La jeunesse d'Henri Charrière, dit "Papillon" - Une enfance qui aurait pu être heureuse...
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Nous ne nous éterniserons pas sur ce sujet qui, dans le cadre qui nous préoccupe, n'est pertinent que dans la mesure où il nous éclaire sur la personnalité du futur bagnard et permet de comprendre comment le fils d'un instituteur renommé, à la rectitude unanimement reconnue, devint un proxénète vivant de pain de fesse, paradant dans les bars interlopes de Pigalle dès son arrivée à Paris (et pas chez Dante, à l'époque l'établissement de la grande truanderie, où on n'aurait jamais laissé s'installer un petit maquereau de très bas étage, doté pour tout palmarès qu'une condamnation ridicule pour vol de timbres).
Certes, Papillon était avantagé par une prestance et une beauté hors du commun – les témoins de l'époque sont unanimes à cet égard mais, – et à Paris ce genre de détail "tuait" -- , il devait être fortement handicapé par un accent rocailleux qui signait son côté province pour ne pas dire plouc (sans doute trouvera-t-on là une explication au besoin maladif de paraître qu'il manifesta dès son arrivée dans la capitale : agressivité, recherche vestimentaire élaborée : il ne mangeait pas tous les jours à sa faim, Nénette, sa "protégée" ne trouvant pas toujours de micheton – et les loyers, même dans les hôtels miteux de Pigalle et de Montmartre, coûtaient cher ; mais il portait toujours des complets sur mesure et des chemises grand faiseur).
Henri-Antoine Charrière (dit "Papillon") est né en 1906 à saint Étienne de Lugdares, dans le département de l'Ardèche, où ses parents enseignaient dans une minuscule école primaire sise dans une contrée connue à l'époquecomme une des plus pauvres de France. En 1917, alors que son père était mobilisé et au front, sa mère décéda et cette perte marqua l'enfant de onze ans d'une tâche indélébile.
Charrière était un mythomane à un point rarement imaginable, que ce soit dans ses écrits ou dans les témoignages qu'il apporta ici ou là une fois sa notoriété établie.Mais le pire contempteur de Papillon doit reconnaître les accents émouvants de sincérité qu'il déployait à chaque évocation du souvenir maternel, avec des mots qui ne trompent pas (ses dernières volontés, exaucées, furent d'ailleurs de reposer pour toujours à ses côtés).
Voilà par exemple ce qu'il déclara à Gérard de Villiers, lancé dans une contre enquête après le succès monstre de l'ouvrage Papillon.
J'ai perdu ma mère très tôt, j'avais onze ans. Mon père était, comme la plupart des Français, à la guerre, dans les Chasseurs alpins. Elle est morte de la grippe espagnole. Ça a été le premier choc de ma vie. Je crois que je ne m'en suis jamais remis. Je crois aussi que c'est de cette époque que date ma haine de l'injustice. Je considérais que la mort de ma mère, qui était jeune et belle, dont j'avais besoin, était une injustice flagrante, et l'enchaînement de circonstances qui m'a amené au bagne remonte à elle indirectement. Je me suis retrouvé pensionnaire à Crest, dans la Drôme, parce que ma grand-mère qui vivait avec nous est partie de la maison. Alors on m'a mis en interne chez un ami de mon père, un certain Boisset. Il dirigeait une école primaire supérieure qui préparait aux Arts et Métiers. J'étais un type costaud. Je jouais au rugby comme demi d'ouverture et j'étais très susceptible sur le chapitre de mes parents. En effet, tous les dimanches mes camarades partaient avec leurs parents. Moi, je restais seul, car mon père n'avait pas toujours le temps de s'occuper de moi et, bien entendu, j'étais jaloux et triste. Pendant la semaine, on parlait de nos parents respectifs. Bien entendu, on les défendait. Moi, je défendais la mémoire de ma mère. Je l'avais idéalisée. Je voulais qu'elle soit plus belle que toutes les autres.
Mais le plus terrible, c'était les jeudis et les dimanches. Le directeur de l'école était mon correspondant. Il m'invitait à dîner les jours de sortie. Sortir, pour moi, c'était monter au premier étage et bouffer. Pendant ce temps là, les autres pensionnaires sortaient en ville, leur mère venait leur rendre visite, ils revenaient dans la cour avec leur mère, ils crânaient. Ceux qui avaient une mère jolie, fine, élégante, ils se promenaient comme des paons avec beaucoup d'orgueil. Et moi je souffrais, je leur cherchais du pétard, je leur disais que ma mère était plus belle que la leur, plus élégante...
Un jour, j'avais 17 ans, un garçon a commencé à me dire que sa mère, c'était la plus belle et que la mienne, c'était rien. C'était la seule chose qu’il ne fallait pas dire. Je me suis jeté sur lui. On a décidé de se battre. Seulement ce type avait facilement dix kilos de plus que moi. C'était un avant de rugby. Une force de la nature. Jeme suis dit que moi, j'allais me faire écraser. Alors, j'ai pris un compas à pointe sèche et je lui ai dit :
" on va se battre, mais pour rétablir l'équilibre des forces, avec ça...
Malheureusement pour moi, il ne s'est pas dégonflé. On s'est battu et je l'ai frappé fort. Si fort qu'il est parti à l'hôpital. Évidemment, j'ai été renvoyé immédiatement du pensionnat.
Mon père avait honte de moi et n'avait trouvé qu'une solution pour me faire réparer : que je contracte un engagement de trois ans dans la marine. Pour moi, ça a été le grand tournant de ma vie. Dans mon pensionnat, j'étais toujours premier et je pense que j'aurais été reçu, que je serais devenu un ingénieur comme tant d'autres et que j'aurais eu la vie tranquille.
Premiers accrocs...
Georges Ménager, lui, indique que le jeune Henri fut confié après guerre à ce monsieur Boisset, directeur de l'école primaire supérieure de Crest (Drôme), enseignant qui avait la réputation "d'apprivoiser" les plus difficiles. Il ne fait pas mention de ce motif de renvoi, il "oublie" un bref épisode d'apprentissage (chez un électricien) avant son engagement dans la marine il déclare avoir été un excellent élève à l'époque, ce que des archives sont loin de confirmer - mais ce n'est pas ici ce qui nous préoccupe : sa souffrance d'orphelin décrite de façon poignante.
Sans faire de pseudo psychologie, on peut imaginer qu'ayant perdu sa mère, la femme qui comptait le plus pour lui au moment où il en avait sans doute le plus besoin pour construire une personnalité équilibrée, ses rapports avec le sexe opposé en furent définitivement marqués à une époque où on ne connaissait pas la psychothérapie. L'enfant précoce, vite devenu adolescent difficile puis jeune homme "pas à sa place dans la société" en vint très tôt à rejeter toute forme d'institution : l'école, l'apprentissage, le monde du travail, et alors que son intelligence, sa prestance et la bonne réputation de sa famille lui auraient permis de trouver sans peine un parti très convenable il se complut dans les fréquentations des pensionnaires de maisons closes, puis des filles jugées aptes à le devenir.
Contacts avec le milieu, versus pain de fesses.
L'apprentissage fut alors tenté, un artisan électricien ami de la famille (M. Bourret) ayant accepté de l'engager. L'expérience fut de courte durée et Charrière partit en claquant la porte (épisode "oublié par l'intéressé). Encore mineur, il fit son point fixe de la Villa Lauzière, un des deux bordels de la ville. Son bagout l'y rendit vite indispensable : il n'avait pas son pareil pour y rabattre la jeunesse en fin de nuit, quand les clients habituels étaient rentrés chez eux : la patronne avait sans doute acheté la complaisance de la gendarmerie locale pour contourner l'interdiction de fréquentation par les mineurs (en la renseignant en contrepartie, selon un schéma bien établi : on parle beaucoup dans les bordels, et les informations recueillies sont de première importance pour des pandores avertis ainsi que de certaines bonnes fortunes récentes qui n'ont pas d'origine établie, et qui sont dépensées sur place).
Henri Charrière était aussi connu pour son esprit bagarreur, que ce soit dans les bals ou sur les places de la petite ville (il alla également semer un pataquès invraisemblable à la tête d'une bande qui dévasta la Villa des Roses, établissement concurrent de son bordel favori..)
Excellent trois-quart centre (ce point est attesté par des coupures de presse relevées par des laudateurs de Papillon), il brillait dans l'équipe de rugby locale... Pourquoi fallut-il qu'il en rajoutât en soutenant bien plus tard qu'il en était le demi d'ouverture ? Le détail est infime, mais révèle le désir obsessionnel de paraître : dans le rugby d'avant-guerre, le demi-d'ouverture était le véritable "chef d'orchestre" de l'équipe, quand les autres joueurs n'étaient que des "équipiers". Sans doute parce que ce poste était bien plus en vue, et que son orgueil et sa mythomanie ne permettaient pas qu'on l'imagine ailleurs qu'au premier rang.
Ajoutons une vague tentative d'embauche – pour céder aux injonctions de son père qui ne supportait pas son oisiveté – dans un chantier de grande ampleur, ouvert dans la région : la construction d'un grand hôtel dans la ville de cure de Vals les Bains. Faute de qualification il n'avait que le grade de manœuvre, et les mœurs ouvrières de l'époque étaient implacables : l'arpète qui ne remplissait pas sa part de travail et qui de ce fait brimait toute l'équipe (payée à la tâche) se voyait très vite signifier par les camarades la nécessité de démissionner "spontanément". (cet épisode, Charrière l'a aussi toujours "oublié" ; mais il confirme que si incident il y eut, qui entraîna l'exclusion de l'école supérieure de Crest, il ne fut pas immédiatement suivi de l'engagement dans la marine)
Cela dit, on peut comprendre l'amer sentiment de déclassement ressenti par Charrière qui, malgré son éducation chaotique, avait un vernis de connaissance le plaçant largement au dessus des pue la sueur ou des péquenots, mais qui ne pouvait, faute de qualification, prétendre à un emploi valorisant. Quand dans le même temps il découvrait ce pouvoir qu'il avait sur certaines jeunes filles ébahies par son bagout, sa beauté juvénile unanimement reconnue – Vincent Didier a relevé, plus de soixante-dix ans après, des témoignages de nonagénaires dont les yeux brillaient à l'évocation du jeune Henri... – et, au profit des plus délurées, un certain savoir-faire acquis précocement à la villa Lauzière grâce à la fréquentation des professionnelles (les trois instruments de travail des proxénètes, selon le spécialiste du milieu Alphonse Boudard), on peut imaginer que son destin était tracé.
Henri Charrière venait d'avoir dix-huit ans. Encore mineur selon la loi de l'époque, il ne pouvait diriger sa vie comme il l'entendait, même si son père n'avait plus d'autorité sur lui. C'est à la villa Lauzière encore, le jour de son anniversaire, qu'il croisa deux jeunes marins auréolés de leur prestige de grands voyageurs qui avaient multiplié les expériences dans nombre d'escales coloniales. Ces récits envoûtants (sans doute exagérés), l'uniforme qui "en jette" le décident : il s'engagera dans la marine, moyen de s'émanciper de la tutelle paternelle et de connaître – croyait-il – l'Aventure, la vraie.
Au début du mois de mai 1924, Charrière signa donc de lui même un engagement ferme pour un contrat de trois ans dans la Royale. Mais (sans doute à cause de l'enquête de moralité effectuée par la gendarmerie après tout engagement dans l'armée), il passa quinze mois à Toulon sans recevoir la moindre affectation sur un bateau. L'ennui succédait à l'ennui entre corvées, tours de garde et surtout nombre innombrablee de jours de prison pour indiscipline, avec parfois de courtes permissions passées dans les sordides bordels à matelots, où sa future vocation de proxénète dût s'épanouir progressivement.
Charrière prétendra ultérieurement que c'est pendant ces quinze mois qu'il apprit à naviguer à l'école des Salins d'Hyères, ce qui lui permit plus tard de devenir chef de cavale.Mais rien ne permet de corroborer ces affirmations d'une part, ensuite entre apprendre à tirer quelques bords sur une surface d'eau calme avec un vent modéré et naviguer entre la Guyane et le Venezuela en essuyant de sévères tempêtes et en évitant coûte que coûte les terribles bancs de vase, tombeau des Français comme on les appelait, il y a plus que des nuances. Enfin, se diriger au compas, faire le point, évaluer sa position d'après les étoiles ou à l'estime, était un enseignement réservé aux aspirants et jamais aux matelots.
En juin 1926, Charrière fut traduit en conseil de discipline. Il écopa de deux mois de prison avant d'être envoyé en section disciplinaire à Calvi, en Corse (équivalent, pour la marine, des Bat's d'Af pour l'armée de terre). On ne badinait pas à l'époque avec la "lacération d'objets militaires" et Charrière a toujours prétendu qu'il fut puni pour avoir fait bouillir un béret trop grand, dans le but de le rétrécir. Toutefois la sévérité de la peine – pas tant les deux mois de prison que la relégation à Calvi –, donne à penser que pour la hiérarchie, la coupe était pleine et qu'il fallait se débarrasser de l'indésirable avant de l'éjecter de la marine à la fin de son contrat.
Calvi pour les marins comme Tataouine pour les Biffins, c'était l'enfer et ceux qui y atterrissaient devenaient vite des voyous s'ils ne l'étaient pas en arrivant, ou des jouets – y compris sexuels – dans les bras des caïds. La prestance physique de Charrière de même que son bagout l'ont sans doute protégé du pire (quoiqu'ils ne sont pas rares, les témoignages qui lui attribuèrent plus tard des tendances "pédérastiques" comme on disait à l'époque... de nos jours sans doute le qualifierait-on de bi), mais elle ne l’empêchait pas de subir des corvées excessivement pénibles : déneigement des routes et des sentes de mulets ou débitage de lourds troncs d'arbres.
C'est là qu'il devint "Papillon", un camarade ayant tatoué son emblème fétiche une nuit, après l'extinction des feux. Parfois, une "combine locale" permettait d'être affecté aux travaux agricoles sur la propriété d'un sénateur corse où la tâche était moins rude, et où le vin était distribué avec largesse le soir venu. Plus tard, Papillon prétendra avoir été révolté par ce dispositif, ne supportant pas que sa force de travail soit mise gratuitement à la disposition du sénateur Landri (on notera que tous ses collègues de Calvi espéraient être affectés à ce poste infiniment plus "vivable" qu'un quotidien passé sous la trique de vieux quartiers maîtres vachards souvent sadiques).
Quoiqu'il en soit, sous l'influence de cette "révolte intérieure" ou tout simplement pour fuir la Marine au plus tôt (un "pensionnaire" de Calvi ne voyait jamais son contrat renouvelé), Papillon accomplit un geste qui ne manquait pas de panache : il se broya le pouce gauche en l'écrasant volontairement sous une énorme pierre.
Transporté le lendemain vers l'hôpital militaire de Bastia à la suite de cet "accident", il fut réformé après un mois de rééducation, gardant sa vie entière une infirmité de la main gauche (qui lui permit même de se voir attribuer une petite pension militaire d'invalidité, au taux fixé à 20%, l'accident ayant été officiellement reconnu). Cerise sur le gâteau, étant libéré de ses obligations militaires, Papillon était de ce fait émancipé de plein droit et donc plus sous la tutelle paternelle (voir ci-dessous le compte rendu de sa fiche signalétique).
Les débuts de Papillon dans ce métier de proxénète, qui demande plus de subtilité qu'on ne l'imagine (ainsi qu'une absence totale de moralité et de considération pour la gent féminine), eurent lieu à Marseille où il débarqua en mai 1927, dans le sordide quartier qui s'étendait à l'époque derrière le Vieux Port en direction du Panier (ce secteur que les Allemands rasèrent, constatant d'abord son insalubrité, ensuite l'impossibilité de le contrôler puisque même des déserteurs de la Wehrmacht y vivaient dans une relative sécurité). Charrière y fit ses classes de barbeau, survivant des fruits du travail de pauvres filles d'abattage séduites les unes après les autres pour se les attacher avant qu'elles ne fussent soldées à un "collègue" et remplacées par d'autres dont on croyait qu'elles seraient d'un meilleur rendement.
Au proxénétisme il fallait, pour vivre, ajouter les trafics minables, le recel, la vente de cigarettes au paquet. Faire sa place n'était pas évident car les truands marseillais n'avaient aucune raison de laisser le nouveau faire son trou et prendre une part d'un gâteau déjà petit. Enfin Marseille, c'est encore la Province où les natifs se connaissent tous... Il ne sera décidément pas possible d'y prospérer : il faut monter à Paris, ce qu'il fit à la fin de 1927, après avoir "liquidé ses affaires" et muni d'un médiocre viatique... A peine arrivé en Gare de Lyon, le taxi le porta vers son nouvel univers, les environs de la place Pigalle, en bas de Montmartre. C'est là qu'il trouvera son destin, que sa conduite le mènera à Saint-Laurent du Maroni.