La Guyane, le bagne, vus par le capitaine de Frégate Bouyer (1)
Qui commanda le vaisseau l'Alecton et entreprit un voyage en Guyane en 1862 et 1863, sous le second Empire.
Frédéric Bouyer fit le récit de ce voyage, paru en 1867 aux Editions de L. Hachette et Cie, réédité plus tard par les éditions Guy Delabergerie de Cayenne.
A MON PERE,
LE DOCTEUR BOUYER
ANCIEN MEDECIN DE PREMIERE CLASSE DE LA MARINE IMPERIALE,
CHEVALIER DE LA LEGION D'HONNEUR, etc.
Il a visité avant moi les pays que j'ai voulu décrire. Il les reconnaîtra, je l'espère, malgré les années écoulées ; car si les institutions changent, la nature reste immuable.
Brest, le 15 décembre 1866
Fréd. Bouyer
La plupart des très nombreuses illustrations de l'ouvrage sont des gravures de Riou, en général d'après les croquis de l'auteur.
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Parti de Toulon le 21 novembre 1861, l'Alecton est un aviso à vapeur de 120 chevaux, en bois, doté de roues à aubes, destiné au service de la station navale de Cayenne et de sa colonie pénitentiaire. Comme il se doit, il franchit le détroit de Gibraltar avant de se lancer dans l'interminable traversée de l'Atlantique, franchissant le cap Trafalgar, faisant escale à Cadix avant de rencontrer un calmar géant, animal dont l'opinion tenait alors l'existence pour une fable. Le témoignage d'un officier de la marine impériale aurait évidemment valeur de preuve, et l'Alection tenta vainement de s'en emparer. Si le but ne fut pas atteint, l'événement permit à l'aviso comme à son capitaine d'accéder à une certaine notoriété.
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Après plusieurs rencontres qui n'avaient permis encore que de le frapper d'une vingtaine de balles auxquelles il paraissait insensible, je parvins à l'accoster d'assez près pour lui lancer un harpon ainsi qu'un nœud coulant, et nous nous préparions à multiplier le nombre de ses liens, quand un violent mouvement de l'animal ou du navire fit déraper le harpon qui n'avait guère de prise dans cette enveloppe visqueuse ; la partie où était enroulée la corde se déchira et nous n'amenâmes à bord qu'un tronçon de la queue. Nous avions vu le monstre d'assez près et assez longtemps pour en faire une exacte peinture. C'est un encornet gigantesque. Il semble mesurer dix-huit pieds de la tête à la queue. La tête, qui a la forme d'un bec de perroquet, est enveloppée de huit bras de cinq à six pieds de longueur. Sa couleur est d'un rouge brun, ses yeux glauques ont la dimension d'une assiette; la figure de cet embryon colossal est repoussante et terrible.
Officiers et matelots me demandaient à faire amener un canot pour essayer de garrotter de nouveau le monstre et de l'amener le long du bord. Ils y seraient peut-être parvenus si j'eusse cédé à leurs désirs; mais je craignais que dans cette rencontre corps à corps l'animal ne lançât un de ses longs bras armés de ventouses sur le bord du canot, ne le fît chavirer, n'étouffât plusieurs hommes de ses fouets redoutables, chargés, dit-on, d'effluves électriques et paralysantes, et comme je ne pouvais pas exposer la vie de mes hommes pour satisfaire une vaine curiosité, je dus m'arracher à l'ardeur fiévreuse qui nous avait pris tous en cette poursuite acharnée et j'ordonnai d'abandonner sur les flots le monstre mutilé qui nous fuyait maintenant et qui, sans paraître doué d'une grande rapidité de déplacement, plongeait de quelques brasses et-passait d'un bord à l'autre du navire dès que nous parvenions à l'approcher.
La partie de la queue que nous avions à bord pesait 14 kilogrammes. C'est une substance molle répandant une forte odeur de musc. La partie qui correspond à l'épine dorsale commençait à acquérir une sorte de dureté relative. Elle se rompait facilement et offrait une cassure d'un blanc d'albâtre. L'animal entier, d'après mon appréciation, devait peser de deux à trois tonneaux, près de six mille livres. Il soufflait bruyamment; mais je n'ai pas remarqué qu'il lançât cette substance noirâtre au moyen de laquelle les petits encornets que l'on rencontre à Terre-Neuve troublent la transparence de l'eau pour échapper à leurs ennemis.
Des matelots m'ont raconté qu'ils avaient vu, dans le sud du cap de Bonne-Espérance, des poulpes pareils à celui-ci, quoique de taille un peu moindre. Ils prétendent que c'est un ennemi acharné de la baleine. Et de fait, pourquoi cet être qui semble une grossière ébauche ne pourrait-il atteindre des proportions gigantesques? Ni os, ni carapace, rien n'arrête sa croissance, et l'on ne voit pas a priori de bornes à son développement.
(page 21)
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Passons sur les autres escales, Ténériffe, Cap-Vert, Sant-Vincent. Le 23 décembre, l'approche des Guyanes est attestée par une certaine perturbation des eaux de la mer: perte de l'amertume, nuance sombre puis jaunâtre qui signale le voisinage des rivières.
La Guyane s'annonçait par le Rocher du Grand Connétable [lien] qui était - et est toujours - une des plus grandes concentrations d'oiseaux de mer connues dans le monde, dont l'accès, certes difficile, vaut largement le détour.
Enfin, l'Alecton longea les îles Rémire (dont l'îlet la Mère) avant de mouiller aux îles du Salut, près du Cérès qui venait d'amener un convoi de 500 transportés (la rade de Cayenne est envasée de manière cyclique, ce qui rend la plupart du temps l'accostage impossible).
Bouyer signale de manière assez neutre ce qu'était le bagne colonial: une manière pour la France de se débarrasser de sa lie, de l'écume de ses prisons, mais aussi de "tous ceux qui sont un sujet de gêne ou de crainte, une menace pour l'avenir ou une difficulté pour le présent". Par cette formule il visait évidemment les déportés politiques.
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Bouyer découvre les îles du Salut
Après un long récit de la désastreuse expédition de Kourou, quand les îles constituèrent un refuge très relatif pour les malheureux survivants, il signale qu'elles redevinrent désertes un certain temps, frappées du préjugé amérindien qui en faisait le refuge du Diable.
Puis on y établit une léproserie, la colonie étant frappée de cette terrible maladie incurable à l'époque, et dont on exagérait le mode de contagion. Cette léproserie fut ensuite transférée à Mana après d'innombrables réclamations de la population qui entendait pouvoir faire parvenir des subsides aux internés de leurs familles.
Lorsque démarra la transportation, ces îlets parurent merveilleusement disposés pour accueillir un grand établissement pénitientiaire. Initialement, ce fut le dépôt central qui reçut les évacués des bagnes de Toulon et de Rochefort, dont la plupart étaient ensuite affectés à des camps sur le continent, les déportés politiques demeurant pour la plupart sur l'île du Diable, où ils occupèrent les anciennes cases des lépreux, sommairement remises en état (leur condition les dispensait de travail forcé).
C'est là que Bouyer fait preuve d'humour noir... Candeur? Cynisme? Aveuglement, parce qu'on n'a voulu lui montrer qu'un aspect de la condition des transportés ? La page ci-dessous laisse pantois.
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Les transportés, c'est le nom officiel substitué à celui de forçats et par lequel ils sont tous désignés; les transportés travaillent aux routes, aux constructions de l'île, au déchargement des navires, aux ateliers de confection où l'on fait sabots, chapeaux, effets, meubles pour le service général. Ils sont employés aux forges, à la menuiserie, à la fonderie, et acquièrent des grades dans le travail avec une rémunération qui varie de cinq à dix centimes par jour.
De plus, ils ont leurs heures de liberté pendant lesquelles ils travaillent à leur propre compte.
On a même trouvé parmi les transportés les éléments d'un corps musical. S'il est vrai que l'harmonie adoucisse les mœurs, elle a ici une rude besogne à remplir, et l'on frémit devant la composition de cet orchestre dont chaque instrumentiste est assassin, incendiaire, faussaire ou voleur, ce qui ne l'empêche pas d'exécuter sur la flûte ou sur le piston les modulations les plus suaves, tout comme si la conscience était pure de tout forfait.
L'uniforme des transportés se compose d'une chemise et d'un pantalon de toile grise et d'un chapeau de paille. Le peloton de correction seul porte la chaîne et le costume traditionnel rouge et jaune. Il se recrute dans les hommes incorrigibles, les évadés, les paresseux; il est chargé des travaux les plus pénibles, des plus dures corvées. C'est une punition plus ou moins longue qui, avec le cachot et les coups de corde, forme le système répressif au moyen duquel on cherche à assouplir les natures rebelles.
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Frédéric Bouyer fait donc de la description de la vie de bagnard un portrait idyllique qui correspond tout à fait à l'esprit de la loi de 1854, surtout quand on le compare à la condition ouvrière de l'époque. En effet, contrairement au prolétaire de l'époque, le bagnard serait assuré de manger, d'être soigné, il disposerait d'un pécule qu'il pourrait arrondir sur son temps de loisirs, distractions d'ailleurs parfaitement organisés puisqu'on pratique même la musique au bagne! Il semble à le lire que les punitions ne sont données qu'à contre-coeur aux incorrigibles. On comprend mal, dans ces conditions, pourquoi le taux de mortalité frappant une population d'hommes en général dans la force de l'âge atteignait couramment 30% par an, 60% dans les camps les plus malsains... Les épargnés étant ceux qui demeuraient sur les îles, c'est à dire en général les éléments les plus dangereux, qu'on ne souhaitait pas mettre au contact de la population!
Sans le vouloir, l'auteur indique un des pires travers de l'administration pénitentiaire: dès le début, elle commença à fonctionner "par elle même" et "pour elle même", les éléments les plus qualifiés étant affectés à son service exclusif : les plus belles réalisations du bagne de Guyane (les seules, d'ailleurs, si on excepte l'adduction d'eau de Cayenne) sont des constructions pénitentiaires et l'île Royale est couverte d'édifices magnifiques, preuve de l'incontestable savoir faire de détenus qui y travaillèrent (chapelle, hôpital, cases et mess des gardiens, etc.) [Voir l'album: "la visite de l'Île Royale" - lien)]
L'église de l'île Royale. Plus tard, un magnifique presbytère sera bâti à ses côtés
Nous terminerons par cette précieuse information fournie par l'auteur : le recensement de la population de Guyane, en 1862 (en intégrant le fait que la ruée vers l'or ayant commencé, il est probable que des centaines d'orpailleurs partis dans la jungle n'ont pas été comptabilisés)
Plus de 2.500 forçats stationnaient en Guyane, envoyés officiellement pour contribuer au relèvement de la colonie. Or il n'y en avait que 365 qui séjournaient en dehors des pénitenciers, à son service, dans des corvées d'entretien ou sur des chantiers de construction. Si on ajoute à cela le fait que les effectifs de militaires furent toujours surdimensionnés dans la crainte d'une révolte de forçats, on mesure le gâchis...
De tout temps, les Gouverneurs bataillèrent avec le directeur de l'administration pénitentiaire, le plus souvent sans résultat. D'une part, le budget de la colonie était très inférieur à celui du bagne et dans toutes les rivalités entre administrations, c'est la puissance payante qui domine, d'autre part les Gouverneurs séjournaient en moyenne un an sur place (et il y avait des vacances de poste à chaque relève) quand le directeur de la "Tentiaire" régnait sur son petit Empire pour un séjour de deux à cinq ans.