).

 

 

"C'est un monde de prolétaires, de laissés pour compte de l'enseignement et de la société, un monde de pauvres que celui des transportés et relégués de Guyane".

(Michel Pierre)

 

On recensait environ :

-          20% d'assassins ou de meurtriers ;

-          75% de voleurs ;

-          5% de "sadiques", d'incendiaires, de faux monnayeurs, etc.

 

(Sources : Michel Pierre ; arch. dépt. de la Guyane. Illustration d'un bagnard anonyme)

9 avril 2013

Peut-on généraliser à propos des conditions de vie au bagne?

 

Il est impossible de répondre de manière globale aux interrogations sur les conditions de vie des bagnards tant elles étaient hétérogènes selon les époques, les emplacements, les fonctions occupées par les forçats - ainsi bien entendu que le degré d'humanité des personnels.

1Il faut également se replacer dans le contexte. Apprendre que des forçats travaillaient 54 heures par semaine ferait frémir… si on oublie que c'était le quotidien de la plupart des ouvriers. La semaine de 48 heures fut octroyée, après de dures luttes sociales, seulement au début du XXème siècle, par la loi du 30 mars 1900, dite « loi Millerand » qui limita la journée de travail à dix heures et en fixa l'application progressive sur un délai de quatre ans et par la Loi de 1906 instituant la semaine de six jours (un jour de repos hebdomadaire). Encore ne faut-il pas oublier qu'elles ne concernaient que les salariés et pas les innombrables "indépendants" qui travaillaient à la pièce dans leur propre atelier. Quant aux conditions de vie dans les campagnes, elles étaient encore plus rudes - d'autant plus qu'elles n'étaient soumises à aucun contrôle.

 

FLAG9En revanche, la plupart des transportés passaient l'essentiel de leur "temps libre" dans des cases sombres et insalubres, soit de 12 à 14 heures par jour, sept jours sur sept, dans une promiscuité effrayante. Des hommes robustes et sans foi ni loi étaient mêlés à de presque gamins de dix-neuf à vingt ans avec tout ce que ça impliquait de promiscuité et de loi du caïdat (fort peu réprimé par les surveillants: un détenu que l'on menaçait d'écarter de son "môme" était malléable). Le plus fort mangeait plus que son compte quand les faibles tombaient d'inanition... A tel point que lorsqu'un arrivage de criminels considérés paradoxalement comme des "hommes d'honneur" était signalé, les "bleus" étaient rassurés :  "avec les 'Anciens": la justice règnerait, et on aurait notre ration!

FLAG6Il y avait également un monde entre le quotidien du forçat affecté à un chantier forestier ou - summum de l'horreur - à celui de la "route coloniale numéro zéro" qui tua des milliers de malheureux en pure perte (30 km, impraticables, réalisés en quarante ans !), quand on le compare à celui du "garçon de famille" affecté à l'entretien de l'intérieur d'une famille de gardiens et qui, souvent, était autorisé à dormir hors des dortoirs collectifs. Quant au balayeur des rues de Cayenne, il se fatiguait infiniment moins qu'un cantonnier ordinaire...

FLAG3Le Garçon de famille... Noter le fantasme récurrent... Ils se vantaient tous d'avoir les faveurs de la "patronne"

Bagnards 104 (2)Bagnard affecté à Cayenne

"L'affecté" tombait parfois sur un employeur qui lui donnait une tâche raisonnable et le nourrissait convenablement. Mais il était parfois "concédé" à un exploiteur immonde : on a souvent écrit de manière quelque peu lapidaire que si la question raciale ne se pose guère en Guyane, c'est que le souvenir de l'esclavage a été en partie effacé par celui des "popotes", des "vieux blancs", comme on appelait les bagnards (en cours de peine ou libérés), en charge des tâches les plus dures et des plus répugnantes. Des décennies durant, une cordonnerie de Cayenne ne fonctionna que grâce à des forçats assignés qui savaient travailler le cuir. Son propriétaire s'arrangeait avec l'administration péniteniaire, au mieux de ses intérêts, pour se voir assigner des employés. Il ne lui restait plus qu'à encaisser le montant des ressemelages.

Sans titre-1L'auteur vécut longtemps en Guyane sur les rives de la rivière de Montsinéry. Face à son habitation, il demeurait quelques vestiges d'une bananeraie plantée dans les années trente. Simone Binet-Court, épouse du planteur qui se faisait régulièrement affecter des transportés en court de peine, relate sa vie au quotidien dans un ouvrage** pendant ces quelques années d'expérience qui prirent fin en 1939 avec la déclaration de guerre et la mobilisation.

Elle parle à maintes reprises de "ses" bagnards, toujours merveilleux dans les premiers jours avant, inéluctablement, de devenir insupportables à ses yeux sans qu'ils aient changé quoi que ce soit à leur comportement. L'un d'eux tomba gravement malade, et aurait - toujours selon les dires de Mme Binet-Court - bien eu besoin d'être soigné, mais nous n'avions alors pas prévu de rejoindre Cayenne (à l'époque, la plantation était à quatre heures de canot de l'hôpital de Cayenne: ce n'était pas l'Odyssée). Le malheureux mourut sans avoir reçu de soins et fut immédiatement enterré sur le sol de la plantation. Quelques jours plus tard, un membre de l'administration pénitentiaire qui ne faisait que son travail vint pour exiger des comptes, demandant avec insistance et un peu d'aigreur le motif de ce décès et - Simone Binet-Court en tremblait encore des années plus tard - on craignit qu'il ne se mette en tête d'exhumer cet homme pour obtenir des éclaircissements. Qu'un homme, fût-il condamné, ne soit pas considéré davantage qu'une bête de somme conduite à l'équarissage, cela dépassait l'entendement de la dame au demeurant fort bonne chrétienne si on en croit ses écrits.

**(Le banc des Amandiers, au demeurant intéressant, publié tardivement et qui reçut, en 1980, le prix Bertrand de Jouvenel)

Idem, passées les terribles épidémies pendant la première partie du bagne, si les conditions sanitaires dans les camps forestiers tout comme sur le "chantier de la route" étaient inacceptables, le taux de mortalité ne différait guère, dans les villes ou sur les îles de ce que l'on connaissait dans certaines régions ouvrières françaises où l'alcoolisme faisait des ravages - et par la force des choses, le forçat était en général exempté de ce risque, a contrario de ses gardiens) La lèpre frappait de nombreux bagnards, mais guère davantage, en proportion, que le reste de la population. Mais si on mourait peu de façon foudroyante, l'espérance de vie moyenne était singulièrement diminuée par des pathologies chroniques, et des maux ordinaires en France entraînaient parfois des décès scandaleux faute de remèdes suffisants ou même de signalement à temps : c'est souvent le gardien qui décidait qui était malade ou non, et il n'avait pas forcément les compétences requises. Le détenu hésitait forcément, car demander à passer la visite médicale et ne pas être reconnu (malade) entraînait le plus souvent une sanction.

Les conditions médicales étaient très hétérogènes entre les lieux d'implantation (hôpitaux à Saint-Laurent et sur l'île Royale avec des médecins compétents et souvent très motivés, mais dépourvus de remèdes malgré leurs protestations quasi permanentes ; ailleurs, dans les camps, souvent de forts médiocres postes de santé sans personnel qualifié)

londresCe qui est sûr, c'est qu'il y eut un "avant" et un "après" Albert Londres.

La série de reportages du grand journaliste, venu pour le compte du "Petit Parisien" fit scandale en France alors même qu'il était mesuré et objectif. C'est à la suite de la campagne de protestations qu'il déclencha que des mesures furent prises pour améliorer les conditions de vie des bagnards: généralisation progressive du hamac en lieu et place des bat-flancs collectifs, amélioration des conditions de soins, de la distribution de nourriture à la suite de la révélation des détournements opérés à tous les niveaux, humanisation des conditions atroces dans lesquelles était subie la peine de réclusion cellulaire (fin des cachots noirs), etc. Les esprits n'étaient pas encore mûrs pour la fin de la Transportation, mais la graine était plantée.

Il faut absolument se méfier des derniers témoignages oraux forcément subjectifs, qu'ils émanent d'anciens bagnards ou d'anciens surveillants.

J.C. Michelot, par exemple, dans "la guillotine sèche" fait litière d'un certain nombre d'allégations totalement fausses, mais en revanche il accorde un poids trop important au témoignage de M. Martinet, surveillant qui prit sa retraite à Saint-Laurent du Maroni, et qui lui décrivit un quotidien somme toutes assez paisibl

Or d'une part, M. Martinet (avec qui j'ai eu l'honneur d'échanger en 1984) n'a travaillé qu'à Saint-Laurent du Maroni, une ville saine dotée d'un bel hôpital où on ne disposait que de peu de médicaments mais où on pouvait se refaire la cerise avec du repos. De plus ne demeuraient à Saint-Laurent du Maroni que des détenus considérés comme peu dangereux, guère susceptibles de s'évader, affectés à des tâches tranquilles ; d'autre part, Monsieur Martinet n'officia que dans les dernières années, au début des rapatriements. De toute manière, ses allégations (dont on ne mettra pas la sincérité en doute, mais tout témoignage est subjectif, surtout quand le temps fait son œuvre) corroborent mal avec les statistiques relatives à l'espérance de vie d'un forçat.

Hôpital_de_Saint-Laurent-de-MaroniA l'opposé, dans les années 1980, quand on évoquait les souvenirs des vieux "popotes" encore présents à Saint-Laurent (ce que fit l'auteur, en particulier en devisant avec M. Badin, devenu l'ami de M. Martinet et qui savait, lui, raison garder), la plupart se complaisaient à décrire un quotidien horrifique auquel ils finissaient par croire eux-mêmes, fait de famine (réelle pendant la seconde guerre mondiale),  de travail toujours éreintant,  d'absence de soins, d'arbitraire, de sadisme. À les entendre, la guillotine fonctionnait chaque mois ou presque -  alors que le total des exécutions "régulières" n'atteint pas la centaine pour toute la durée du bagne, tous sites confondus (ce qui est déjà considérable pour un siècle de transportation et un total de 60.000 forçats environ ; ne sont pas évidemment pas inclus les forçats abattus pendant les tentatives d'évasion, les rebellions ou les voies de fait réelles ou inventées contre un membre de l'administration pénitentiaire).

Une autre constante chez nombre de forçats, c'était de s'attribuer les exploits et tribulations survenues à plusieurs d'entre eux pour se composer un "personnage" – à l'instar de "Papillon", de son vrai nom Henri Charrère, mythomane, mégalomane et "piqueur" patenté d'aventures survenues à d'autres. Pour être à même de dialoguer avec ces vieux détenus, il fallait respecter un code de bonne conduite dont les principales règles étaient de:

- ne jamais demander quelle était "l'erreur" commise, qui les avait menés au bagne ; en général, une fois le lien de confiance établi, la révélation venait souvent de leur part ;
- ne jamais évoquer Henri Charrère, dit Papillon, unanimement méprisé, considéré comme un petit malfrat sans envergure, un "donneur", un mythomane qui s'était approprié les faits et gestes des vrais hommes ;
- ne pas évoquer les "exploits" d'un certain surveillant-chef qui s'était spécialisé dans la traque des évadés, que tous considéraient comme un sadique qui prenait sa jouissance à exécuter les pauvres bougres au lieu de les ramener.

L'auteur reviendra plus longuement sur ces témoignages recueillis pour la plupart en 1982, à Saint-Laurent du Maroni.

Il n'existe plus de forçat libéré vivant toujours en Guyane. Les éventuels survivants du bagne auraient potentiellement 95 ans en 2013 (le dernier départ eut lieu en 1937, et les plus jeunes n'auraient pu avoir moins de 19 ans)

9 avril 2013

Le pénitencier de Cayenne.

Il ne fut construit qu'en 1863, pour héberger les corvées de transportés qui s'activaient à Cayenne.

 

958_001Débarcadère. On distingue le canot du courrier, dirigé par des forçats.

Cayenne Forcats rue du portCPForçats rue du port

Cayenne forcats au travailCPLes forçats étaient quelques dizaines employés à la centrale électrique et à la glacière (qui fonctionnait grace à une machine à vapeur faisant du froid en créant une dépression). Une dizaine nettoyaient les écuries de la gendarmerie, d'autres se chargeaient de la voirie (tâche paisible s'il en était une). Plus rude était le travail des canotiers: des cycles réguliers d'envasement empêchent les navires d'accoster, et il fallait aller chercher fret et passager à la force des avirons. Une très pénible corvée était celle des vidanges: dès deux heures du matin, les affectés tiraient une charrette qui récupérait le contenu des tinettes et pots de chambre de la ville, entourés d'une odeur épouvantable. A midi, ces hommes étaient libres d'aller et venir à condition d'être présents à l'appel du soir, de même que les assignés chez des particuliers (sauf certains, de confiance ou qui avaient des relations, et qui avaient obtenu une autorisation spéciale)

 

Hopital jean martialHôpital colonial - Un bâtiment était affecté aux forçats en cours de peine et aux Libérés.

 

863_001Corvée près de Cayenne (détenus malgaches, souvent chargés des durs travaux de terrassement)

 

Cayenne penitencier3CPParticularité de ce pénitencier... Construit par un particulier et concédé à l'AP, il fut expressément spécifié par contrat, sur exigence du propriétaire qui avait peur des fantômes, qu'aucune exécution capitale n'aurait lieu dans son enceinte. Les quelques forçats - de même que les rares condamnés à mort de la population civile - exécutés à Cayenne furent en conséquence décapités devant la prison. Ce bâtiment était en si mauvais état dans les années cinquante qu'il fut rasé (l'Institut Pasteur a été édifié à sa place ; il ne demeure plus qu'un mur d'enceinte, des vestiges du passé)

Caayenne penitencierCP

Bagnards 47Le pénitencier était proche de l'anse Buzaré

anse pénitencier

 

guyane-le-penitencier-de-cayenne

nettoyage cayenne

Bagnards 104 (2) Ces corvées tout sauf fatigantes étaient réservées aux "premières classes"
(plusieurs années de très bonne conduite, aucune dangerosité

 

guyane-caserne-de-la-gendarmerieLa gendarmerie était nettoyée par les transportés, qui extrayaient le fumier des écuries. Plus insolite, la nuit, le télégraphe du Gouvernement était tenu par un forçat qui avait tous les codes secrets à sa disposition, pour chiffrer ou déchiffrer les messages en principe confidentiels envoyés ou reçus! C'est le pénitencier de Cayenne qui fournissait également les forçats affectés au phare de l'Enfant Perdu, tâche absolument terrifiante.

 

9 avril 2013

Figures du bagne - Paul Roussenq, le grand Révolté (2) - Sa rencontre avec Albert Londres.

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Dans les cellules, à Cayenne, à Royale, à Saint-Joseph, je voyais toujours un nom gravé au couteau sur le bat-flanc, soit inscrit au mur en couleur marron : Roussenq.

Parfois, une phrase : « Roussenq salue son ami Dain. » « Roussenq dit M… au gouverneur. »

Sur le tronc d’un manguier de Royale — ce qui prouvait que ce Roussenq était parfois en liberté — je lus : « Face au soleil, Roussenq crache sur l’humanité. »

Quel était cet auteur de graffiti ?
Je demandai son dossier. Quand je le pris des mains du commis, je pliai sous le poids. Ce volume pesait bien cinq kilos. Il valait celui d’Hespel.
Feuilletons la chose.
Motifs de punitions :
A excité ses camarades à l’hilarité par son bavardage continuel pendant la sieste. — 30 jours de cachot.
Lacération complète de ses effets d’habillement. — 30 jours de cachot.
N’a pas cessé, pendant la sieste, d’appeler les autres punis pour les obliger à causer avec lui. — 30 jours de cachot.
S’est catégoriquement refusé à se laisser mettre aux fers. — 30 jours de cachot.
S’est catégoriquement refusé à se laisser déferrer. — 30 jours de cachot.
A accusé un surveillant de lui avoir volé deux francs. — 30 jours de cachot.
A grimpé jusqu’au sommet des barreaux de sa cellule et déclaré qu’il en redescendrait quand il lui plairait. — 30 jours de cachot.
A forcé le guichet de sa cellule, passé sa tête et crié : « Une autre punition, s’il vous plaît ! » — 30 jours de cachot.

Bref, le transporté Roussenq (Paul), matricule 37.664, né le 18 septembre 1885, à Saint-Gilles (Gard), condamné, le 5 mai 1908, par le conseil de guerre de Tunis, à vingt ans de travaux forcés, pour tentative d’incendie volontaire (lisez : a essayé de brûler la guitoune sous laquelle il était enfermé) et pour outrages et voies de fait, a collectionné, pendant quatorze ans de bagne, 3.779 jours de cachot. C’est le record. Roussenq était l’as des révoltés.

— Roussenq, me dit le commandant Masse, est un cas curieux. C’est un hystérique du cachot. Il éprouve une volupté quand on le punit. Il écrivit une lettre en vers au ministère des Colonies pour lui vanter la douceur du cachot.

Ah ! douze ans sans ne rien faire !
Douze ans soustrait de la terre !
Ministre,
Tu crois que c’est sinistre ?
Non ! rouquin !
C’est plus beau que ton maroquin.

— Il ne faut pas tomber dans le faible des transportés, c’est faire leur jeu, reprit le commandant. Aussi, ces temps derniers, ai-je décidé, pour le punir, de ne plus punir Roussenq. Il appela les punitions de plus haut.
Il écrivit au gouverneur : « Je me contente de vous dire, à vous, gouverneur, que vous êtes un dégoûtant personnage. » La punition ne vint pas.
Il écrivit au directeur : « Lequel est le plus fainéant de nous deux, dites, descendant d’esclaves ? (Le directeur est un nègre.) Lequel ? Moi, qui vous méprise et le dis, ou vous, qui n’êtes qu’un marchand de pommades avariées ? J’en ai soupé de votre fiole, sale sac à charbon, rejeton d’une race subjuguée.
« Je vous emmène tous à la campagne, tous tant que vous êtes : directeur, procureur, gouverneur et toute la séquelle de sangsues et de ratés ! Ah ! vous faites un beau troupeau de vaches ! Charognards ! Tas d’ordures ! Êtres infects vomis par la nature en un moment de dégoût.
« Je préfère ma place à la vôtre !
« Signé : Roussenq. »


UNE LETTRE…

Dans le dossier, une note du commandant Masse : « Ne pas s’occuper des écrits de Roussenq ; ne pas le punir serait, d’après moi, le meilleur moyen d’avoir raison de ses manières. »

— Eh bien ! en avez-vous eu raison ?
— Tenez, voici sa dernière lettre :

Île Royale, 8 juin 1923.
        « Monsieur le Commandant,
       « Après quinze ans d’une lutte inégale, me sacrifiant pour une collectivité qui, dans son ensemble, n’en vaut pas la peine, je me rends compte que je ne puis plus continuer, mon organisme étant affecté jusque dans son tréfonds.
        « Comme le jouteur loyal qui, après un tournoi, tombe la face contre terre, je me déclare vaincu.
        « Je ne veux pas augmenter la durée de mes punitions, mais je redoute les moments de défaillance, la disposition du quartier spécial de Royale offrant trop de tentations.

reclusion croquis       « Je demande comme faveur d’être transféré dans un cachot de la réclusion de Saint-Joseph, où le bavardage (seule infraction que j’appréhende à l’avenir) est impossible. Cette impossibilité est due à ce fait que les cachots de la réclusion ont de la résonance à cause des voûtes.
      « Ainsi s’opérerait mon relèvement, quoique tardif. Combien de fois une minute d’aberration, sitôt déplorée, m’a causé des mois et des années de souffrances !
      « Vous-même, chef d’une grande administration, vous élevant au-dessus des offenses d’un malheureux exacerbé par des misères sans nombre, lui avez maintes fois ouvert une éclaircie sur l’horizon.
      « C’est pourquoi, dans ma détresse, je me tourne vers vous. Je ne puis plus avaler mon pain, les jours de pain sec. J’ai 1 m. 75 et je pèse 50 kilos. La misère physiologique se lit à travers mon corps. J’espère, malgré tout, arriver à subir les 150 jours de cachot qui me restent.
      « Si, pour une raison majeure, vous ne pouviez ordonner mon transfert, j’ai la prescience, malgré mes bonnes résolutions, que mon amendement serait impossible. Une parole est si vite dite !
       « Faites-moi mettre en réclusion, commandant, vous serez clément. »

— Clémence sinistre, dis-je.
— Oui. Cela vous frappe davantage parce que vous n’êtes pas habitué. Voyez-vous, le monde est fait de trois choses : le ciel, la terre et le bagne.

 

DANS LE CACHOT AVEC ROUSSENQ

 

L’après-midi, je fis armer le canot et repartis pour Saint-Joseph. Quand, en arrivant, je dis au chef de camp : « Je viens voir Roussenq », l’effarement le cloua au sol. On ne voit pas Roussenq. C’est comme si j’avais frappé aux portes de l’enfer, disant : « Je viens voir le diable. » Le diable existe, mais ne reçoit pas. Roussenq non plus. Mais l’ordre que je portais était formel.

Nous montâmes par un chemin rouge et glissant. Malgré les avertissements, je fis, à plusieurs reprises, plusieurs mètres à quatre pattes… la mer battait la petite île Saint-Joseph.

Le local disciplinaire. Nous y pénétrons. Nos pas réveillent la voûte. Ces portes de cachots ont définitivement l’air de dalles verticales de tombeaux. C’est ici qu’est Roussenq, dans cette rue de cachots inhabités, seul, comme il l’a demandé.

On déferre la porte. Elle s’ouvre.

Roussenq se dresse sur son bat-flanc et regarde. Il regarde quelqu’un qui n’est pas un surveillant, qui n’est pas un commandant, qui n’est pas un porte-clés. La surprise est plus forte que lui ; il dit :
— Un homme !

On me laisse seul. Je pénètre dans le cachot. Roussenq en est à la période des dix jours de cachot demi-clair.

Il est ébloui comme si j’apportais le soleil.
— Ah ! bien ! fait-il ; ah ! oui !
— Quel âge avez-vous ?
— Vingt-trois ans de vie et quinze ans d’enfer, ce qui fait trente-huit.

Et, tout de suite :
— Je vais vous montrer mon corps.

Il se mit complètement nu. Passant la main sur son ventre, il dit : « La cachexie ! »

Il est si maigre qu’on dirait qu’il grelotte.

Sur ses bras, dans son dos, sur ses jambes, sur la poitrine sont des marques comme des cicatrices de coups de lanière.
— Ce sont des coups de couteau.
— De qui ?
— De moi, pour embêter les surveillants. Ils faisaient une tête quand ils ouvraient le cachot et me trouvaient en sang ! Et puis ça leur donnait de l’ouvrage.
— Vous touchez à la fin de vos tourments.
— C’est fini. Plus que cent cinquante jours. Maintenant, je rentre dans l’ordre.
— Vous êtes resté longtemps tout nu, mais on vous a redonné un pantalon.
— Je déchirais tous mes vêtements. J’étais un chien enragé.

Il est évident que lorsqu’un individu comme moi lacère ses effets systématiquement, on ne saurait fournir un aliment à ses dégradations. Mais j’ai ressenti suffisamment la souffrance du froid de cachot. Les nuits, je me frottais l’épiderme avec une brosse. J’en suis guéri à jamais. La douleur est le meilleur conseiller.
— Pourquoi meniez-vous cette lutte inégale contre l’administration ?
— Par goût. Je m’enfonçais dans le cachot comme dans le sommeil. Cela me plaisait diaboliquement. Quand le commandant Masse n’a plus voulu me punir, j’ai cru que je l’étranglerais. Et puis, je protestais au nom de tous les autres. Mais tous les autres — à part trois ou quatre — savez-vous ce que c’est ? C’est de la vermine qui, plus vous l’engraissez, plus vous dévore.
On ne me verra plus chercher des amis dans ce fumier.
Je me demande même comment je ferai quand je sortirai du cachot.
Je ne puis plus supporter la vie en commun.

— Vous vivrez à part.
— Je ne puis plus me souffrir moi-même. Le bagne est entré en moi. Je ne suis plus un homme, je suis un bagne.

Il dit :
— Je ne puis pas croire que j’aie été un petit enfant. Il doit se passer des choses extraordinaires qui vous échappent. Un bagnard ne peut pas avoir été un petit enfant.

JE FINIRAI DANS UN REQUIN

On s’assit tous les deux sur le bat-flanc.

— Enfin ! j’espère que je suis très malade. J’ai peut-être bien la tuberculose. J’ai assez avalé de cachets tuberculeux… Oui, voilà. Quand un camarade « en tient » on le fait cracher dans des cachets. On colle et on garde ça. Puis on se présente à la visite. On dit : « Je suis tuberculeux. » Au bon moment on met le cachet dans sa bouche. On le perce d’un coup de dent et on crache pour l’analyse. Les médecins ont du travail avec nous !

Il ne voulait pas prendre le tabac que j’apportais.
— Non ! Non ! je ne veux plus commettre de faute.
— Pour ces paquets-là on ne vous dira rien.

Il les prit, disant :
— C’est que je veux sortir, sortir.
— Mais habillez-vous ! vous grelottez.
— Non ! on ne grelotte que la nuit.

Il me demanda :
— Je suis bien seul dans l’allée, n’est-ce pas ?
— Seul.
— Comme ça, je sortirai. Quand je sens des camarades près de moi, mon cerveau chavire. Il faut que je les provoque. Je me couperai la langue, mais je sortirai.

Il n’avait aucune commission à me confier. Il ne se rappelait plus le monde.

Je lui dis de pauvres mots d’homme libre qui ne parvinrent pas, j’en suis sûr, au fond de sa fosse.

Il me répondit :
— Oui. Je finirai dans un requin, mais je veux revoir le soleil !

 

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