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Le bagne de Guyane
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Le bagne de Guyane
  • Un siècle d’échec carcéral. Dès le Second Empire, la Guyane fut choisie comme terre d’expiation. Au total, environ 80.000 transportés, relégués, déportés y furent expédiés sans profit pour la colonie. Histoire, géographie, vie quotidienne au bagne
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21 août 2013

Le médecin Norbert Heyriès, qui servit aux îles du Salut (3)

 

51R3345MJPLComme ses collègues médecins du bagne qui le firent avec plus ou moins de réussite, Norbert Heyriès devait composer avec une patientèle très rouée: les innocents étaient une minorité infime et aux îles, on gardait les détenus dont les affaires avaient le plus scandalisé l'opinion, ou les Incorrigibles de l'évasion. Ces derniers qui n'avaient guère que cela à faire de leur journée avaient toujours un coup d'avance sur le personnel, en matière de tromperie. On peut imaginer qu'un mdecin colonial qui jusque là n'avait travaillé qu'au proit d'une population "normale" ait vite été testé par les transportés, que dans les débuts il fut sans doute victime d'une ingénuité bien naturelle - d'autant plus que son rôle étant par définition antagoniste de ceux des surveillants, il ne pouvait guère s'appuyer sur leur jugement.

Des forçats se faisait passer pour plus malade qu'ils ne l'étaient, dans le but d'échapper à une corvée ou de toucher un supplément de ration: les conséquences d'une erreur étaient vénielles dans ces conditions.

Mais parfois, ils créaient des symptômes de pathologies graves dans le but d'être envoyé au Nouveau Camp ou sur l'îlot Saint-Louis réservé aux lépreux, afin de pouvoir tenter une évasion. Un tuberculeux expectorant des crachats sanguinolents et infectés - contagieux et susceptible de mourir à brève échéance car on ne connaissait pas de traitement à la phtisie galopante - partait vers le Nouveau Camp très peu surveillé, d'où il était relativement facile de s'évader. De ce fait, il sévissait à l'infirmerie un sinistre trafic de crachats de malades que revendaient les infirmiers: Lors de la visite, le "malade" plaçait ce crachat dans sa bouche pour expectorer devant le médecin méfiant, soucieux de s'assurer qu'il appartenait bien au patient, avant l'examen au microscope. On mesure les risques que certains étaient prêts à prendre pour quitter ces îles dont on ne s'évadait pas (s'il y eut des tentatives, à peu près aucune ne réussit). Le malheureux Pincemint qui eut son heure de célébrité lors d'une évasion mémorable partie de Saint-Laurent mourut de cet essai: le médecin fut dérangé au dernier moment alors qu'il avait placé le crachat sanguinolent et plein de bacilles de Koch dans sa bouche, et il dut le garder de longues minutes. Il décéda quinze jours plus tard...

IR entrée hopitalHospitalisation d'un transporté

FLAG4Les forçats étaient aussi passé maîtres dans l'art de passer pour des lépreux. Il fallait d'une part maquiller les lésions, d'autre part s'entraîner à simuler l'insensibilité qui était un des symptomes de cette maladie alors sans traitement. Pendant des mois, ils se faisaient piquer, pincer ou brûler sans préavis par des camarades sur tel ou tel membre, afin d'être parfaitement conditionnés  et ils maquillaient "la" lésion à l'aide de plantes irritantes, de décoction, de cendres, etc. dont on se passait les recettes de "promotion" en promotion, après s'être bâtie une "légende" fondée en général sur une relation sexuelle furtive avec une négresse (on croyait en la contamination par cette voie, assortie d'une très longue incubation). Passons sur les ophtalmies provoquées par des graines de ricin glissées sous la paupière... Les trouvailles étaient innombrables.

Norbert Heyriès devait composer avec cela. Il lui fallait détecter les simulateurs tout en aidant ceux qui l'appelaient à l'aide, déplorant à maintes reprises de manquer de compétences dans un domaine précis. Selon lui, la présence d'au moins un médecin aliéniste était indispensable** (des lettres à lui adressées, reproduites dans l'ouvrage, témoignent de cas de délires aigus, parfois clairement paranoïaques et contre lesquels il était totalement démuni (on sait par ailleurs que Charrière dit Papillon simula la folie pour se faire affecter à l'asile avant de changer d'avis - mais il lui fut plus difficile d'en sortir que de s'y faire interner). Le médecin était sans nul doute plus à l'aise pour traiter les cas de blessures - le plus souvent à l'arme blanche - consécutives aux bagarres entre transportés.

** Un projet relativement abouti existait, visant à construire une véritable unité pour les aliénés en lieu et place du bâtiment de la réclusion à eux affectés - totalement inadéquat: un lieu conçu pour être l'instrument d'une sanction extrême ne saurait convenir pour traiter des malades. La guerre le reporta sine die et ensuite, le bagne ferma.

85580321_oHeyriès devait aussi gérer la santé des gardiens et autres personnels de la tentiaire, ainsi que de leurs familles, un aspect qu'à peu près aucun historien du bagne n'évoque. Certes l'endroit était sain, mais un grand nombre de gardiens avaient ramené des pathologies contractées sur la Grande Terre - paludisme principalement - et une grande part d'entre eux souffraient des conséquences d'un alcoolisme qui sévissait d'autant plus que les distractions étaient rares dans ce microcosme de quelques hectares où on cohabitait par la force des choses dans une promiscuité pénible, quand la seule distraction était le passage au Mess ou quand on subissait un pénible huis-clos familial faute d'une vraie vie sociale: les inimitiés contractées en service voyaient leur prolongement pendant les heures de repos, et la rigueur d'une société de castes dans laquelle les gradés ne fréquentaient pas les subordonnés, où ceux qui avaient le statut de militaire se tenaient à l'écart des civils, où le médecin suscitait l'agacement quand il semblait adoucir le sort de Transportés n'arrangeait en rien la situation.

C'est ainsi qu'alors que le maintien d'une certaine distance - qui n'aurait pas exclu de faire preuve d'humanité - entre les membres de la tentiaire et des transportés favorisés par leurs fonctions ou plus manipulateurs que d'autres n'existait plus depuis belle lurette, à la fureur des Commandants successifs des îles placés ainsi dans l'impossibilité de faire respecter une discipline minimum et d'empêcher les trafics inqualifiables évoqués précédemment, qu'ils devinaient sans être informé avec précision de la plupart d'entre eux. Certains s'en moquaient ; d'autres voulaient juste éviter un scandale. Le dernier, en revanche, ne tolérait pas ces abus qui favorisaient les détournements de nourriture qui plaçaient la plupart des transportés sous un régime de famine alors même que Coco Sec (surnom du Commandant des îles pendant cette période) mettait un point d'honneur à se contenter de sa ration règlementaire, sans autre supplément que ceux qu'il pouvait acheter sur sa solde quand un approvisionnement depuis Cayenne était possible!

Monsieur T, surveillant aux îles, m'a ainsi déclaré en 1983 que pendant la guerre, 80% des pensionnaires** "crevaient la dalle", 15% se débrouillaient à peu près normalement et 5% engraissaient, s'enrichissant même avec la complicité de collègues qui, en retour, nourrissaient leurs poules voire leur cochon avec une bonne part du pain des rations. Ajoutez-à cela des cocufiages en série entre gardiens et épouses, souvent avec des pensionnaires qui se tapaient des femmes de collègus au vu et au su de tout le monde, sauf de l'intéressé bien sur et vous avez une idée de l'ambiance. Le pauvre Coco sec, un célibataire qui ne pensait qu'à son travail, était la risée de presque tout le monde - dans son dos parce que ses colères étaient terribles - malgré ses efforts pour rétablir un semblant d'ordre: c'était une vraie mafia regroupant des bagnards et des fonctionnaires qui organisait les détournements. Une véritable honte et je n'ai pensé qu'à une chose, sortir de là. A la surprise générale, j'ai demandé à être affecté sur l'île du Diable, qui était presque toujours le lieu d'une mutation disciplinaire, juste avant la révocation, et finalement on m'a renvoyé sur le Continent. 

** sa propre expression

Etaient dispensés de rentrer dans la case collective les infirmiers requis pour assister les malades, les porte-clés mais aussi - et cela au mépris des règlements - les garçons de famille qui pouvaient ainsi servir le dîner et faire la vaisselle (dont ceux de la famille Heyriès), les chouchous de gardiens dont certains, célibataires, allaient jusqu'à garder un môme pour la nuit. (propos de Monsieur T., Monsieur Martinet, en l'entendant, s'est fâché en soutenant qu'il disait n'importe quoi. Il faut signaler que si Monsieur Martinet était un témoin en général fiable, il niait certaines évidences dès lors que l'honneur du corps des surveillants mlitaires aurait pu s'en trouver entaché. Témoignages de Hut, de Belbenoit, de Vaudé)

canotDe nombreux incidents attestés par divers rapports, à toutes les époques font état de gardiens ayant usé intempestivement de leur autorité - voire de leur arme - sous l'empire de l'alccol et cela permet de placer l'ambiance. Emile Jusseau, qui fut canotier aux îles - poste très dur mais qui permettait de bénéficier de "privilèges" - relate la mort atroce d'un gardien au demeurant détesté, complètement ivre et qui tomba à l'eau en gesticulant depuis l'embarcation ; il se noya avant d'être dévoré par les requins.

Jusseau plongea sans succès pour tenter de lui sauver la vie, ce qui lui valut les remerciements émus du collègue de la victime également ivre - jusque là au comportement odieux avec Jusseau qu'il avait dans le nez - regrettant qu'il n'ait pas réussi. En substance: "tu l'aurais ramené que tu étais sans doute grâcié, mais là je ne pourrai malheureusement pas grand chose pour toi". 

Impossible, dans ce sombre tableau, de situer avec précision l'attitude du Docteur Heyriès. On sait seulement qu'il fut suffisamment apprécié des transportés pour qu'au moment de son départ, plusieurs dizaines d'entre eux lui envoient une lettre collective de remerciements préparée et décorée par Francis Lagrange.

Claire Jacquelin, au vu de lettes et de note qu'elle a consultées sans les reproduire in extenso parle de bagnards lettrés, précepteur et professeurs de l'enfant qui, pendant ses loisirs, apprenait à chasser l'iguane à la carabine, accompagné d'un autre forçat. Selon elle, "le charme de l'épouse et la gentillesse de l'enfant apportent "un peu de lumière dans ce malheur, cette dépravation, cette déchéance, cette désespérance". Il parait que les garçons de famille apportent de temps à autre un lapin volé dans le clapier d'un surveillant, en racontant leur technique pour échapper aux chiens méchants: se mettre entièrement nu et marcher à quatre pattes, ce qui les interloque.

071011IMG_0749L'habitation du médecin

La faute est vénielle, mais on est en plein dans ce manque de distance préjudiciable aux repères indispensables dans un tel milieu, évoqué ci-dessus: des garçons de famille dispensés de passer leurs nuits dans la case règlementaire, qui commettent un forfait et en font profiter leur bienfaiteur. Comment, dans ces conditions, s'il en avait l'intention, le médecin pourrait-il contribuer à éradiquer les trafics qui affamaient la majorité des transportés?  Si Heyriès semblait intraitable pour tout ce qui relevait de ses seules prérogatives, cette attitude démontre a priori qu'il resta indifférent à la situation générale soit par choix, soit parce qu'il avait pris la mesure de son impuissance.

Enfin on revient à la question posée dans la première partie des notes consacrées à Heyriès: quels éléments ont pu le déterminer à faire vivre femme et enfant dans cette atmosphère de dépravation, de déchéance, de désespérance plutôt qu'à Cayenne?

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071011IMG_0850Cimetière des gardiens, sur l'île Saint-Joseph (abandonné un temps, il est désormais impeccablement entretenu par la Légion étrangère). Trois porte-clés, transportés en cours de peine, sont inhumés sur une lisière de ce cimetière: c'est un remerciement posthume pour avoir permis, par leur attitude héroïque qui leur coûta la vie, d'étouffer une révolte qui menaçait de s'en prendre aux familles de gardiens. On sait que les autres forçats, une fois décédés, étaient livrés aux requins - pas spécialement par mépris mais tout simplement faute de place sur ces îlots rocheux où la place faisait défaut pour creuser des tombes en grand nombre.

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071011IMG_0756Cimetière des enfants du personnel (île Royale). Une mère à l'agonie a obtenu de reposer aux côtés de son enfant mort peu de temps auparavant. C'est à la sépulture de cette femme que Charrière dit "Papillon" fait allusion en se targuant de l'avoir profanée pour y dissimuler des éléments d'une cavale imaginaire. Fort peu imaginable car on se recueillait quotidiennement sur ces sépultures, de surcroît situées juste sous la terrasse du commandant des îles: si des nos jours la végétation a envahi les alentours, à l'époque tout était dégagé.

Certes, les inhumations se sont poursuivies pendant environ quatre-vingt-dix ans. Mais compte tenu du fait que le personnel "libre" fut toujours peu nombreux sur les îles: quelques dizaines tout au plus, des hommes jeunes avec une famille en rapport avec leur âge, la taille des cimetières oblige à conclure que l'état sanitaire de ce personnel n'était pas brillant surtout quand on sait que les épidémies de la Grande Terre ne sévirent jamais sur ces îles qui portaient bien leur nom.

Dessin mural1(Fresques dans les ruines de l'hôpital de Royale) On ne parle guère du travail des médecins auprès de ces membres du personnel ou de leur famille. On oublie qu'ils aidèrent des femmes à accoucher, assistés pour cela par des forçats en cours de peine. Qu'ils soignèrent les enfants en jeune âge et la vue du cimetière montre qu'ils subirent des échecs sans doute terribles pour leur conscience, malgré la science médicale encore balbutiante à l'époque, car ils croisaient les parents éplorés plusieurs fois par jour sur cet îlot minuscule.

Outre les conséquences de l'alcoolisme déjà évoquées, le paludisme pour ceux qui avaient servis sur la Grande Terre (en particulier à Kourou, juste en face des îles du Salut) la tuberculose devait sévir car à l'époque, toutes les catégories sociales étaient frappées. On citera également les conséquences néfastes d'habitudes vestimentaires qui laissent incrédules quelques décennies plus tard: le casque colonial jugé indispensable (si on sortait tête nue on faisait demi-tour précipitamment, comme si le danger était immédiat et un surveillant sans son casque écopait d'arrêts de rigueur), la ceinture de flanelle sous laquelle on transpirait comme un boeuf, le manque d'hygiène corporelle habituel à cette époque, amplifié par la transpiration et le rationnement de l'eau comptée sur ces îles dépourvues de sources en dehors de la saison des pluies. Eau qui de toute manière n'était guère potable car conservée dans des citernes et une réserve sur le plateau, toute d'une propreté douteuse (d'où les mladies intestinales dont la plus grave à l'époque était l'ankylostomiase). Dans les années trente, il était ainsi recommandé en Guyane de ne pas se laver trop souvent pour éviter les refroidissements consécutif au choc thermique (l'eau était au moins à 25°...).

071011IMG_0739(ci-contre: quartier des détenus) Certes au début des années quarante, les mentalités devaient évoluer si on en juge par les dessins de Francis Lagrange: les surveillants rondouillards et engoncés dans un uniforme épais, contemporains d'Albert Londres, avaient apparemment fait place à des militaires relativement affûtés et vêtus plus légèrement. Mais Monsieur T. comme Monsieur Martinet me l'ont confirmé: les pensionnaires couramment torse nu (voire entièrement dénudés) se baignaient fréquement dans les piscines des forçats de Royale et Saint-Joseph (des bassins fermés par de lourds rochers pour les protéger des requins): "finalement, ils se lavaient plus que nous et leur tenue était d'autant plus supportable qu'ils la retiraient en permanence".

N'oublions pas une pathologie qui faisait souffrir le martyre car les opiacés étaient administrés chichement: les coliques néphrétiques, toujours fréquentes sous ce climat où du fait de la transpiration, l'appareil rénal est peu irrigué et à cause également de l'abondance des conserves de viande dans l'alimenttaion. Ces calculs rénaux se formaient d'autant mieux qu'on buvait peu d'eau. Lorsque les "cailloux" ne descendaient pas, il fallait les extraire et c'était une opération lourde et hasardeuse. Au moins, pendant presque deux années, avec Norbert Heyriès, les îles bénéficièrent d'un chirurgien compétent.

Après deux années passées en Guyane, l'essentiel du séjour s'étant déroulé aux îles du Salut, Norbert Heyriès fut nommé en Martinique. Il n'est pas indifférent de noter qu'il permuta avec le médecin qu'il remplaçait.

 

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