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Le bagne de Guyane
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Le bagne de Guyane
  • Un siècle d’échec carcéral. Dès le Second Empire, la Guyane fut choisie comme terre d’expiation. Au total, environ 80.000 transportés, relégués, déportés y furent expédiés sans profit pour la colonie. Histoire, géographie, vie quotidienne au bagne
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2 avril 2013

Les femmes au bagne.

Leur présence avait été prévue dès la loi de 1854, organisant la transportation, un des buts de cette dernière était le repeuplement de la colonie.

 

soeurs_clunnyDès 1859, le Gouverneur de la Guyane se préoccupait des obstacles administratifs, et adressait un courrier au Ministre des Colonies.

Extraits.

« Monsieur le Ministre,

« La présence à Saint-Laurent-du-Maroni de trente-six femmes arrivées au mois de janvier par le transport le Loire doit entraîner comme conséquence prochaine leur union avec une partie des concessionnaires internés sur l’établissement.

« Son Altesse Impériale en m’annonçant par dépêche du 19 novembre 1858 l’embarquement des condamnées, m’informait en même temps qu’elles étaient pourvues des papiers nécessaires à la célébration de leur mariage.

 « Dans le but de réaliser les intentions du département j’écrivis à Monsieur le commandant de Saint-Laurent et l’invitai à s’enquérir auprès des concessionnaires célibataires et veufs s’ils désiraient contracter mariage, se fixer à la Guyane à l’expiration de leur peine et dans le cas d’une réponse affirmative de la part de ces derniers, à les interroger sur leurs prénoms, lieu et date de naissance, filiation, etc.

On notera qu'à une époque ou rompre l'union maritale était quasiment impossible, autant l'administration que l'Eglise se montraient compréhensives. La condamnation au bagne entraînait sur simple demande du conjoint "demeurant en France" la prononciation à son profit du divorce civil et l'annulation du mariage religieux et le condamné était en général déchu de ses droits paternels. Dans ces conditions, des deux côtés de l'Atlantique, on pouvait refaire sa vie.

Les vieux briscards, au bagne, affirmaient que les compagnes tenaient deux mois, les soeurs deux ans, et les mères toute leur vie.

femmes au bagneLe premier convoi de femmes transportées

Bagnards 61Régulièrement, les forçats en instance de libération, faisaient parloir. On leur présentait des transportées qui, pour échapper à la condition carcérale et au travail forcé, se praient de tous leurs plus beaux atours afin de séduire un prétendant.

"Quand un concessionnaire, las de vivre seul, songe à se donner une compagne, il adresse une demande à ses chefs. S'il est bien noté et que l'administration ait des femmes disponibles on l'autorise à "faire parloir". Muni de sa permission, il se rend, accompagné d'un surveillant, au couvent où on le met en présence du gracieux essaim, plus ou moins nombreux suivant les circonstances. Il regarde, compare, réfléchit et lorsqu'il a fait son choix, désigne à la soeur gardienne l'objet de ses préférences.

- Revenez tel jour, à telle heure, lui dit-on.

La seconde entrevue, qui sera décisive, a lieu dans le kiosque. Le kiosque a deux issues, l'une sur la place qui précède le couvent, la seconde en face de la porte de la prison.

Le prétendu entre par l'une, tandis que la rougissante promise est introduite par l'autre: du côté "cour" un surveillant militaire se promène de long en large; du côté "jardin" une religieuse observe en égrenant son chapelet. Il importe que le dialogue ne prenne pas tout de suite un tour trop vif et que les interlocuteurs gardent, pour le jour de leurs noces, quelque chose à se dire.

La Soeur tousse quand le diapason s'élève, et le surveillant se tient prêt à faire irruption si besoin est au nom de la morale."

Paul Mimande, "au bagne"

DSCN2625 (Copier)

La plupart de ces couples furent un échec. Entre les anciens souteneurs qui espéraient retrouver une fille soumise, entre les femmes n'ayant aucun attrait pour la forme de liberté qui leur était proposée: l'exploitation pénible d'une concession rurale et qui s'échappaient vers d'autres activités plus lucratives, les concessions étant par elles mêmes souvent des échecs faute de compétence et de capital de départ suffisant, c'est un euphémisme, d'affirmer que ces unions ne profitèrent aucunement à la Guyane.

penitencier_femmesPlus tard, quand des centaines de reléguées (voleuses multi-récidivistes, prostituées ayant violé à de nombreuses reprises les lois règlementant la vie des filles en carte, etc.) rejoindront les condamnées par des Cours d'Assises, ce fut pire. Ces deux catégories de femmes étaient placées sous l'autorité de religieuses de l'ordre de Cluny déjà très impliquées dans l'encadrement des prisons de femmes, sous la direction de Soeur Florence, irlandaise d'origine, qui passa trente ans sur les rives du Maroni: l'administration pénitentiaire n'intervenait que pour des tâches de police générale (récupérer les fuyardes, faire exécuter les sanctions prononcées par les prétoires et les tribunaux)

Nous reviendrons sur le sujet quand nous évoquerons les belles pages qu'Albert Londres y consacra.

Bagnards 67Une des dernières femmes transportées, Marie Bartête

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1 avril 2013

Une des rares réussites du bagne : l'adduction d'eau de Cayenne.

Cela peut sembler paradoxal mais bien que Cayenne soit dans le monde entier une des villes parmi les plus humides, on y manquait d'eau potable - avec toutes les conséquences qu'on imagine pour la santé publique. 

 

tardy_montravelC'est le Gouverneur Louis Tardy de Montravel assisté de l'ingénieur Lalouette (directeur des ponts et Chaussées) qui initia ce travail indispensable. En effet, faute de sources proches de la ville (dont 90% de la surface est quasiment au niveau de la mer: en conséquence les puits ne donnent qu'une très mauvaise eau saumâtre), les habitants utilisaient les eaux de gouttières en saison des pluies (chaque habitation ou peu s'en faut était dotée d'une citerne, mais l'eau y croupissait et de ce fait les moustiques étaient légion - d'où le paludisme endémique et des épidémies cycliques de fièvre jaune en plus de poussées de dysenterie et même de choléra. Le prestige de Montravel lui permit d'obtenir le consentement de l'administration pénitentiaire, qui fut stimulée par l'énergie de son successeur, le Gouverneur Loubère. Ce dernier ordonna au directeur de la "Tentiaire", Godebert, d'envoyer une corvée de cent condamnés dès le lendemain.

- Je serai là à sept heures du matin, et s'il manque un condamné, vous ferez le centième...

aurait-il affirmé à Godebert si on en croit le docteur Arthur Henry, auteur d'une histoire de la Guyane.

Les travaux furent menés rondement pour l'époque et en quelques années, les bassins naturels des Monts du Rorota (à Rémire, ville située à 12 km de Cayenne) furent excavés, rendus étanches et depuis la prise d'eau, une canalisation amena l'eau jusqu'à quatre fontaines publiques réparties dans la ville - la plus importante étant implantée en face de l'hôtel du gouvernement. On notera toutefois que les travaux furent considérablement retardés, faute de pénitencier faisant fonction de dortoir à Cayenne: chaque jour, les forçats remontaient sur les pontons encalaminés dans la rade... il faudra attendre encore longtemps pour qu'un bâtiment relativement fonctionnel soit édifié en ville pour y héberger les forçats chargés des corvées locales.

 

rorota riou (494x800)La prise d'eau (en aval des trois bassins)

 

081121 IMG_1422

A flanc des Monts du Rorota. Vue sur l'îlet la Mère

 

081121 IMG_1443

 

081121 IMG_1453Débris de la canalisation de l'époque

 

081121 IMG_1447

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081121 IMG_1471Les bassins (en fin de saison sèche, donc presque vides)

fontaine devant gvtLa fontaine principale (devant l'hôtel du Gouvernement)

fontaine pl armesFontaine de la Place d'Armes

IMG_0086

IMG_0091

IMG_0154Deux des quatre fontaines (celle du boulevard Jubelin est hors service)

Il y aurait à dire sur cette manière de procéder : l'emploi d'une telle main d'oeuvre rendait la création d'entreprises de travaux publics impossible, mais d'une part la main d'oeuvre aurait fait défaut (déficit en population, et fièvre de l'or qui attirait les hommes vaides dans la jungle), d'autre part, les bagnards ont, pour une fois, réalisé quelque chose de tangible. De Montravel et Loubère furent des parenthèses vite refermées et on s'abstint, par la suite, de réaliser dans la foulée le réseau d'égouts qui faisait tant défaut à Cayenne, ville d'une saleté repoussante: chaque matin, une corvée de bagnards passait en carriole dans les rues de la ville et on y vidait le contenu des tinettes et pots de chambre, le tout étant déversé dans un marécage proche. A la fermeture du bagne, quand plus personne ne fut disponible pour accomplir cette tâche immonde, les Cayennais vécurent un véritable cauchemar, des mois durant...

6 mai 2013

S'évader... (1)

 

m051aCarte régionale

85328762_oIl est impossible d'étudier l'histoire du bagne sans évoquer les évasions, qui étaient une obsession pour beaucoup de transportés (les pieds de biches, relégués, avaient très rarement le cran nécessaire pour tenter la Belle alors même que leur liberté relative rendait celle-ci moins difficile). Une des raisons paradoxales pour lesquelles pas mal d'authentiques truands préféraient être expédiés en Guyane pour accomplir une peine de travaux forcés que d'être condamnés à la réclusion en France, c'est qu'on ne s'évadait pas des Centrales comme Clairvaux ou Saint-Martin de Ré où, en plus, le régime disciplinaire était d'une très grande sévérité (comparable à la réclusion cellulaire à Saint-Joseph, "peine dans la peine" à laquelle le TMS condamnait des Transportés ayant commis un crime, un délit grave ou une tentative d'évasion caractérisée ayant impliqué des brutalités ou des vols qualifiés)

85328792_oCertaines évasions relèvent de l'épopée. On citera celle de Pierre Bougrat (lien) vers le Vénézuela, de Dieudonné vers le Brésil (cette dernière immortalisée par Albert Londres) ; des "bidonnages" complets comme celle d'Henri Charrère, dit Papillon, que nous évoquerons ultérieurement ; des évasions qui menèrent à des rédemptions comme celle de Raymond Vaudé (lien), évadé de Saint-laurent qui rejoignit les FFL où sa très belle conduite permit au Général de Gaulle de le réhabiliter solennellement (il finit ses jours à Kourou, ayant créé un restaurant coté au moment de la création du Centre spatial: le Saramaka, et permit à ses enfants de démarrer de belles carrières de chefs d'entreprise en Guyane). On se perd en conjectures sur l'attitude de Duez qui avait les fonds suffisants et les facilités pour s'évader (il était concessionnaire de l'îlet la Mère, doté d'une belle chaloupe, à même d'acheter des complicités) et qui resta jusqu'à sa mort sur son lopin de terre. Idem, Manda, l'amant de Casque d'Or qu'on croyait doté d'une âme indomptable mourut dans la misère à Saint-Laurent du Maroni sans avoir jamais tenté la Belle.

85328888_oEvadés repris (Toiles de Francis Lagrange, dit "FLAG") [lien]

Dans une de ses lettres, datée du 30 septembre 1903, Arthur Roques (lien) décrit les trois moyens de s'évader en mettant l'accent sur celui qui a sa préférence, dans une description imagée qui se voulait persuasive, afin de mieux "taper" sa famille. Nous reproduisons ici des extraits de cette missive, en le commentant, ce qui nous permettra de détailler les moyens d'évasion.

A ma pauvre famille, à mes bons et dévoués amis,(...) Ai-je besoin de vous dire que le rêve de tous les forçats c'est l'évasion et que les efforts de chacun tendent à réaliser ce rêve selon les moyens et le degré de force et d'intelligence qu'il peut mettre en jeu? C'est ainsi que tous les ans on compte environ une moyenne de quatre cents évasions ou tentatives d'évasion. Sur ce nombre, moitié réussissent pleinement, cent sont repris et rendus par les autorités hollandaises et anglaises et les cent autres se rendent ou meurent de faim, de misère, de maladie ou de mâle mort dans la brousse. Trois moyens d'évasion sont généralement mis en pratique, les voici détaillés de mon mieux pour vous laisser le soin d'en déduire les péripéties et les conséquences :

1.    Les irréfléchis, les impatients, les sans ressources pécu­niaires et les sans grande énergie quittent les camps et s'en vont au hasard de leur étoile à travers les forêts, les criques et les fleuves pour tâcher d'atteindre la Guyane hollandaise. Presque tous échouent et si par miracle ils arrivent à Surinam [[de son vrai nom, Paramaribo, capitale du Suriname, à l'époque, "Guyane hollandaise"]] ils sont cueillis par la police hollandaise et rendus aux autorités françaises. Ce genre d'évasion, sans vols et sans commettre aucun délit, fait encourir aux repris soixante jours de cachot et c'est tout : ils n'ont qu'à recommencer si le cœur leur en dit.

2.    Les audacieux, les je-m'en-foutistes, les mange-tout, les sans-peur, les risque-tout, combinent à quatre ou six et quelquefois à huit une audacieuse évasion. Ils se privent de tout pour accumuler des vivres de toute na­ture, des cordages, des voiles, des armes, de l'argent et quand le moment propice arrive ou qu'une occasion leur est fournie ils volent - en assassinant même s'il le faut - une embarcation et gagnent la haute mer pour éviter d'être capturés par quelque navire côtier. En général, ils viennent, après vingt, vingt-cinq et trente jours de mer, atterrir au Venezuela, puissance qui ne rend pas les évadés. Une fois là, ils se débrouillent par le travail, le vol ou l'assassinat, pour regagner l'Europe et la France. Ce genre d'évasion est le plus fréquent, celui qui réussit le plus souvent, mais c'est aussi celui qui expose au plus de dangers. C'est ainsi que lorsqu'une évasion de ce genre a lieu, une véritable chasse à l'homme s'organise par l'administration, sur mer, et que de véritables combats s'engagent entre les fugitifs et ceux qui les pourchassent. Il n'est pas rare de voir de part et d'autre quelques morts. Les repris dans ce cas-là sont enchaînés, mis en préven­tion de conseil de guerre et souvent condamnés à mort, s'il y a eu mort d'homme, ou à cinq ans de réclusion s'il n'y a eu que le vol d'embarcation. (...)

3.    Les réfléchis, les patients, les prévoyants, les intel­lectuels, les prudents, cherchent à se procurer des pa­piers d'identité tels que passeport, acte de naissance, de mariage, bulletin de casier judiciaire, etc., et de l'argent en grande quantité si possible mais jamais moins de mille à mille deux cents francs. Avec l'argent, ils trouvent à ache­ter des effets coloniaux de toile blanche, des souliers de même étoffe, et une coiffure de paille ou de feutre. En possession de ces effets, ils se font traverser en pirogue pour quarante sous de l'autre côté du fleuve Maroni à Albina, port hollandais où le jeudi, tous les quatorze jours, est un vapeur qui fait le trajet de là à Surinam [Paramaribo], port et capitale de la Guyane hollandaise.

165Arrivés à Albina, ils montent de suite à bord de ce vapeur, paient leur passage (12,50 F) jusqu'à Surinam et s'il arrive qu'on leur demande qui ils sont, d'où ils viennent et où ils vont, ils se contentent d'exhiber leur passeport. Satisfaits par la vue de ces papiers, les commis­saires s'inclinent, saluent et laissent l'évadé poursuivre sa route, puisqu'il est en règle. Arrivé à Surinam, on prend un autre courrier qui vous conduit soit à Georgetown, capitale de la Guyane anglaise, soit à Caracas, capitale du Venezuela et comme les papiers vous mettent à l'abri de toute arrestation, on est alors libre. Une fois à George­town ou à Caracas, il est facile de prendre le premier courrier en partance pour l'Angleterre ou pour Buenos Aires. Ce n'est plus qu'une question de temps et d'argent. Or. l'argent, comme vous le voyez, est l'âme clé ce genre d'évasion, puisque avec du métal on n'a qu'à se faire conduire où l'on veut et qu'on n'est pas obligé soit de travailler, soit de mendier, soit de voler pour manger, s'habiller et payer son passage.

Les papiers sont, après l'argent, d'une très grande importance et vous ne sauriez imaginer toutes les ruses, toute l'intelligence, tous les sacrifices que l'on fait pour s'en procurer. Les heureux les reçoivent clandestinement de leurs familles ou de leurs amis ; d'autres les fabriquent de toutes pièces ; d'autres en volent aux employés de l'administration ou dans les bureaux : d'autres les achètent à des Indiens, à des libérés, à des colons, à des condam­nés : en un mot, chacun se débrouille de son mieux pour mettre toutes les chances de son côté. Ce genre d'éva­sion est le plus facile, le moins compromettant, le plus sûr, le plus rapide et le moins fréquent de tous parce que cela tient au manque d'argent et de papiers. Ce qu'il y a de certain, c'est que sur cent qui essaient par ce moyen et dans de bonnes conditions, quatre-vingt-dix-neuf réus­sissent.

vignette80-33Paramaribo, XIXe siècle

maroni_cellules-et-lavoir1Remarquez, en outre, que si le malheur voulait que l'on soit repris soit à Albina, à Surinam ou à George­town, on en serait quitte pour une punition disciplinaire de trente jours de cellule, parce qu'il n'y a ni vol. ni délit d'aucun genre et que l'administration ignore les moyens employés ou l'existence des papiers et de l'argent. C'est donc là le but à poursuivre et le résultat à atteindre. Cela bien compris, vous n'aurez pas de peine à lire dans ma pensée et à deviner ce que je compte faire, avec votre aide bien entendu.

Vous ne serez pas surpris, non plus, si je vous demande de l'argent, beaucoup d'argent, des papiers, de la marchandise. N'ayant à attendre que deux ans et ne devant recevoir qu'un colis sérieux par an, il faut que j'arrive à réaliser la somme de mille deux cents à mille cinq cents francs. C'est donc sur la marchandise que je dois faire fond pour ajouter à ce que vous m'enverrez en espèces. Inutile d'ajouter que je serai économe jusqu'à l'avarice et qu'entre les priva­tions et le désir de sortir de cette galère, je n'hésiterai pas. (...)

*******************************************

Roques classe les évadés en trois catégories que nous retiendrons.

Tout d'abord, sur le nombre des évasions recensées chaque année... il n'est pas loin de la vérité: selon les années, on en comptait de 300 à 500** avec quelques pics au delà de ce nombre, mais la plupart d'entre elles relevaient de la première catégorie, qu'il qualifie d' irréfléchis, d'impatients, de sans ressources pécu­niaires et de sans grande énergie.

En effet les trois quart de ces évadés avaient agi sur un coup de tête, désespérés de ne pas parvenir à faire leur stère sur un camp forestier (d'où les sanctions à venir), terrorisés par un ou plusieurs codétenus ou tout simplement déprimés (souvent, suite à une "mauvaise" lettre). Un grand nombre revenaient de leur plein gré après avoir erré dans la brousse ou dans un pays qui leur était majoritairement hostile. D'autres étaient repris par les "chasseurs de popotes", Noirs Bonis, Indiens Galibis ou détenus libérés reconvertis à l'affut des primes (les plus féroces, qui ne rendaient souvent que les cadavres d'hommes qu'ils avaient torturé pour leur arracher un pécule parfois inexistant, conservé dans le plan inséré dans l'intestin). 

On ajoutera que les "quatrième première", les libérés astreints au doublage, devaient pointer plusieurs fois par an et qu'un retard de vingt-quatre heures suffisait à les déclarer évadés. Dans la plupart des cas, ces derniers voyaient leur situation régularisée s'ils n'étaient pas de trop mauvaise foi, quitte à écoper de quelques jours de cellule disciplinaire qu'ils considéraient souvent comme un bien: assurance de se voir délivrer un pain, et de dormir à l'abri.

** (pour un effectif de 5 à 8.000 transportés en cours de peine, plus quelques milliers de "libérés" astreints à résidence)

85350418_oLa troisième catégorie, qui a la faveur de Roques, celle "des réfléchis, des patients, des prévoyants, des intel­lectuels, des prudents" a sans doute existé mais elle était incontestablement très minoritaire. Tout d'abord parce que malgré les innombrables complicités, s'il n'était guère commode de réunir et surtout de conserver des fonds malgré les diverses complicités et les ressources liées à la débrouille (lien), il était presque impossible de se procurer des documents d'identité crédibles et encore moins de les conserver (le plan intestinal permettait de conserver quelques pièces d'or ou billets de banque soigenusement roulés, mais il n'en allait pas de même d'un passeport. En outre, à supposer qu'un forçat évadé ait réussi à se procurer une tenue civile lui permettant de ressembler à un citoyen libre, demeurait le problème de son apparence: tondu ou les cheveux coupés à ras, teint hâlé, cicatrices, tout cela le distinguait de l'honnête homme du moment qui, aux colonies surtout, arborait systématiquement une pilosité respectable (ci contre, une photo du bagnard Roques, illustrant la démonstration). La plupart des candidats à la Belle qui ont tenté l'aventure de cette manière se faisaient consciencieusement plumer par les pourvoyeurs de papiers et de documents, qui les dénonçaient après les avoir fournis, de manière à toucher sur les deux tableaux (un grand nombre de commerçants chinois, à Saint-Laurent ou à Cayenne, servaient d'intermédiaires)

Apparemment, Roques était suffisamment réaliste pour comprendre l'inanité de la première méthode et il se savait trop âgé pour agir selon la deuxième et pour cette raison, il la pare de tous les maux afin de tenter de continuer à briller dans son petit cercle familial. On rappelera néanmoins qu'il s'est couvert de ridicule (toute l'AP dut hurler de rire) quand, parti à pieds des Hattes pour rejoindre Buenos-Aires à via le Brésil (!), il fut repris avant Mana, à dix kilomètres de son point de départ, dès le lendemain (perdant ainsi sa sinécure pour être ramené aux ïles d'où l'évasion était impossible)

C'est la méthode "des audacieux, des je-m'en-foutistes, des mange-tout, des sans-peur, des risque-tout" (pour conserver sa terminologie) qui donna les meilleurs résultats malgré les risques immenses liés tant aux réseaux de surveillance qu'aux risques naturels: l'Océan est particulièrement dangereux dans ces parages pour des évadés qui, par la force des choses, confiaient leur sort à un esquif des plus frêles. On partait de Cayenne ou des environs vers le Brésil, ou de Saint-Laurent du Maroni Vers le Vénézuela. Quasiment aucune des tentatives faites depuis les îles n'aboutit.

C'est ce que nous analyserons dans la seconde partie de cette note.

25 mai 2013

La "justice des forçats" - Tordre le cou à un serpent de mer

 

Rares sont les ouvrages écrits par des témoins du bagne, qui ne font pas état d'une supposée "justice des forçats" qui aurait fonctionné en marge du TMS et de la cour disciplinaire selon un code et des règles rigoureux.

La_guillotine_secheJean Claude Michelot in "la Guillotine sèche" donne à cet égard des détails significatifs qui laissèrent sceptiques les témoins du bagne que l'auteur put interroger entre 1983 et 1986 (dont Messieurs Badin, Martinet, F.T,  MB, JB S: deux employés de la tentiaire, deux transportés et un relégué). Tous m'ont dit que le discours sur ce sujet, bien rodé, était propre à impressionner l'auditeur avide de sensationnalisme, mais sinon dénué de fondement, du moins très exagéré. La sardine qui bouche le port de Cayenne, me déclara F.T en riant de bon coeur.

Citons Michelot:

Parallèlement à la justice de la société libre, existait la justice secrète des forçats qui ne jugeait pas, évidemment, sur les mêmes critères.
La tradition d'un pouvoir occulte au-dessus des organisations légales s'est conservée à travers les âges, parmi les forçats, jusqu'au dernier jour de la transportation. Une véritable cour martiale était constituée parmi les détenus et jugeait sans appel les fautes prévues par leur code spécial, une sorte de code d'honneur, transmis de génération en génération. Cette juridiction officieuse condamnait à mort tout forçat coupable de délation ayant entraîné l'échec d'une évasion ou une aggravation de peine pour un forçat dénoncé.
Le président et les membres de ce tribunal secret étaient parfaitement connus des autorités, mais exerçaient cependant leurs fonctions sans être inquiétés.
La sentence prononcée était appliquée dans les plus brefs délais possibles, et l'homme chargé d'exécuter la sentence était désigné par le même tribunal. Il n'avait d'ailleurs pas le droit de refuser ce sinistre honneur, faute de quoi il subissait la même peine que le condamné.
Le condamné avait d'ailleurs le choix du genre de sa mort. Il préférait, en général, le poison plutôt que le couteau, car on considérait que la souffrance était moins grande avec ce moyen. Ce poison devait être administré en présence de l'un des juges. Les potions mortelles étaient préparées, grâce à des formules tradition­nelles, avec des herbes, des racines et des noyaux vénéneux, de préférence aux poisons chimiques, qui étaient pourtant faciles à obtenir avec la complicité des forçats infirmiers, mais qui pou­vaient être décelés à l'autopsie, alors que certains poisons végétaux ne laissent aucune trace.
La justice des forçats, impitoyable, intervenait pour tout manquement constaté à la solidarité contre les autorités du bagne et pour toute faute contre l'esprit de corps.
<< Il convient d'ajouter que le tribunal dont il s'agit ne statue pas sur tous les actes indifféremment, notent Darquitain et Leboucher. Il appartient à chaque intéressé de vider ses querelles lui-même ou " en famille " de régler à sa guise les questions particulières, telles que : coup de poignard motivé pour tricherie au jeu, vengeance d'un " mari " trompé, jalousie d'un séducteur convoitant " la femme " de son camarade. Ces querelles de tripot ou d'alcôve se vident en général " à l'amiable ". >>

Si une multitudes d'exemples ne suffisent pas à justifier un théorème, souvent un seul contre exemple permet de le réfuter.

85326630_oOn citera le cas de ce rejeton de la petite noblesse antillaise ("béké"), Bixier des Ages (lien), qui promettait de faire évader les forçats vers le Brésil contre espèces sonnantes et trébuchantes. Comme ses clients ne revenaient jamais, il se forgea vite une réputation d'habileté qui lui assurait une bonne clientèle. Or, pendant les belles, Bixier, une fois arrivé dans un endroit désert, invitait ses passagers à descendre pour renouveler la provision d'eau douce ; une fois que ces derniers étaient encalminés dans la vase jusqu'au bassin, il les abattait froidement à la carabine.

6154-3Il ne lui restait plus, après avoir récolté le prix de l'évasion qu'il ne conduisait jamais à son terme, qu'à parachever son crime en les éventrant pour voler leur "plan". C'est par miracle qu'une de ses victimes, sérieusement blessée et laissée pour morte, se traîna jusqu'à la Crique fouillée, fut recueillie, soignée et put donner l'alerte. Bixier fut arrêté et un sinistre vol d'urubus signala le charnier consécutif à sa dernière série d'assassinats. On estime à une soixantaine le nombre minimum de ses victimes (ce qu'il avoua), mais il faut sans doute doubler ce nombre déjà impressionnant.

Bagnards 158Condamné aux travaux forcés à perpétuité par la Cour d'Assises de Cayenne (qui, curieusement, ne prononça pas la peine de mort malgré la barbarie des assassinats: les jurés pensèrent sans doute que les bagnards feraient eux même justice), Bixier des Ages intégra le bagne où, des années après, il était toujours vivant alors même qu'un de ses codétenus, frère d'une de ses victimes vivait dans la même case collective à l'île Royale! Dans ces conditions, il est difficile de parler de "justice implacable des forçats"...

Il y avait évidemment un code d'honneur à respecter. Ne jamais laisser l'AP interférer dans un différend entre détenus (chaque baraquement ou presque comptait quelques anciens qui rendaient des arbitrages). En cas de rixe entre forçats ayant entraîné la mort d'un d'entre eux, invariablement, personne n'avait rien vu, rien entendu ou, si le coupable était connu, les témoins faisaient porter la faute au défunt: le meurtrier n'avait rien pu faire d'autre que se défendre.... Séduire ou tenter de séduire le "môme" d'un autre exposait évidemment à des représailles.

Il m'a par ailleurs été confirmé qu'un code d'honneur tacite était respecté chez les transportés, bien davantage que chez les pieds de biche (relégués): on se volait rarement entre soi à Saint-Laurent, c'était chose courante à Saint-Jean, chez les relégués.

soleillandAu bagne comme dans tous les lieux privatifs de liberté, les assassins d'enfants étaient détestés. Celui qui laissa le pire souvenir, Soleilland, fut haï dès le début, ce qui ne l'empêcha pas de survivre plus de dix ans).

De ce fait à peine arrivée en Guyane, il faut interné aux îles où le séjour était infiniment moins pénible, mais où on pouvait lui confier une tâche qui l'isolait des autres: il fut gardien du minuscule cimetière... des enfants!

6394895757_9a5cda0463_mIdem, si les bourreaux du bagne étaient haïs (ils étaient recrutés parmi des transportés volontaires: à chaque vacance de peine, le directeur de l'AP recevait des dizaines de candidatures spontanées, demandant toutes une discrétion absolue), les agressions commises contre eux furent étonnament peu nombreuse: la maison très isolée, barricadée dès le soleil couchant et gardée par de gros chiens féroces, c'est une légende. Ladurel élevait tranquillement des poules qu'il revendait aux gardiens, et cultivait son potager. Ayant bénéficié d'une autorisation exceptionnelle de rentrer en France en 1937, c'est là qu'il fut assassiné sans que l'on ait pu retrouver l'auteur du crime.

Quant aux empoisonnements qui ne laissent aucune trace... Cela fait partie du folklore guyanais. On parle beaucoup de poison en Guyane, à défaut de passer à l'acte. La datura est même abondamment citée, alors même que cette plante est totalement absente sous ces latitudes ; et les Amérindiens du plateau des Guyanes n'utilisent pas ce curare régulièrement évoqué...

La délation était très mal vue, comme dans toutes les collectivités, et l'AP sut jouer habilement des préjugés raciaux courants à l'époque: les porte-clés, ces auxiliaires qui assistaient les gardiens étaient presque tous des Arabes qui se soutenaient mutuellement. Plus "visibles", il leur était à peu près impossible de s'évader - aussi recherchaient-ils les avantages liés à ces fonctions "d'assistants". Outre leur fonction première (veiller à la bonne fermeture des cases, cellules et cachots), ils étaient souvent employés comme chasseurs de têtes, chargés de rattraper les évadés partis par voie terrestre. Mais s'en prendre à l'un d'eux, c'était la certitude de subir des représailles de la part des autres Maghrébins.

A contrario, ils oubliaient rarement les services rendus: Dieudonné qui, des années avant, sauva la vie de l'un d'eux qui se noyait à l'île Royale, ne put s'évader que parce que les Arabes de Cayenne avaient décidé de le prévenir discrètement et de regarder ailleurs quand on les chargea de le pister, une fois qu'il fut trahi par un libéré

25 mai 2013

Une réflexion sur l'évolution des mentalités, concernant l'isolement en milieu carcéral.

 

La condition habituelle du Transporté qui ne subissait pas de punition laisse songeur, selon nos critères actuels de "lecture" d'une politique pénale où on est habitué à considérer l'encellulement individuel comme un progrès majeur, un objectif à atteindre le plus rapidement possible.

Il y a un siècle, le transporté en "pension" à Saint-Laurent du Maroni, à Royale, aux Roches de Kourou ou à Cayenne rentrait de sa journée de 11 heures de travail pour intégrer une "case" commune, laquelle contenait de 30 à 40 condamnés à Cayenne ou à Saint-Laurent, de 80 à 100 à Royale.

 

IMG_0154Cases collectives (sur deux niveaux qui ne communiquaient pas, à Saint-Laurent. Elles accueillaient les détenus de seconde et première classe (les primo-arrivants, en  troisième classe, étaient censés n'être promus qu'après trois ans de "bonne conduite". Ils étaient logés dans des cases à un seul niveau. Les fenêtres dont les barreaux étaient régulièrement contrôlés étaient obscurcis par des volets à charnière basse et horizontale, qui empêchaient de voir à l'extérieur.

IMG_0109La barre horizontale, jamais démontée, servait à placer les manilles sous le second Empire et au tout début de la reprise de la Transportation. Plus tard, on couvrit la chape d'une planches de bois pour améliorer le confort. Enfin, la barre permit de fixer les "hamacs" octroyés à la fin des années vingt.

Bagnards 152 001Une des deux rangées de bats-flancs. Les manilles encore visibles sont
tombées en désuétude depuis longtemps. Le couchage sur des planches
semble rude à notre époque; il était monnaie courante dans bien des
ménages modestes et dans toutes les collectivités
(quand on ne lui préférait pas le lit de paille; hautement inflammable)

IMG_0153Les portes étaient fermées pour une durée de 12 à 14 heures, davantage le dimanche quand on ne sortait pas en corvée.

Le transporté passait donc plus de la moitié de son temps dans un local collectif bruyant, humide (du fait de la condensation énorme sous les tropiques), où la chaleur était constante sans toutefois être insupportable (on avait intelligemment, prévu des plafonds hauts – ce qui suffit à diminuer les températures intérieures, élément que les architectes contemporains ont presque tous oublié en Guyane au XXIe siècle) mais où la vermine (moustiques, blattes, fourmis, etc.) pullulait.

Le bagnard souffrant ou tout simplement fatigué parvenait à dormir… lorsque tous ou peu s'en faut décidaient de faire de même (il suffit de deux ou trois trublions pour perturber le sommeil d'une collectivité: des chahuteurs, voire des ronfleurs). Or si les parties collectives de marseillaise ou de dés n'étaient pas si fréquentes qu'on l'affirmait, elles n'étaient pas spécialement rares…

 

IMG_0150(ci contre à gauche: les tinettes de "première génération" sans siphon et bien sûr, sans évacuation par chasse d'eau)

 

IMG_0111Autre particularité liée à la construction des cases collectives: les WC (car il n'y avait pas de douches) se situaient à une extrémité de celles-ci et se présentaient sous la forme de cuvettes "à la turque" sans siphon et sans chasse d'eau, faute d'eau courante: surélevées, on glissait de grands baquets sous elles, vidés chaque matin depuis l'extérieur de la case.

(à droite: les secondes générations dites "à la turque", toujours sans chasse d'eau avec les remontées d'odeur inévitables)

Il y avait donc un appel d'air permanent entre ces WC baptisés "chambres d'amour" pour des raisons évidentes et les fenêtres de la case elle-même, plus hautes et à l'opposé et bien sûr, non vitrées. Le groupe de détenus vivait donc en permanence dans des miasmes fétides quand l'odeur des matières fécales ne le disputait qu'à l'ammoniac des urines vite décomposées par la chaleur.

Le hamac individuel ne fut octroyé progressivement qu'à la fin des années vingt: auparavant, chaque bagnard avait droit à 40 ou 50 cm de largeur, sur un support dur et se retrouvait ainsi encerclé par deux camarades dont les corps mal lavés et transpirants devaient constituer une gêne permanente (il est bien connu qu'on sent infiniment davantage la crasse des autres que la sienne propre). On conclura en signalant les inconvénients olfactifs d'une alimentation à base de haricots cuits sans raffinement aucun.

BAGNE CAYENNEUn simili hamac fut accordé aux détenus, dans le cadre des mesures visant à
humaniser le bagne, après les reportages d'Albert Londres. Plus de confort,
plus hygiène et la morale y trouve son compte, chaque détenu ayant son "espace vital"

 

IMG_0102(Ci-contre: les quartiers disciplinaires réservés aux relégués et libérés sanctionnés pour fautes vénielles) Et pourtant… la sanction sinon redoutée, du moins guère appréciée des bagnards était l'emprisonnement en cellule individuelle, qui pourtant éliminait tous ces inconvénients.

Nous évacuerons bien évidemment la très dure réclusion où l'isolement était complet, la loi du silence implacable, assortie du sentiment d'être comme un fauve en cage, surveillé par des gardiens circulant sur des passerelles en hauteur.

Les peines de prison infligées par la commission de discipline sanctionnaient des fautes mineures : ne pas se découvrir devant un gardien avant de lui adresser la parole… si ce gardien était particulièrement tatillon car dans la plupart des cas il signalait l'oubli avant de coller un rapport, manger une mangue, même tombée à terre (là encore, l'avertissement préalable était fréquent, et parfois le gardien fermait délibérément les yeux), rentrer au camp en état d'ébriété après les corvées – alors même que le transporté était supposé ne disposer d'aucune somme d'argent – donc ne pouvait en principe pas acheter à boire,  se présenter abusivement à la visite médicale, etc. et

071011IMG_0714(ci-contre: cellules de l'île Royale)

Ces santions pour fautes mineures se résumaient à l'isolement en cellule individuelle après la journée de travail normal, pour une durée qui n'excédait pas trois mois et qui, la plupart du temps s'échelonnait entre quinze et trente jours. Une hiérarchie supplémentaire consistait soit en dispense de corvée (isolement total) soit à l'affectation, pendant le jour, aux tâches les plus pénibles. Le cachot, progressivement supprimé dès le début du XXe siècle impliquait en outre l'obscurité à des degrés variables (avec des périodes où le déten revoyait le jour), le pain sec un jour sur deux et la mise aux fers, la nuit (fin avec le procureur Liontel, en 1908)

071011IMG_0716L'auteur a visité ces cellules de prison, que ce soit à l'île Royale ou à Saint-Laurent. Rien à voir avec la très pénible réclusion! Tout d'abord, la superficie est de 8 à 9 m2 (en 2012, on entasse jusqu'à trois détenus dans de tels locaux, en France), et si la lumière fait relativement défaut pour lire, sauf aux plus belles heures de la journée, il est peu probable que la majorité des forçats souhaitaient se cultiver en retour de corvées.

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A Saint-laurent fonctionna même un blockhaus disciplinaire qui maintenait la collectivité: seul le coucher, sur une chape de ciment et pas deux planches de bois, faisait le distinguo à une époque où bien des hommes libres se passaient de matelas.

071011IMG_0715Les plafonds étaient suffisamment hauts pour que la température soit relativement clémente (d'autant plus que l'ouverture supérieure permet le "tirage" de l'air chaud) et s'il n'y a pas davantage d'eau courante que dans les cases, le baquet de déjections, réservé à une seule personne, pouvait être placé hors des courants d'air et ne pas empuantir l'atmosphère. En outre, étant seul, on pouvait se reposer quand on choisissait de la faire… et la journée de travail (rarement épuisante quand on était à Saint-Laurent ou à Royale) passée avec les camarades permettait de maintenir au quotidien ce lien social qui faisait si cruellement défaut lors de la réclusion.

On rapellera que les fers (effectivement pénibles sur les plans tant physique que psychologique) furent supprimés tôt – sauf pour les forcenés. Même dans les cachots de Saint-Joseph, la manille simple ou double n'était plus employée depuis belle lurette et quand cela fut imposé de façon gratuite et inutile au déporté Dreyfus, sous le prétexte d'empêcher une hypothétique évasion avec des complicités venues de l'extérieur, des autorités peu suspectes de sympathie envers un "traitre" considérèrent cela comme une torture, une aggravation de peine inacceptable et arbitraire.

En clair, le régime disciplinaire au début du XXe siècle correspondait peu ou prou à un objectif considéré comme inatteignable cent ans plus tard pour un régime ordinaire. Quand la plupart des détenus, de nos jours, signalent la promiscuité comme le plus difficilement supportable en détention, la réaction était antagoniste en Guyane: punir, c'était isoler et la plupart du temps, un avertissement suffisait à calmer un forçat en passe de se rebeller.

Cela montre incontestablement une évolution des mentalités. Peut-on en déduire que l'homme était davantage que de nos jours une espèce sociale?

Nous conclurons en signalant que quelques très jeunes détenus demandaient, dans les années trente, comme une faveur, de dormir en cellule. (ils pouvaient avoir 19 ou 20 ans à une époque où la puberté étant en général moins précoce, ils devaient être d'un aspect particulièrement juvénile) Les esprits avaient évolué et quand ces cellules étaient en nombre suffisant, on leur accordait cette "faveur" si on n'avait rien à leur reprocher. Cela en faisait quelques-uns qui, non seulement ne recherchaient pas la condition de mômes, mais faisaient tout pour l'éviter… (Source: témoignages de Mr Martinet, de F.T, 1983-1984, recueillis par l'auteur) et cela bat en brèche l'idée d'une homosexualité de circonstance quasiment universelle: des primo arrivants, du moins, voulaient rester "chastes".

IMG_0121Cellule avec une manille simple, qui permettait de bloquer une cheville (procédé abandonné au début du XXe siècle). Le condamné pouvait encore se mouvoir et la pénibilité réelle n'était pas extrême contrairement à la double manille qui imposait de demeurer à plat sur le dos et, raffinement de cruaté que quelques rares gardiens ou porte-clés sadiques imposaient: la manille haute et basse, un pied étant sur la tige, l'autre au dessous...

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29 mai 2013

La circulation de l'argent dans les bagnes de Guyane.

 

P02_01105205[Jeton de cantinage, période initiale du bagne]

La mise à disposition de numéraire, pour améliorer le quotidien, était plus ou moins aisée selon les catégories à laquelle appartenaient les forçats.
Les déportés (régime politique censément adouci, dans la pratique infiniment plus pénible) pouvaiant recevoir des subsides de leurs proches avec lesquels ils avaient la possibilité, s'ils ne se satisfaisaient pas de l'ordinaire, de cantiner "dans la mesure du raisonnable" (ce dernier étant fixé par l'administration). Cela dit, le numéraire ne leur était pas versé "en propre" mais tenu sur un compte pour éviter les tentatives de corruption.

 

Dreyfus-on-Devil-Is-96L'ordinaire, pour eux, était celui d'un militaire en campagne, le vin excepté (tout comme pour les transportés) mais à la différence de ces derniers, les aliments leur étaient servis crus: C'est ainsi que Dreyfus, au début de son séjour, dut faire griller une pièce de viande sur une vieille tôle rouillée en faisant de petits feux du bois qu'il ramassait sur son lopin, ou tenter d'obtenir un "bouilli" que le plus souvent, il jetait à la mer tout comme son café qu'on lui servait vert - il n'avait rien pour le torréfier ou pour le mouler.On imagine ces conditions difficiles de survie, pour un grand bourgeois habitué à se reposer sur des domestiques...

Sous le contrôle vigilant de l'administration qui imposait des fournisseurs agréés afin d'éviter les correspondances frauduleuses, les déportés se procuraient des conserves et du vin à Cayenne. Pendant les rares périodes où ils séjournèrent en groupe sur l'île du Diable (sous le second Empire ou pendant la Grande Guerre), ils faisaient parfois popote commune. Les déportés pouvaient également porter - à leurs frais - des vetements civils et garder leur pilosité (ce qui était rigoureusement interdit aux transportés et aux relégués)

Les relégués individuels avaient le droit de travailler pour leur compte - mais la mentalité détestable de la plupart de ces pieds de biches ne les y poussait guère (ils étaient à l'origine de la quasi totalité des chapardages de saint-Laurent et des environs). Ils pouvaient cantiner et s'acheter des objets jugés nécessaires.

Les relégués collectifs devaient une demi-journée de leur temps à l'administration, pour subvenir à leurs besoins. Pendant l'autre demi journée, leur "débrouille" permettait d'améliorer l'ordinaire mais en théorie, ils n'avaient pas le droit de conserver d'argent sur eux: on tenait compte de leur pécule mais à peu près tous avaient une cagnotte intestinale, le "plan" - ce qui n'était pas sans risque car nombre de forçats perdirent la vie pour se faire éventrer à la recherche de ce "plan"

Les transportés n'avaient aucun droit de recevoir de l'argent de leurs proches, ni d'en conserver - ce qui n'empêchait pas la possession du plan. Quand l'administration soupçonnait un de ces derniers d'avoir accumulé une forte somme, suffisante pour financer une évasion, elle enfermait parfois le suspect en cellule avec un baquet à déjections et des aliments qui "faisaient aller", laissant faire la nature. Parfois, on sollicitait les médecins pour qu'ils fournissent un laxatif: la plupart s'y opposaient, par déontologie médicale mais tout à une fin, et le plan finissait bien par ressortir...

planPlan et son contenu (source: Atelier de création libertaire)

Il y avait une infinité de moyens de combiner la "débrouille", au bagne et même des détenus parqués aux îles parvenaient à recevoir de l'argent venant de proches ou de complices. Il suffisait, pour cela, de bénéficier d'un réseau de complicité qui commençait par une personne ayant le droit de recevoir un mandat en Guyane: libéré, personne civile, relégué individuel voire... gardien. Ce mandat reçu, on faisait discrètement passer la somme à l'intéressé, souvent à travers une succession d'intermédiaires qui prélevaient chacun leur dîme.

85551071_oNous avons vu que le Libéré Massé, accusé de recel d'argent appartenant à des détenus, apprenant qu'il serait arrêté pour cela, pris de panique fut jugé par le TMS pour s'être évadé. S'il se livrait à un tel trafic, c'était par manque absolu de ressources d'une part (la condition des libérés à peu près interdits de tous emplois était terrifiante), mais de plus, il parvenait à envoyer un mandat mensuel de quarante francs à sa vieille mère impotente demeurée à Paris. Emu par la situation et par le fait que Massé avait spontanément rebroussé chemin pour se livrer, le TMS l'acquitta.

Ce n'est un secret pour personne que nombre de gardiens, pourtant mieux rémunérés que dans les maisons centrales de France pour un service moins exigeant, "en croquaient", ce qui ne doit pas faire oublier que la grande majorité faisait son service sinon avec conviction et dévouement, du moins honnêtement. Le soin que Deniel (chargé de la garde de Dreyfus) déploya pour trouver des gardiens "sûrs" pour la déportation, en 1895, alors qu'il était absolument certain que Dreyfus était sans un sou et coupé du reste du monde est d'ailleurs révélateur: avec une "tentiaire" totalement honnête, choisir des surveillants intègres n'aurait pas posé de problème... Ces surveillants étaient évidemment en bonne place pour participer à la circulation d'argent ou pour attribuer tel ou tel "bon poste" ou "faveur" à un forçat qui savait se montrer généreux.

C'est ainsi que nombre de transportés, outre ce qu'ils détenaient dans leur "plan", avaient un compte virtuel ouvert chez tel ou tel négociant (souvent des commerçants d'origine chinoise, durs en affaires au vu de la commission prise, mais "honnêtes", n'imaginant pas de voler un bagnard - d'une part pour ne pas entacher leur réputation, ce qui les priverait de clients, d'autre part pour éviter une vengeance qui serait implacable. Cet argent était ainsi placé chez l'intermédiaire qui, le moment venu, ferait appel au passeur qui organiserait la belle.

p3- 10 FRANCS OR NAPOLEON III 1863 A

9EFB6251F910E5AADBE13B85554L'argent détenu devait répondre à divers critères. L'or était le plus recherché, car un petit volume correspondait à une grande valeur et il avait cours mondial: un évadé pouvait faire des transactions avec des Napoléons en Guyane anglaise, au Venezuela, au Brésil, etc. La monnaie française avait cours en Guyane, pour les gros achats. Pour les dépenses courantes, la monnaie guyanaise (émise par la caisse de l'outre-mer) était la plus commode à employer mais sortie des frontières de la colonie, ce n'était plus que du papier. Pendant un certain temps, l'AP distribua des jetons au forçats, pour leur permettre de cantiner. Idem, la société Tanon (gros négociant) tira des "assignats" pour compenser le déficit de petite monnaie, qui servaient aussi bien dans les "grands bois" pour les orpailleurs qu'au bagne, voire en ville.

Sans titre-1Jetons "assignats" de la Société Tanon

 

Bagnards 46Il ne faut pas oublier que beaucoup de bagnards disposaient de moments de liberté au cours de la journée, pendant lesquels ils étaient en contact avec le monde extérieur. S'ils n'étaient pas particulièrement surveillés parce que considérés comme dangereux ou risquant de s'évader, un grand nombre était "lâchés" le matin pour accomplir leur corvée, sous réserve d'être présents aux appels. Cela leur laissait le temps de faire les petits négoces liés à la débrouille (vente d'objets, de services, etc. et de gérer leur pécule virtuel). Etait officiellement considéré comme "évadé" un bagnard qui avait douze heures de retard après un appel, mais la plupart revenaient très vite et en étaient quitte pour une à deux semaines de prison. Cela valait bien le coup, si l'absence avait permis de voir une doudou ou se s'offrir une biture carabinée (bien qu'il fût interdit de faire entrer de l'alcool dans les pénitenciers de nombreux cas d'ivresse furent signalés dans les cases collectives: l'ingéniosité des détenus, partout, est absolument sans limite et ils ont toujours quelques coups d'avance sur leurs gardiens).

devil's island xiiiQuand bien même un forçat était relativement "coincé" (sauf peut être dans un camp disciplinaire ou à la réclusion de saint-Joseph où l'isolement était total), un camarade bénéficiant de plus de liberté pouvait se charger de commissions en sa faveur. De temps à autre, une fouille collective organisée sous la direction d'un surveillant-chef perturbait le fonctionnement des trafics, mais d'une part elles étaient peu efficaces du fait des indicateurs (les garçons de famille affectés au service des gardiens, par exemple) qui permettaient de prendre des précautions, d'autre part parce que l'AP détestait générer des sources d'énervement qu'elle avait ensuite du mal à contenir compte tenu de ses effectifs (en pratique, un surveillant était en charge de trente à soixante détenus) et les rares fois où elle dut faire appel au Gouverneur pour qu'il mette les troupes à sa disposition furent vécues comme un échec.

FLAG1C'est une de ces raisons - la libre circulation d'argent ou peu s'en faut - qui faisait que les vieux chevaux de retour préféraient infiniment être envoyés aux travaux forcés en Guyane, plutôt que dans une maison centrale d'où on ne s'évadait pas, où les combines étaient absentes, la discipline dure et le froid glacial sept mois par an. Le bagne faisait peur au tout venant. Moins à la pègre, étant entendu que dans tous les cas, l'exemplarité fonctionnait peu: le délit ou le crime étaient commis sur un coup de tête ou avec préméditation, mais dans l'idée qu'on ne se ferait pas prendre.

Et en Guyane, avec de l'argent et de l'entregent, on pouvait se la couler relativement douce en achetant une bonne place, ou envisager une évasion si on était assez hardi pour cela. Bien qu'en théorie les nouveaux arrivants devaient systématiquement être envoyés en Troisième Classe, celle des travaux pénibles, et y demeurer deux ans avant d'espérer théoriquement une montée en seconde classe, les exceptions étaient légion, qui ne s'expliquaient pas toutes, euphémisme, par les besoins su service.

Le pécule du Transporté était calculé sur la base de 0,50F par jour, sur lequel on retirait le montant des objets qu'il cantinait (exemple: remplacement d'une brosse hors d'âge avant la date normale), de ce qu'il avait cassé ou égaré. Cela donna lieu à une paperasserie incroyable et à des détournements multiples, car quel recoupement était possible des années après qu'on ait défalqué une somme contestable? Le mécanisme était simple: on pratiquait la soustraction sur le compte du détenu, on "oubliait" de porter la recette correspondante dans les actifs de l'AP en mettant la différence dans sa poche. La plupart des agents comptables étant des détenus en général  plus compétent que les surveillants**, la chose était facile surtout si les surveillants y trouvaient intérêt. Dans la pratique, à la sortie après huit ans de bagne, un Libéré disposait d'environ 1.000F plus ce qu'il avait pu éventuellement accumuler par la "débrouille". C'était très insuffisant pour attendre la fin du doublage et se payer le voyage de retour, et le travail rémunérateur était quasiment inexistant pendant ce temps de confinement dans la colonie.

** Duez, (lien) qui détourna des millions et fut envoyé au bagne pour cela géra un temps toute la comptabilité des îles.

29 mai 2013

L'île du Diable

 

La plus petite des trois îles du Salut, elle fut lieu de déportation sous le second Empire, puis elle servit de léproserie avant de revenir à sa fonction première avec l'affaire Dreyfus. Un projet visait à en faire un sanatorium pour les membres du personnel atteints de tuberculose, mais il fut abandonné, le bagne vvant ses derniers mois et aucun investissement n'étant de ce fait, programmé.

 

Les cartes mises à disposition de l'administration, au moment de l'affaire Dreyfus, quand il fallut l'aménager pour recevoir le déporté.

555_435_image_caom_3355_10_7_031895_carteLe chenal entre Royale et l'Ile du Diable est fréquemment parcouru par un violent courant, et le ressac se fait durement sentir. Aussi l'accostage est très difficile.

555_436_image_caom_3350_b177_ile

555_434_image_caom_3357_rm_fevrier_1898_carte

EVT391HReprésentation attribuée à un transporté.

CapturePlan établi par Dreyfus.

ile-du-diable26Vue contemporaine

071011IMG_0856Ile du Diable vue depuis l'Ile Royale - Case de Deyfus rénovée (photo personnelle)

071011IMG_0885

85224392_oAnciennes cases des déportés, puis de la léproserie

29 mai 2013

La principale ressource de la transportation, parfaitement scandaleuse.

 

thumb

ivr03_019731949ze_pChaque année, le bagne de Guyane coûtait de dix à quatorze millions de francs or, très mal compensés par quelques recettes minimes (des travaux réalisés en adjudication, fort rares: la colonie avait pris l'habitude de faire réaliser le peu d'infrastructures qu'elle programmait par l'AP, sans lui verser un centime pour cela, voir l'exemple précoce de l'adduction d'eau de Cayenne)

Un des effets pernicieux, c'est que dans l'esprit des Guyanais, le travail - manuel surtout - était associé à l'idée de peine infamante. Par ailleurs quel entrepreneur aurait une chance de percer si on lui opposait une main d'oeuvre certes peu qualifiée et pas motivée (sauf par des moyens de coercition), mais quasiment gratuite?

ivr03_019731452ze_pMais une ressource tombait dans les  caisses de la "tentiaire": la vente de rhum qui sortait de ses deux distilleries (et de ses champs de canne à sucre) occasionnait des ressources qui avoinaient, en 1920, 700.000 F!  Espace illimité surtout autour de Saint-Maurice, main d'oeuvre gratuite et bois à bon compte puisque nombre de corvées faisaient le stère!

Qui consommait une telle quantité de tafia? Les gardiens et leur famille d'une part : l'alcoolisme était une préoccupation majeure pour les directeurs; les libérés ensuite, qui gardaient quelques piécettes pour le cinéma du dimanche, et pour oublier leur condition désespérante ; des habitants de la colonie, évidemment ; enfin et dans une proportion loin d'être négligeable... des transportés en cours de peine alors même que la consommation d'alcool, hors les quelques décilitres octroyés avec parcimonie dans la ration quotidienne, état formellement prohibée!

ivr03_019730273ze_pIl n'était pas exceptionnel de voir rentrer, le soir, des transportés et surtout des relégués complètement ivres, leurs gardiens étant presque dans le même état! Les bagnards avaient accompli leur tâche aussi vite que possible avant de faire de la bricole, la débrouille pour arrondir leur cagnotte. les plus volontaires épargnaient en vue d'une hypothétique évasion qui coûtait cher, les autres buvaient pour oublier, dans les bouges tenus par des commerçants chinois (à même de fournir également la doudou contre espèces sonnantes et trébuchantes) ou dans des rades appartenant à des libérés - bien que cela leur était interdit, mais on s'arrangeait toujours avec l'autorité (en graissant telle ou telle patte ou en renseignant les gardiens sur d'éventuels préparatifs d'évasion): en cas d'ivresse manifeste, on en était quitte pour une ou deux semaines de prison et on risquait, si les récidives étaient nombreuses, le placement dans une corvée "saine" car hors de la ville, là où en général le travail était éreintant. Faire le stère et balayer les trottoirs, sont deux acivités différentes...

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Ne cherchez pas où est la morale là dedans: elle n'existe pas. Sans les ressources du rhum, l'AP aurait été en faillite... Et non seulement elle produisait son rhum, mais elle encourageait les libérés concessionnaires à lui livrer de la canne à sucre, pratiquant des prix nettement plus rémunérateurs que des cultures vivrières!

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Albert Londres fréquente un "rade" bien connu dans les environs de Cayenne (l'auteur de ce site enseigna à l'arrière arrière petit fils de Garnier)

CHEZ BEL-AMI

Ce soir, à six heures, alors que les urubus dégoûtants s’élevaient sur les toits pour se coucher, je descendais la rue Louis-Blanc. J’allais chez Bel-Ami. C’est moi qui l’appelle Bel-Ami, autrement, lui, s’appelle Garnier. Il est ici pour traite des blanches. Il a fini sa peine, et, pendant son « doublage », il s’est installé restaurateur. Il traite maintenant ses anciens camarades et fait sa pelote. C’est le rendez-vous des libérés rupins.

Le doublage ? Quand un homme est condamné à cinq ou à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d’années en Guyane. S’il est condamné à plus de sept ans, c’est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? C’est la grosse question du bagne : Pour ou contre le doublage. Le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. Le but de la loi était noble : amendement et colonisation, le résultat est pitoyable : le bagne commence à la libération.

Tant qu’ils sont en cours de peine, on les nourrit (mal), on les couche (mal), on les habille (mal). Brillant minimum quand on regarde la suite. Leurs cinq ou sept ans achevés, on les met à la porte du camp. S’ils n’ont pas un proche parent sénateur, l’accès de Cayenne leur est interdit. Ils doivent aller au kilomètre sept. Le kilomètre sept, c’est une borne et la brousse. Lorsqu’on a hébergé chez soi, pendant cinq ou sept ans, un puma, un tamanoir, un cobra, voire seulement une panthère noire, on peut les remettre en liberté dans la jungle ; en faisant appel à leur instinct, ils pourront s’y retrouver ; mais le voleur, l’assassin, la crapule, même s’il a une tête d’âne, n’est pas pour cela un animal de forêt. L’administration pénitentiaire, la « Tentiaire » dit : « Ils peuvent s’en tirer. » Non ! Un homme frais y laisserait sa peau.

J’entrai chez Garnier. Une dizaine de quatrième-première étaient attablés (les libérés astreints à la résidence sont des quatrième-première. On rentre en France au grade de quatrième-deuxième). Je n’eus pas besoin de me présenter. Le bagne savait déjà qu’un « type » venait d’arriver pour les journaux. Et comme les physionomies nouvelles ne pullulent pas dans ce pays de villégiature, il n’y avait pas de doute : le « type » c’était moi :
— Un mou-civet, commanda une voix forte, un !

Deux lampes à pétrole pendaient, accrochées au mur, mais ce devait être plutôt pour puer que pour éclairer.
Sur une large ardoise s’étalait le menu du jour :

Mou civet …                        0,90        (mou cuisiné en ragoût)
Fressure au jus …                0,90       (tripes à la créole)
Machoiran salé …                 1,00       (poisson local cuisiné comme de la morue, quand il est salé)
Vin au litre …                      3,40

CONVERSATION

— À qui ai-je l’honneur ?… demanda-t-il, secouant d’un geste dégagé sa cendre de cigarette.
— Votre visite ne m’étonne pas, dit-il. Ma maison est la plus sérieuse. J’ai la clientèle choisie du bagne. Pas de « pieds-de-biche » (de voleurs) chez moi.

Les clients me reluquaient plutôt en dessous.
— Voici, dit Bel-Ami, s’adjugeant immédiatement l’emploi de président de la séance, voici un monsieur qui vient pour vous servir, vous comprenez ?

Alors, j’entendis une voix qui disait :
— Bah !… nous sommes un tas de fumier…

C’était un homme qui mangeait, le nez dans sa fressure.

Mon voisin faisait une trempette dans du vin rouge. Figure d’honnête homme, de brave paysan qui va sur soixante-dix ans.
— Monsieur, j’ai écrit au président de la République. Il ne me répond pas. J’ai pourtant entendu dire que, lorsqu’on avait eu des enfants tués à la guerre, on avait droit à une grâce… »
— Vous en avez encore pour combien ?
— J’ai fini ma peine, j’ai encore cinq ans de doublage.
— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Bel-Ami.
— J’ai tué un homme…
— Ah !… si tu as tué un homme !…
— Pourquoi avez-vous tué cet homme ?
— Dans une discussion comme ça, sur ma porte, à Montroy, près de Vendôme. Il m’avait frappé. J’ai tué d’un seul coup.

On voyait qu’il avait tué comme il aurait lâché un gros mot. Il était équarrisseur. Il s’appelle Darré. Il s’étonne que le président de la République ne lui réponde pas ; c’est donc un brave homme ! Il avait l’air très malheureux ! D’ailleurs, il s’en alla cinq minutes après, comme un pauvre vieux.
La pluie tropicale se mit à tomber avec fracas, on ne s’entendit plus. Bel-Ami ferma la porte. On se sentit tout de suite entre soi.

Au fond, un abruti répétait sans cesse d’une voix de basse :
— L’or ! L’or ! Ah l’or !
— Tais-toi, vieille bête, dit Bel-Ami, tu en as trouvé de l’or, toi ?
— Oui, oui, au placer « Enfin ! »
— Mange ta fressure et tais-toi. Nous avons à parler de choses sérieuses.

Et se tournant vers moi, d’un air entendu :
— Ne faites pas attention, il est maboul.
— M’sieur ! dit un homme au masque dur, si on a mérité vingt ans, qu’on nous mette vingt ans ; mais quand c’est fini, que ce soit fini. J’ai été condamné à dix ans, je les ai faits. Aujourd’hui, je suis plus misérable que sous la casaque. Ce n’est pas que je sois paresseux. J’ai fait du balata dans les bois. Je crève de fièvre. C’est Garnier qui me nourrit. Qu’on nous ramène au bagne ou qu’on nous renvoie en France. Pour un qui s’en tire, cent vont aux Bambous (au cimetière).
— C’est vrai, dit Bel-Ami, moi, j’ai réussi. J’ai plus de quinze mille francs de crédit sur la place…

À ce moment, la porte s’ouvrit sous une poussée. Un grand noir pénétra en trombe.
— René, dit-il à Bel-Ami, prête-moi cent francs.
— Voilà, mon cher, dit Bel-Ami, prenant le billet dans sa poche de poitrine, entre deux doigts.

Le nègre sortit rapidement.

Je demandai du vin pour l’assemblée.
— Et nous deux nous prendrons un verre de vieux rhum, vous me permettrez de vous l’offrir ?
— Bien sûr, monsieur Garnier.

Il reprit :
— Tu comprends, Lucien, en un sens tu as raison. Le doublage devrait être supprimé, mais si nous rentrons tous en France, la Guyane est perdue.
— Allons donc ! Nous sommes la plaie !
— Non ! mon cher. Nous sommes indispensables, ici ; les trois quarts des maisons de commerce fermeraient leur porte sans nous. Ensuite, il faut bien se rendre compte qu’au point de vue de la société, le gouvernement ne peut admettre qu’on rentre en groupe. Nous sommes dangereux ; mais, voyez-vous, monsieur, deux par deux, petit à petit, voilà la solution.
— L’or ! L’or ! Ah ! l’or !
— La solution ? C’est de tout chambarder !

Cette voix ne venait pas de la salle, mais d’un coin, derrière.
— C’est un revenant ? demandai-je.
— Non, c’est le neveu de mon ancien associé à Paris. Il mange derrière parce que, lui, il est encore en cours de peine. Il devrait être aux fers à cette heure, et même depuis longtemps. Mais sa mère me l’a tellement recommandé ! Je le débrouille. On a des relations !
— Je me cache pour manger, oui, reprit la voix.
— Tu n’as pas le droit de te plaindre, toi. Tu ne veux pas être au bagne et aller au cinéma tous les soirs ?
— J’en ai assez d’être libre d’une liberté de cheval.
— Tu n’avais qu’à ne pas flanquer un coup de matraque à ton bourgeois. Il faut te rendre compte de ce que tu as fait, tout de même !

La voix se tut.

À la table à côté, un homme souriait chaque fois que je le regardais. Il avait l’air d’un bon chien qui ne demande qu’à s’attacher à un maître.
— Qu’est-ce que vous avez fait, vous ?

Il se leva, sortit une enveloppe de sa poche, retira de l’enveloppe la photo d’une jeune femme.
— Eh bien, voilà ! dit-il, je l’ai tuée.

Le carton portait le nom d’un photographe de Saint-Étienne.

Il reprit l’image, la regarda amèrement. Il la remit dans l’enveloppe et s’assit.

Dans la demi-obscurité, le vieil abruti gémissait toujours.
— Ah ! l’or ! l’or !
— Il y a longtemps qu’il est ici, ce conquistadore ?
— Dix ans, répondit le fou.

Alors, Bel-Ami, d’un geste qui partit de l’emmanchure de sa veste et se détendit jusqu’au bout de son bras :
— Mon convoi ! dit-il, montrant le fou du placer.

Et il m’offrit une cigarette.

Celui qui avait le masque dur éclata soudain :
— Si, dans huit jours, je n’ai pas trouvé de travail, je commets un vol qualifié pour qu’on me reprenne dans le bagne.
— Il est évident, ponctue Bel-Ami, que tous n’ont pas la chance. Moi, j’ai mon commerce, ma maîtresse, une Anglaise.

Il m’indiqua le côté de la caisse. Je regardai. Je vis une maigre négresse.
— Elle est des Barbades, dit-il.
— Je vois, fis-je.
— Ah ! la femme fait oublier bien des misères. Ainsi, au bagne — et montrant ses belles dents — sans les femmes des surveillants…
— L’or ! ah ! l’or !
— Ferdinand, tu vas te taire, ou je te présente ton compte !

Je dois vous dire que je fais crédit à ces gens. C’est une boule de neige, les uns paient, les autres non. On apprend la charité, dans notre monde !
— Et moi, jeta l’homme qui voulait commettre un vol qualifié, moi, je m’évade, pas plus tard que demain.
— Et il aura raison ! dit Bel-Ami. Je vais vous faire comprendre. Supposons que nous commettions un crime, tous deux… On est arrêté ensemble, ensemble, on arrive au Maroni, on en a chacun pour huit ans. On fait son temps. Après, moi je m’évade. Je passe cinq années sur les trottoirs de New York, de Rio ou Caracas, et je rapplique. D’après la loi, on doit me libérer. J’ai été cinq ans absent. Et on me libère ! Vous qui serez resté à trimer, vous en aurez encore jusqu’à perpétuité !
— Quand nos aïeux ont fait la loi, ils devaient être noirs, dit l’abruti qui, dans sa pénombre, avec obsession, rêvait à l’or.

Je payai.
— Pour le vin seulement ; c’est moi qui offre les deux rhums.
— Merci.

Et je sortis. C’était la nuit sans étoiles. Cayenne, comme d’habitude, était déserte et désespérée. J’avais à peine fait vingt pas dans les herbes qu’on m’appelait. C’était Bel-Ami.
— Pardon, monsieur ! fit-il en soulevant son canotier, vous avez oublié votre monnaie sur la table.

30 mai 2013

Dreyfus - sa vie quotidienne aux Îles du Salut, à partir de la mise aux fers. Le dénouement.

 

J_accuseIl est indispensable de comprendre, pour saisir la psychologie du condamné, que l'Affaire avait explosé en France, que le pays était déchiré mais que Dreyfus n'en savait rien. Défense était faite à ses proches de faire mention dans leurs courriers des divers rebondissements et des démarches entreprises par ses avocats et partisans, de même qu'il lui était interdit de relater dans le détail ses conditions de détention. Les écrits suivants sont postérieurs à sa libération, quand il écrivit ses souvenirs.

 

Dreyfus-on-Devil-Is-96

Les journées s'écoulèrent ainsi, tristes et douloureu­ses, pendant la première période de ma captivité aux îles du Salut. Je recevais chaque trimestre quelques livres qui m'étaient adressés par ma femme, mais je n'avais aucune occupation physique ; les nuits surtout, qui sous ce climat sont presque invariablement de douze heures, étaient atrocement longues. Dans le courant de juillet 1895, j'avais fait une demande pour que l'on me permît d'acheter quelques outils de menui­serie ; un refus catégorique me fut opposé par le direc­teur du Service pénitentiaire, sous prétexte que les outils pouvaient constituer des moyens d'évasion. Je ne me vois pas m'évadant sur un rabot d'une île où j'étais gardé à vue nuit et jour !

A l'automne de 1896, le régime déjà si sévère auquel j'étais soumis devint plus rigoureux encore.

Le 4 septembre 1896, l'administration pénitentiaire reçut de M. André Lebon, ministre des Colonies, l'ordre de me maintenir, jusqu'à nouvel ordre, enfermé dans ma case nuit et jour, avec double boucle de nuit, d'en­tourer le périmètre du promenoir autour de ma case d'une solide palissade avec sentinelle intérieure en plus du surveillant de garde dans ma case. En outre, on suspendit la remise des lettres et des envois qui m'étaient adressés ; la transmission de ma correspondance ne devait plus être opérée qu'en copie.

Conformément à ces instructions, je fus enfermé nuit et jour dans ma case, sans même une minute de promenade. Cette réclusion absolue fut maintenue durant tout le temps que nécessita l'arrivée des bois et la construction de la palissade, c'est-à-dire environ deux mois et demi. La chaleur fut cette année-là particuliè­rement torride ; elle était si grande dans la case que les surveillants de garde firent plainte sur plainte, déclarant qu'ils sentaient leur crâne éclater ; on dut, sur leurs réclamations, arroser chaque jour l'intérieur du tambour accolé à ma case, dans lequel ils se tenaient. Quant à moi, je fondais littéralement.

Capture5A dater du 6 septembre, je fus mis à la double bou­cle de nuit, et ce supplice, qui dura près de deux mois, consista dans les mesures suivantes. Deux fers en forme d'U furent fixés par leur partie inférieure aux côtés du lit. Dans ces fers s'engageaient une barre en fer, à laquelle étaient fixées deux boucles.

A l'extrémité de la barre, d'un côté un plein termi­nal, de l'autre côté un cadenas, de telle sorte que la barre était fixée aux fers et par suite au lit. Quand les pieds étaient donc engagés dans les deux boucles, je n'avais plus Sa possibilité de remuer ; j'étais inva­riablement fixé au lit. Le supplice était horrible, surtout par ces nuits torrides. Bientôt les boucles très serrées aux chevilles me blessèrent.

La case fut entourée d'une palissade de 2,50 m de hauteur, distante de 1,50 m environ de la case. Cette palissade dépassait de beaucoup en hauteur les petites fenêtres grillées de la case, qui étaient à environ 1 mètre au-dessus du sol, de telle sorte que je n'eus plus ni air ni lumière dans l'intérieur de la case. En dehors de cette première palissade complètement jointe, qui était une palissade de défense, fut construite une deuxième palissade, non moins jointe, d'égale hauteur, et qui comme la première, me cachait toute vue du dehors. Dans l'intérieur de cette dernière palissade, qui consti­tuait ainsi un petit promenoir, je reçus, après environ trois mois de réclusion absolue, l'autorisation de cir­culer dans le jour, sous un soleil ardent, sans trace d'ombre et toujours accompagné par le surveillant de garde.

/...

Le nombre des surveillants avait été au début, outre le surveillant-chef, de 5 surveillants ; il fut porté à 6, puis à 10 surveillants, dans le courant de l'année 1897. Il fut encore augmenté plus tard. Jusqu'en 1896, je reçus des livres chaque trimestre, envoyés par ma femme. A dater du mois de septembre 1896, ces envois furent supprimés. On me prévint, il est vrai, que j'étais autorisé à faire, chaque trimestre, une demande de vingt livres qui seraient achetés à mes frais ; je fis une première demande qui ne me parvint que plusieurs mois après, une seconde qui mit encore un plus grand nombre de mois pour me parvenir, enfin une troisième à laquelle il ne fut jamais répondu. Dès lors je dus vivre sur le fonds qui s'était créé avec les premiers envois reçus.

Ce fonds comprenait, outre un certain nombre de revues littéraires et scientifiques, quelques livres de lec­ture courante, les Etudes sur la littérature contempo­raine de Schérer, l'Histoire de la littérature de Lanson, quelques œuvres de Balzac, les Mémoires de Barras, la petite Critique de Janin, une Histoire de la peinture, l'Histoire des Francs, les Récits des temps mérovin­giens d'Augustin Thierry, les tomes VII et VIII de FHistoire générale du IV' siècle jusqu'à nos jours de Lavisse et Rambaud, les Essais de Montaigne, et surtout les oeuvres complètes de Shakespeare. je n'ai jamais aussi bien compris le grand écrivain que durant cette époque si tragique ; je le lus et le relus ; Hamlet et le roi Lear m'apparurent avec toute leur puissance dramatique.

Je refis aussi des sciences, et ne possédant pas les livres nécessaires, je dus reconstituer les éléments du calcul intégral et différentiel. J'obligeais ainsi, par moments - trop courts, hélas ! - mon cerveau à s'absorber dans un ordre d'idées tout différent de celui qui l'occupait habituellement. Mes livres, au bout de peu de temps, furent en assez piteux état ; les bêtes y établissaient domicile, les rongeaient et y déposaient leurs oeufs.

Les animaux pullulaient dans ma case ; les moustiques, au moment de la saison des pluies, les fourmis, en toute saison, en nombre si conidérable que j'avais dû isoler ma table =, en en plaçant les pieds dans de vieilles bîtes de conserve, remplies de pétrole. L'eau avait été insuffisante, car les fourmis formaient chaîne à la surface, et dès que la chaîne était complète, les fourmis traversaient comme sur un pont.

_aLa bête la plus malfaisante était l'araignée crabe ; sa morsure est venimeuse. L'araignée crabe est un animal dont le corps a l'aspect du crabe, les pattes la longueur de celles de l'araignée. L'ensemble est de la grosseur d'une main d'homme. j'en tuai de nombreuses dans ma case ., où elles pénétraient par l'intervalle entre la toiture et les murs.

En résumé, après les coups de massue du mois de septembre 1896, j'eus un moment de détresse, puis un relèvement d'énergie morale, l'âme se dressant plus pure et plus hautaine dans ses revendications.

Ma santé était restée chancelante. Aussi, en cas de décès, avait-on pris les mesures les plus minutieuses pour prouver à la presse réactionnaire que j'étais bel et bien mort et non évadé **. On avait envoyé aux îles du Salut les objets nécessaires pour faire trans­porter mon corps en France. On prenait l'ultime précaution de mouler mon faciès.

** M. Lebon, alors ministre de Cayenne [sic : en réalité: des colonies], avait écrit :  "Si Dreyfus  mourait  et  que  vous  fussiez  obligé  de  l'immerger, comme les autres forçats, de le donner aux requins, malgré tous les procès-verbaux les plus authentiques, il se trouverait toujours des incrédules qui n'admettraient point sa mort et qui vous accuseraient de l'avoir laissé fuir. S'il meurt, embaumez-le et envoyez tout de suite son cadavre en France pour qu'on l'y voie."

Le directeur de l'administration pénitentiaire à Cayenne écrivait le 29 octobre 1896, au commandant supérieur des îles du Salut : « Le département ayant décidé qu'en cas de décès du déporté Dreyfus le corps serait envoyé en France, j'ai l'honneur de vous envoyer, sous ce pli, copie d'une instruction ministérielle indi­quant les formalités à remplir... Les ingrédients et objets nécessaires à la conservation du corps ainsi qu'à la mise en bière ont été envoyés par le courrier du 1" novembre 1896... Comme complément à ces dispo­sitions, avant la mise en bière, dans le plus court délai possible après le décès dûment constaté, il sera pris moulage du faciès. »

Enfin le chef du service de santé donnait le 14 octo­bre 1896 au médecin-major de service aux îles du Salut les instructions les plus détaillées pour la conser­vation du corps et terminait ainsi : « Afin que la face reste complètement intacte, le cerveau sera laissé dans la boîte crânienne. >

Suivit une longue période pendant laquelle Dreyfus reçut très peu de courrier - sans doute, les lettres de son épouse étaient-elles jugées trop explicites, susceptibles de lui redonner espoir, et donc interceptées. Voilà ce qu'indique Dreyfus, a posteriori

Je n'avais pu me rendre compte, par les quelques lettres copiées que j'avais reçues, des événements qui se passaient vers cette époque en France ; je les rappelle sommairement :

L'article de L'Eclair du 15 septembre 1896, révélant la communication aux juges seuls, dans la salle des déli­bérations, d'une pièce secrète.

La courageuse initiative de Bernard Lazare, publiant, en novembre 1896, sa brochure : Une erreur judi­ciaire.

La publication, par le Matin du 10 novembre 1896, du fac-similé du bordereau.

L'interpellation Castelin, du 18 novembre, à la Chambre des députés.

Je n'appris ces événements qu'à mon retour, en 1899.

Ni ma femme, ni personne en dehors du ministère de la Guerre, ne connaissait alors la découverte du véritable traître par le lieutenant-colonel Picquart, l'héroïque conduite de cet admirable officier et les criminelles manœuvres qui l'empêchèrent d'aboutir dans l'œuvre de vérité et de justice.

Puis les lettres originales reprennent.

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Alfred-Dreyfus-3[vue naïve, presse populaire] En juin 1897 eut lieu une alerte qui eût pu avoir les suites les plus tragiques. Les consignes disaient qu'à la moindre démonstration de ma part, ou de celle de l'extérieur, pour une tentative d'évasion, je courrais risque même de la vie. Le surveillant de garde devait, même par les moyens les plus décisifs, prévenir l'enlè­vement ou l'évasion. On comprend donc combien étaient dangereuses, avec de pareilles consignes, les alertes causées dans le service du personnel préposé à ma garde. Ces consignes étaient d'ailleurs odieuses, car je ne pouvais être rendu responsable d'une tentative venant de l'extérieur, si elle se fût produite, à laquelle j'eusse été totalement étranger.

Le 6 juin, vers neuf heures du soir, une fusée fut lancée de l'île Royale. On prétendit qu'une goélette avait été aperçue dans le golfe formé par l'île Saint-Joseph et l'île du Diable. Le commandant du péni­tencier donna l'ordre de tirer dessus à blanc et de prendre les postes de combat. Lui-même vint renforcer, avec un personnel supplémentaire, le détachement de l'île du Diable. J'étais couché et enfermé dans ma case avec le surveillant de garde, comme d'habitude chaque nuit ; je fus réveillé en sursaut par les coups de canon suivis de coups de fusil, et je vis le surveillant de garde, les armes prêtes, me regarder fixement. Je demandai :  "Qu'y a-t-il ?" Le surveillant de garde ne me répon­dit pas. Mais comme je ne me préoccupais pas des incidents qui se passaient autour de moi, la pensée tendue vers un seul but : mon honneur, je m'étendis de nouveau sur mon lit. Heureusement peut-être ; le surveillant de garde avait des consignes rigoureuses et l'on peut se demander s'il n'eût pas tiré sur moi, si, surpris par ces bruits insolites, je m'étais jeté à bas du lit.

Depuis la construction des palissades autour de ma case, celle-ci était devenue complètement inhabitable ; c'était la mort. A partir de ce moment, il n'y eut plus ni air, ni lumière ; la chaleur y était torride, étouffante, pendant la saison sèche ; pendant la période des pluies, le logement était très humide, dans ce pays où l'humi­dité est un des plus grands fléaux de l'Européen. J'étais totalement épuisé, non pas seulement par le manque d'exercice, mais par l'influence pernicieuse du climat. La construction d'une nouvelle case fut décidée sur le rapport du médecin.

Pendant le mois d'août 1897, la palissade du prome­noir fut démolie pour être affectée à la palissade de la nouvelle case. Je fus de nouveau enfermé durant cette période.

Si Dreyfus, victime des préjugés de son époque, exagère l'influence pernicieuse du climat, c'est un fait qu'un local de 16M2 quasiment clos et dont une palissade construite au ras des ouvertures empêchait toute circulation d'air, devit être proprement invivable!

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Capture8Le 25 août 1897, je fus transporté dans la nouvelle case qui avait été construite sur le mamelon s'étendant entre le quai et l'ancien campement des lépreux. Cette case était divisée en deux par une solide grille en fer qui s'étendait sur toute la largeur ; j'étais d'un côté de cette grille, le surveillant de garde de l'autre côté, de telle sorte qu'il ne pouvait me perdre de vue un seul instant, de jour comme de nuit. Des fenêtres grillées, que je ne pouvais atteindre, laissaient passer la lumière et un peu d'air. Plus tard, aux barreaux de fer, fut ajouté un grillage en mailles serrées de fil de fer, inter­ceptant encore davantage l'air ; puis, pour m'empêcher absolument l'approche de la fenêtre, ce qui ne me permit même plus de respirer un peu d'air par les jour­nées et les nuits étouffantes de la Guyane, on établit à l'intérieur, devant chaque fenêtre, deux panneaux qui, avec la fenêtre, constituaient un prisme triangu­laire. L'un des panneaux était formé d'une plaque pleine en tôle, l'autre de barreaux de fer verticaux et transversaux. Une palissade en bois, à bouts pointus, de 2,80 m de hauteur, entourait la case ; cette palis­sade reposait sur un mur en pierres sèches de 2 mètres à 2,50 m sur les faces sud et ouest, de telle sorte que la vue de l'extérieur, la vue de l'île comme celle de la mer, m'était complètement masquée.

Quoi qu'il en soit, cette case plus haute et plus spacieuse était préférable à la première ; d'autre part, d'un côté, la palissade avait été éloignée de la case, enfin il ne subsistait plus qu'une seule palissade. Mais l'humidité vint me retrouver ; bien souvent, au moment des grandes pluies, j'eus plusieurs centimètres d'eau dans ma case ; quant aux bêtes, elles étaient aussi nom­breuses, sinon plus, que dans la première case.

Les vexations furent plus fréquentes et plus nom­breuses encore à dater de cette époque ; l'attitude qu'on avait à mon égard variait avec les fluctuations de la situation en France, situation que j'ignorais complètement. Des mesures nouvelles furent prises pour m'isoler encore davantage, si possible. Plus que jamais je dus maintenir une attitude hautaine pour empêcher qu'on eût prise sur moi. Des pièges me furent souvent tendus, des questions insidieuses me furent posées par les surveillants, par ordre. Dans mes nuits d'énervement, quand j'étais en proie aux cauchemars, le surveillant de garde s'approchait de mon lit pour chercher à surprendre les paroles qui s'échappaient de mes lèvres. Dans cette période, le commandant du pénitencier, Deniel, au lieu de se borner à des devoirs stricts de fonctionnaire, fit le bas et misérable métier de mouchard ; il crut évidem­ment s'attirer ainsi des faveurs.

L'extrait suivant de la consigne générale de la dépor­tation à l'île du Diable fût affiché dans ma case :

Art. 22. — Le déporté assure la propreté de sa case et de l'enceinte qui lui est réservée et prépare lui-même ses aliments.

Art. 23. — Il lui est délivré la ration réglementaire et il est autorisé à améliorer cette ration par la récep­tion de denrées et liquides dans une mesure raison­nable dont l'appréciation appartient à l'administration. Les différents objets destinés au déporté ne lui seront remis qu'après avoir été minutieusement visités, et au fur et à mesure de ses besoins journaliers.

Art. 24. — Le déporté doit remettre au surveillant chef toutes les lettres et écrits rédigés par lui.

Art. 26. — Les demandes ou réclamations que le déporté aurait à formuler ne peuvent être reçues que par le surveillant-chef.

Art. 27. — Au jour, les portes de la case du déporté sont ouvertes et jusqu'à la nuit il a la faculté de cir­culer dans l'enceinte palissadée.

Toute communication avec l'extérieur lui est inter­dite. Dans le cas où, contrairement aux dispositions de l'article 4, les éventualités du service nécessiteraient, dans l'île, la présence de surveillants ou de transportés autres que ceux du service ordinaire, le déporté serait enfermé dans sa case jusqu'au départ des corvées tem­poraires.

Art. 28. — Pendant la nuit, le local affecté au déporté est éclairé intérieurement et occupé, comme le jour, par un surveillant.

J'ai su depuis qu'à dater de cette époque les sur­veillants reçurent aussi l'ordre de relater tous mes gestes, tous les jeux de ma physionomie, et l'on peut concevoir comment ces ordres furent exécutés. Mais ce qui est plus grave, c'est que tous ces gestes, toutes ces manifestations de ma douleur, parfois de mon impatience, furent interprétés par Deniel avec une passion aussi vile que haineuse. Esprit aussi mal équi­libré que vaniteux, cet agent attacha aux plus petits incidents une portée immense ; le plus léger panache de fumée rompant à l'horizon la monotonie du ciel était l'indice certain d'une attaque possible et provo­quait des mesures de rigueur et des précautions nou­velles. On voit aisément combien une surveillance ainsi comprise, dont l'intensité haineuse se traduisait forcément dans l'attitude des surveillants, était de nature à aggraver le régime.

Je ne connais d'ailleurs pas de supplice plus éner­vant, plus atroce que celui que j'ai subi pendant cinq années, d'avoir deux yeux braqués sur moi, jour et nuit, à tous les moments, dans toutes les conditions, sans une minute de répit.

/...

Dreyfus-in-Prison-1895

Quand ces lettres me parvinrent en janvier 1898, à l'île du Diable, après une longue et anxieuse attente, non seulement je n'avais pas reçu la bonne nouvelle qu'elles me faisaient prévoir, mais les vexations avaient redoublé d'intensité, la surveillance était devenue encore plus rigoureuse. De dix surveillants et un sur­veillant-chef, le nombre avait été porté à treize surveil­lants et un surveillant-chef ; des sentinelles avaient été placées autour de ma case, un souffle de terreur régnait autour de moi, terreur dont je m'apercevais par l'attitude des surveillants.

Vers cette époque également, on élevait une tour dépassant en hauteur la caserne des surveillants et sur la plate-forme de laquelle fut placé le canon Hotchkiss destiné à défendre les approches de l'île. [Mesure parfaitement grotesque: surdimensionnée par rapport à une menace qui viendrait du déporté, voire de quelques complices, mais totalement inopérante face à une action résolue de la puissance supposée ennemie, L'Allemagne, si elle avait décidé de lancer une action maritime de grande ampleur, NDA]

Aussi renouvelai-je auprès du Président de la Répu­blique, auprès des membres du gouvernement, les appels que j'avais faits précédemment.

Dans le courant du mois de février, les mesures de rigueur ne faisant que s'accentuer encore, et ne rece­vant aucune réponse à mes précédents appels au chef de l'Etat et aux membres du gouvernement, j'adressai la lettre suivante au président de la Chambre des députés et aux députés.

Iles du Salut, 28 février 1898.

« Monsieur le Président de la Chambre des Députés, « Messieurs les Députés

« Dès le lendemain de ma condamnation, c'est-à-dire il y a déjà plus de trois ans, quand M. le com­mandant du Paty de Clam est venu me trouver au nom de M. le Ministre de la Guerre pour me demander, après qu'on m'eut fait condamner pour un crime abo­minable que je n'avais pas commis, si j'étais innocent ou coupable, j'ai déclaré que non seulement j'étais innocent, mais que je demandais la lumière, la pleine et éclatante lumière, et j'ai aussitôt sollicité l'aide de tous les moyens d'investigation habituels, soit par les attachés militaires, soit par tout autre dont dispose un gouvernement.

« II me fut répondu alors que des intérêts supérieurs aux miens, à cause de l'origine de cette lugubre et tra­gique histoire, à cause de l'origine de la lettre incrimi­née, empêchaient les moyens d'investigation habituels, mais que les recherches seraient poursuivies.

« J'ai attendu pendant trois ans, dans la situation la plus effroyable qu'il soit possible d'imaginer, frappé sans cesse et sans cause, et ces recherches n'aboutissent pas.

« Si donc des intérêts supérieurs aux miens devaient empêcher, doivent toujours empêcher l'emploi des moyens d'investigation qui seuls peuvent mettre enfin un terme à cet horrible martyre de tant d'êtres humains, qui seuls peuvent faire enfin la pleine et éclatante lumière sur cette lugubre et tragique affaire, ces mêmes intérêts ne sauraient exiger qu'une femme, des enfants, un innocent leur soient immolés. Agir autrement serait nous reporter aux siècles les plus sombres de notre histoire, où l'on étouffait la vérité, où l'on étouffait la lumière.

« J'ai soumis, il y a quelques mois déjà, toute l'hor­reur tragique et imméritée de cette situation à la haute équité des membres du gouvernement ; je viens égale­ment la soumettre à la haute équité de messieurs les députés pour leur demander de la justice pour les miens, la vie de mes enfants, un terme à cet effroyable martyre de tant d'êtres humains.

La même lettre, conçue dans des termes identiques, fut adressée à la même date au président et aux mem­bres du Sénat. Ces appels furent renouvelés peu de temps après.

M. Méline, qui présidait alors le gouvernement, étouffa mes cris et garda ces lettres qui ne parvinrent jamais à leurs destinataires.

Et ces lettres arrivaient au moment où l'auteur du crime était glorifié, pendant qu'ignorant de tous les événements qui se passaient en France, j'étais cloué sur mon rocher, criant mon innocence aux pouvoirs publics, multipliant les appels à ceux qui étaient char­gés de faire la lumière, d'assurer la justice !

En mars, je reçus les lettres de ma femme du com­mencement de janvier, conçues toujours en termes vagues, exprimant le même espoir, sans qu'elle pût préciser sur quelles espérances se fondait cet espoir.

Puis, en avril, nouveau et profond silence. Les lettres que m'écrivit ma femme dans les derniers jours de janvier et dans le courant du mois de février 1898 ne me parvinrent jamais.

Quant aux lettres que j'écrivis à partir de cette époque à ma femme, elle n'en reçut aucune originale et nous n'en possédons que des extraits copiés et tron­qués. D'ailleurs, durant toute cette période, les lettres que m'adressait ma femme ne me parvinrent égale­ment qu'en copie.

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Le dénouement.

Quelques jours plus tard, dans les premiers jours de novembre, je reçus le courrier du mois de septembre de ma femme, par lequel elle m'annonçait qu'il s'était produit des événements graves que j'apprendrai plus tard et qu'elle avait introduit une demande en révision qui avait été acceptée par le gouvernement.

Cette nouvelle venait donc coïncider avec la réponse qui m'avait été donnée le 27 octobre précédent. J'écri­vis aussitôt à ma femme :

Iles du Salut, 5 novembre 1898.

Je viens de recevoir ton courrier du mois de septembre, par lequel tu me donnes de si bonnes nouvelles.

Par ma lettre du 27 octobre dernier, je t'ai fait connaî­tre que j'étais déjà informé que je recevrais la réponse définitive à mes demandes de révision. Je t'ai dit que dès alors j'attendais avec confiance, ne doutant pas que cette réponse soit enfin ma réhabilitation...

alfred.

J'ignorais toujours que la demande en révision avait été transmise par le gouvernement à la Cour de cassation et que même les débats avaient déjà eu lieu.

Le 16 novembre 1898, je reçus un télégramme ainsi conçu :

Gouverneur à déporté Dreyfus

par commandant supérieur des îles du Salut

Vous informe que chambre criminelle de la Cour de cassation a déclaré recevable en la forme demande en révision de votre jugement et décidé que vous seriez avisé de cet arrêt et invité à produire vos moyens de défense.

Je compris que la demande avait été déclarée rece­vable en la forme par la Cour et qu'il allait s'ouvrir des débats sur le fond. Je fis connaître que je désirais être mis en communication avec Me Démange, mon défen­seur en 1894. Je ne savais d'ailleurs rien de ce qui s'était passé depuis cette époque, j'en étais toujours au bordereau, pièce unique du dossier. Je n'avais pour ma part rien à ajouter à ce que j'avais déjà dit devant le premier Conseil de guerre, rien à modifier à la dis­cussion du bordereau. J'ignorais qu'on avait modifié la date d'arrivée du bordereau, modifié les hypothèses qui avaient été émises au premier procès sur les diffé­rentes pièces énumérées au bordereau. Je croyais donc l'affaire bien simple, et réduite, comme au premier Conseil de guerre, à une discussion sur l'écriture.

Le 28 novembre 1898, je fus autorisé à circuler de 7 heures à 11 heures et de 2 à 5 heures du soir, dans l'enceinte du camp retranché. On appelait camp retran­ché l'espace compris dans une enceinte en pierres sèches de 0,80 m environ de hauteur, enceinte qui entourait la caserne des surveillants située à côté de ma case. La promenade consistait donc en réalité en un couloir, en plein soleil, qui contournait la caserne et ses dépendances. Mais je revoyais la mer que je n'avais plus vue depuis plus de deux ans, je revoyais la maigre verdure des îles ; mes yeux pouvaient se reposer sur autre chose que sur les quatre murs de la case.

En décembre, je ne reçus pas de courrier de ma femme. Aucune des lettres qu'elle m'écrivit dans le courant du mois d'octobre 1898 ne me parvint jamais. L'impatience me gagna durant ce mois ; je demandai des explications, je demandai quand les débats s'ou­vriraient sur le fond à la Cour de cassation (qui avait cassé le jugement du Conseil de guerre, NDA ; Dreyfus semblait ignorer que la Cour de Cassation ne jugeait que sur la forme, n'entrant pas dans le fond des débats). (Je ne savais pas que des débats avaient eu lieu les 27, 28 et 29 octobre.) Aucune réponse ne me fut donnée.

C'était le "chant du cygne de Deniel", persécuteur attitré de Dreyfus qui avait largement outrepassé ses droits et inventé des directives ministérielles propres à alourdir la peine du déporté. Cet individu sera d'ailleurs relevé de son poste peu après, un peu comme une victime expiatoire.

Le lundi 5 juin 1899, à midi et demi, le surveillant-chef vint précipitamment dans ma case et me remit la note suivante :

" Veuillez faire connaître immédiatement capitaine Dreyfus dispositif cassation ainsi conçu : "La Cour casse et annule jugement rendu le 22 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus par le Ier Conseil de guerre du gouvernement militaire de Paris et renvoie l'accusé devant le Conseil de guerre de Rennes, etc."

"Dit que le présent arrêté sera imprimé et transcrit sur les registres du Ier Conseil de guerre du gouverne­ment militaire de Paris en marge de la décision annu­lée ; en vertu de cet arrêt, le capitaine Dreyfus cesse d'être soumis au régime déportation, devient simple prévenu, est replacé dans son grade et peut reprendre son uniforme."

« Faites opérer levée d'écrou par l'administration pénitentiaire et retirer surveillants militaires de l'île du Diable ; en même temps faites prendre en charge le prévenu par le commandant des troupes et remplacer surveillants par brigade de gendarmerie qui assurent le service de garde de l'île du Diable dans position régle­mentaire des prisons militaires.

« Croiseur Sfax part aujourd'hui de Fort-de-France avec l'ordre d'aller chercher prévenu île du Diable pour le ramener en France.

« Communiquez à capitaine Dreyfus dispositif arrêt et départ Sfax. »

Ma joie fut immense, indicible. J'échappais enfin au chevalet de torture où j'avais été cloué pendant cinq ans, souffrant le martyre pour les miens, pour mes enfants, autant que pour moi-même. Le bonheur succédait à l'effroi des angoisses inexprimées, l'aube de la justice se levait enfin pour moi. Après l'arrêt de la Cour, je croyais que tout allait en être fini, qu'il ne s'agissait plus que d'une simple formalité.

De mon histoire, je ne savais rien. J'en étais resté à 1894, au bordereau pièce unique du dossier, à la sen­tence du Conseil de guerre, à l'effroyable parade d'exé­cution, aux cris de mort d'une foule abusée ; je croyais à la loyauté du général de Boisdeffre, je croyais à un chef de l'Etat, Félix Faure, tous anxieux de justice et de vérité. Un voile s'était ensuite étendu devant mes yeux, rendu plus impénétrable chaque jour ; les quelques faits que j'avais appris depuis quelques mois m'étaient restés incompréhensibles. Je venais d'appren­dre le nom d'Esterhazy, le faux du lieutenant-colonel Henry, son suicide ; je n'avais eu que des rapports de service avec l'héroïque lieutenant-colonel Picquart. La lutte grandiose engagée par quelques grands esprits, épris de lumière et de vérité, m'était totalement inconnue.

Dans l'arrêt de la Cour, j'avais lu que mon inno­cence était reconnue et qu'il ne restait plus au Conseil de guerre devant lequel j'étais renvoyé que l'honneur de réparer une effroyable erreur judiciaire.

Dans le même après-midi du S juin, je remis la dépêche suivante, pour être adressée à ma femme :

« De cœur et d'âme avec toi, enfants, tous. Pars vendredi. Attends avec immense joie le moment de bonheur suprême de te serrer dans mes bras. Mille baisers. »

Dans la soirée arriva de Cayenne la brigade de gen­darmerie chargée d'assurer ma garde jusqu'au départ. Je vis partir les surveillants** ; il me semblait marcher dans un rêve, au sortir d'un long et épouvantable cauchemar.

* Pour un officier pétri de conventions militaires, le moment est crucial. Les surveillants ont la charge de condamnés, les gendarmes de prévenus, aux arrêts de rigueur, sous la présomption d'innocence

J'attendis anxieusement l'arrivée du Sfax. Le jeudi soir, je vis apparaître au loin un panache de fumée ; bientôt je reconnus un navire de guerre. Mais il était trop tard pour que je pusse embarquer.

Grâce à l'obligeance de M. le maire de Cayenne, j'avais pu recevoir un costume, un chapeau, quelque linge, ce qui m'était, en un mot, strictement nécessaire pour mon retour en France.

Le vendredi matin, 9 juin, à 7 heures, on vint me chercher à l'île du Diable, dans la chaloupe du péniten­cier. Je quittai enfin cette île maudite où j'avais tant souffert. Le Sfax, à cause de son tirant d'eau, était stationné fort loin. La chaloupe me conduisit jusqu'à l'endroit où il était ancré, mais là je dus attendre pen­dant deux heures qu'on voulût bien me recevoir. La mer était forte et la chaloupe, vraie coquille de noix, dansait sur les grandes lames de l'Atlantique. Je fus malade, comme tous ceux qui étaient à bord.

dreyf sfax 7

Vers 10 heures, l'ordre vint d'accoster, je montai à bord du Sfax, où je fus reçu par le commandant en second qui me conduisit à la cabine de sous-officier qui avait été spécialement aménagée pour moi. La fenêtre de la cabine avait été grillée (je pense que c'est cette opération qui a provoqué ma longue attente à bord de la chaloupe du pénitencier) ; la porte, vitrée, était gardée par un factionnaire en armes. Le soir je compris, au mouvement du navire, que le Sfax venait de levei l'ancre et se mettait en marche.

_sfaxA bord du Sfax

Mon régime à bord du Sfax était celui d'un officier aux arrêts de rigueur ; j'avais une heure le matin, une heure le soir pour me promener sur le pont. Le reste du temps, j'étais renfermé dans ma cabine. Pendant mon séjour à bord du Sfax, je me conformais à la conduite que j'avais adoptée dès le début, par senti­ment de dignité personnelle, me considérant comme l'égal de tous. En dehors des besoins du service, je ne parlai à personne**.

** Dreyfus imaginait mal à quel point cette attitude qui se voulait digne passait pour de l'arrogance, y compris auprès de gens tout acquis à sa cause.


****************************

Dreyfus-rennes2C'en est fini, de la triste histoire de Dreyfus l'innocent en Guyane, et il n'entre pas dans notre propos de traiter de la fin de l'Affaire, loin d'être terminée. C'est un Dreyfus épuisé, malade et considérablement amaigri qui comparut devant le Tribunal de rennes qui devait le rejuger (il était si maigre qu'il fallut bourrer son uniforme de coton pour qu'il puisse comparaître en tenue règlementaire, et la position debout lui était manifestement insupportable). On lui infligea un verdict aberrant: "coupable, avec circonstances atténuantes" (en est-il en matière de haute trahison?) assorti d'une peine de quinze ans de déportation

Nombre de ses partisans se déchainèrent pour le pousser à se pourvoir en cassation, et demander une vraie révision. Mais un rejet du pourvoi, toujours possible pouvait le ramener à sa situation antérieure et il avait payé assez cher pour se défier de la justice.

zola-signatureAssuré officieusement que s'il renonçait à la cassation, il serait gracié immédiatement, Dreyfus céda et obtint cette grâce, décevant beaucoup de ses partisans (les plus acharnés étant Zola et Péguy). Seulement, les puristes n'avaient pas séjourné près de quatre ans dans une quarantaine effrayante, sur un îlot tropical désert, méprisés de tous. Zola lui-même, condamné pour "J'accuse" à de la prison ferme s'était exilé pour ne pas connaître un encellulement qui aurait été infiniment moins dur.

DREYFUS_réhab

Dreyfus-annee-de-sa-mort

Plus tard, les esprits s'étant apaisés, Dreyfus fut réhabilité et réintégré dans l'armée au grade de commandant, fait le même jour Chevalier de la Légion d'honneur. Il quitta les rangs de l'armée l'année suivante, justice lui ayant été rendue, ce qui ne l'empêcha pas de se réengager en 1914 et de faire une belle guerre (deux fois blessé). Il mourut en 1935, dans l'indifférence générale.

On dit qu'à la fin de sa vie, il faisait preuve de la même rigidité qui donnait à croire "qu'il se serait condamné lui-même": commentant une affaire judiciaire délicate, il aurait lancé un terrible: "il n'y a pas de fumée sans feu!"

Il n'empêche... Il fallut une volonté sans faille pour ne pas sombrer dans la folie à travers toutes ces épreuves. Dreyfus, sans donner plus de détails (sans doute pour éviter que le coupable ne fût sanctionné) déclara qu'il ne tint bon que parce qu'un surveillant lui murmura, dans un moment de désespoir: "quelqu'un, à Paris, s'occupe de vous". Deniel avait eu beau faire le maximum, il y eut quand même un brave type sur l'Île du Diable.

 
30 mai 2013

Les lieux du bagne - Kourou

Il ne reste quasiment plus de vestiges du bagne de Kourou (ville) qui faisait face aux Îles et fut un établissement certes insalubre (les transportés redoutaient d'y être nommés), mais d'un excellent rendement du moins pendant le temps où un commandant énergique et agronome de formation s'en occupa. Riz, haricots, bouverie, etc. les rendements étaient élevés.

 

pénitencier des roches (c) MJ evrardLe pénitencier des Roches, début du XXe siècle

IMG_0178Vestiges de la cuisine centrale

070926 302Guérite de factionnaire

070926 303Sémaphore dit "Tour Dreyfus". Pendant le "séjour" de l'illustre déporté, il permettait de communiquer presque en permanence avec les îles.

optique kourou"L'optique", comme le pénitencier, étaient implantés sur le plateau des Roches, face à la mer.

PariacaboDevant, s'allongeait une courte plage de sable sans vase et sans palétuviers, propice à la baignade (ce qui est rare en Guyane), derrière une zone de marais très insalubres que le bagne avait "poldérisés" pour implanter les cultures et l'élevage avant que les digues ne retombassent à l'abandon.

Il a fallu remblayer ces marais pour édifier l'actuelle ville de Kourou, ce qui constitua un travail considérable.

Un peu à l'intérieur, des camps forestiers comme celui de Pariacabo (ci-contre), sur le bord du fleuve "Kourou"

070926 304Ironie de l'histoire... Un hôtel de bon standing fut édifié sur les ruines du pénitencier.

scierie du pénitencier des rochesLa scierie en fonctionnement (début du XXe siècle)

ENF PERDU MONTA D ARG KOUROUVue depuis une case du pénitencier, aujourd'hui disparu.

transports forçats kourouDes bagnards sur une goélette accostent aux Roches.

31 mai 2013

La très drôle évasion à bord de la Chaloupe à vapeur "Mélinon"

 

L'administration pénitentiaire s'était donnée toutes les peines du monde pour obtenir "sa" chaloupe à vapeur, désireuse d'être toujours plus autonome (se souvenir du rapport dressé par un de ses fonctionnaires, qui en faisait l'apologie et tentait de démontrer l'absolue nécessité de posséder un tel engin). Une fois cet engin attribué, elle en fut bien mal récompensée, par la faute des transportés Pincemint, Jean et Lapanade, ainsi bien entendu que par celle de leur surveillant, Mr Brebis dont la carrière dut en pâtir.

Le Mélinon était de service dans les alentours de Saint-Laurent et les trois transportés qui y officiaient depuis deux ans n'avaient jamais encouru de punition, ni même reçu la moindre remontrance. Bref, c'étaient des hommes de confiance. En outre, leur compétence était reconnue puisqu'anciens pupilles de la colonie pénitentiaire de Belle-Ile, ils avaient reçu une formation maritime sans aucun doute supérieure à celle de leurs gardiens (accessoirement, leur expérience du bagne d'enfants les avait aussi "dressés" à guetter la moindre défaillance de la surveillance qui s'exerçait sur eux).

____debDébarcadère, actuellement en ruine. A droite, les pieux de Wacapou, plantés en 1860, résistent toujours dans de l'eau saumâtre!

Leur gardien, le Surveillant Brebis, avait beau avoir toute confiance dans ses "marins", il respectait la consigne: premier embarqué, dernier débarqué, le principe étant de ne jamais laisser la chaloupe seule avec les forçats. Mais une opportunité se produisit un soir où le soleil ayant cogné plus que d'habitude, Brebis, assoiffé fut appelé par un collègue pour le punch du soir alors même que la chaloupe (pleine à craquer de combustible en vue d'un voyage prévu le lendemain) était quasiment amarrée. Voyant ses trois marins occupés à achever leur tâche avant, sans doute, de se rincer et de regagner le camp comme tous les soirs, il sauta le premier sur le quai.

HOTEL DIRECTEUR APIl ne fallut qu'un instant aux trois évadés pour faire demi-tour et redescendre le Maroni à toute vapeur, sans pitié pour le pauvre Brebis qui s'égosillait en agitant son revolver, voyant en un éclair s'effondrer tout son plan de carrière (Lapassade, plein d'humour, répondait à ses cris par de petits coups de sifflet polis). Filant bon train le long du Maroni, ils saluèrent également avec beaucoup de déférence l'hôtel du Directeur (actuelle sous-préfecture), obliquèrent vers l'ouest le long des côtes du Suriname, et finirent par atteindre la Guyane anglaise où ils mouillèrent, faute de combustible. 

Normalement, les Britanniques accordaient un nombre de jours variant entre deux et quinze aux évadés avant qu'ils ne continuent leur route. Nul doute que les trois compères avaient, dans leurs cagnottes respectives, de quoi acheter provision de bois ou de charbon, mais l'AP ne l'entendait pas de cette oreille: elle avait été ridiculisée dans toute la Guyane (une nuit durant, malgré les menaces de sanction collectives, le pénitencier de Saint-Laurent hurla de rire). Le signalement précis des trois évadés avait été transmis à Georgetown, assorti d'une allégation parfaitement mensongère certifiant que pour s'évader, ils avaient commis un crime parfaitement inventé pour la circonstance.

La justice anglaise ne tenant pas à remettre en liberté des convicts assassins, au risque d'un incident diplomatique, autorisa l'AP à venir chercher la chaloupe et ses trois "marins", promis au tribunal maritime spécial.

On a déjà écrit que contrairement à une idée reçue, le TMS (qui, dépendait de la Marine) n'était pas, et de loin, une simple chambre d'enregistrement de l'AP (qui dépendait du ministère des Colonies, administration pour laquelle les officiers de Marine n'avaient qu'une considération modérée). Cette histoire d'évasion par l'Océan, sur une chaloupe officielle, avait tout pour les amuser. Et Pincemint, qui prit la parole au nom de la défense collective de ses acolytes leur fit passer un bon moment. Ses arguments, juridiquement implacables, étonnaient de la part d'un autodidacte:

  - Premièrement, l'extradiction ayant été obtenue sur des déclarations mensongères, n'avait pas lieu d'être; elle était nulle de pein droit pour les hommes, si l'AP aurait été en droit de récupérer sa chaloupe;

   - Deuxièmement, étant des forçats en cours de peine, on ne pouvait les inculper ni de "vol par salarié" ni de "vol par domestiques". Ils n'avaient pas volé, car la chaloupe était leur prison, et vole-t-on sa prore prison?

La fureur de l'AP était sans borme, d'autant plus que les juges du TMS ne se gênaient pas pour sourire. Ils ne retinrent pas la première objection, arguant que de toute manière, restituer les forçats aux Anglais sans leur moyen de déplacement était inutile, puisqu'ils ne sauraient obtenir de droit de séjour sur place. Pour le reste, ils ne pouvaient décemment prononcer d'acuittement qui aurait nui à la discipline collective, mais ils infligèrent une peine apparemment stricte, dans la pratique inopérante: quatre années de travaux forcés (pas de réclusion, autrement dure à supporter). Cela ne faisait ni chaud ni froid aux condamnés, déjà astreints à de longues peines, et que le "doublage" effrayait davantage: la condition de "Libéré" sans ressources étant en général pire que celle des transportés. 

Seulement, il n'était plus question de laisser les trois hommes au bord du Maroni, d'abord pour ne pas rappeler le ridicule dans lequel l'AP s'était fourré, ensuite pour se prémunir d'une récidive. Ils furent affectés aux Îles, avec ordre de ne jamais s'approcher des canots et chaloupes.

UNE FIN AFFREUSE.

 

85726024_o[Ci Contre: sémaphore et Hôpital de l'Île Royale] Pincemint fut affecté au sémaphore (près de l'hôpital, sur le plateau) où il faisait sa débrouille grâce à ses talents reconnus de bottier: il fabriquait et réparait les souliers du personnel pendant son temps libre considérable, ce qui lui permettait d'arrondir sa cagnotte en vue d'une future belle inenvisageable depuis Royale.

Il s'était donc fixé pour objectif d'être réexpédié au Nouveau Camp (lien), avec les infirmes, les tuberculeux et les grands malades, pour tenter de nouveau sa chance. S'il avait bien comme nombre de forçats (et de gardiens) une lésion au poumon décelable à l'auscultation, il n'expectorait pas et de ce fait n'était pas évacuable car non contagieux, et les médecins faisaient preuve de méfiance face aux simulateurs: il fallait cracher devant eux, et le résultat était examiné au microscope dans la foulée... d'où un sinistre trafic de crachoirs pleins de bacilles, revendus par des infirmiers eux mêmes forçats en cours de peine (tarif d'un authentique crachat dans les années vingt: 200F)

Pincemint se fit inscrire à la visite et voyant le médecin s'approcher, goba "son" crachat acheté juste avant. Or le médecin, dérangé, ne se présenta qu'avec retard devant le malheureux qui, de ce fait, le tint longtemps en bouche et fut gravement contaminé. Hospitalisé d'urgence, il mourut deux semaines plus tard, atteint de phtisie galopante.

Sources: Michel Pierre pour l'évasion et la mort de Pincemint.

Témoignages de Mrs Martinet et F.T pour l'évasion (qui servit de contre modèle lors de la formation accélérée des gardiens)

2 juin 2013

Benjamin Ullmo - L'expiation ; la fin en Guyane.

 

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Transport la loire 1905Le 18 juillet 1908, après l'infamante cérémonie de la dégradation militaire (subie par Dreyfus 14 ans plus tôt, mais Dreyfus était innocent), Ullmo quitta Toulon pour l'île de Ré, et de là il fut embarqué sur le navire la Loire à destination de la Guyane, en compagnie des transportés et des relégués dont il était soigneusement isolé. Le Transport fit une courte escale, le temps de la débarquer aux îles avant de déposer son "chargement principal" à Saint-Laurent du Maroni. 

 

ullmo3 loire idiableLa chaloupe de l'île Royale dépose Ullmo sur l'île du Diable.

4057234275On lui fit occuper l'ancienne case de Dreyfus, avant d'en bâtir une sur le plateau, mieux ventilée et où le bruit de la mer était moins assourdissant. Dispensé de travail comme tout déporté politique, il s'occupa par des lectures de livres philosophiques ou mystiques, s'adonna à l'entretien de son habitat, éleva des volailles, longtemps soutenu par sa famille si sa belle Lison avait craché sa haine et son mépris lorsqu'elle fut appelée à témoigner. Les déportés peuvent normalement obtenir une grâce partielle: habituellement, le droit de rejoindre Cayenne après cinq ans d'isolement. Mais pendant la boucherie de la Grande Guerre, l'heure n'était pas à l'indulgence vis à vis des traitres et s'il fut incomparablement moins maltraité que Dreyfus, même sa demande de mobilisation comme simple soldat ne reçut aucune réponse.

Il séjourna donc à l'île du diable jusqu'au 15 mars 1923, date à laquelle le gouverneur de la Guyane de l'époque l'autorisa à demeurer à Cayenne où il croisa Albert Londres. lien)

ullmo_benjamin03Ullmo semblait alors être devenu psychotique, à cause de sa solitude relative sur l'île du Diable (pendant le conflit, il fut rejoint par d'autres déportés). On évoqua aussi les séquelles de son passé de drogué sevré avec brutalité.

Il se prit parfois pour le Christ et colporta des prédictions, écrivit au pape pour lui prodiguer ses conseils afin de mettre de l'ordre dans l'église catholique. (Il s'était converti au catholicisme pendant son séjour à l'île du Diable sous l'influence du père Favre, ce qui entraîna la rupture avec sa famille qui, si elle avait pardonné au crime contre la patrie, ne pardonnait pas à celui contre la religion: les antisémites s'en donnèrent encore à coeur joie).

Pendant six années, à Cayenne il exerça nombre de métiers, hébergé par le Père Fabre. Puis il trouva un travail d'aide comptable dans la plus importante société d'import, les établissements Tanon, où il accéda au poste de chef comptable. Ses revenus lui permirent d'accéder à une prospérité relative, et il acheta une belle habitation ainsi qu'une automobile, fondant un foyer avec une Martiniquaise qui lui donna deux filles.

Il est souvent écrit qu'il fut unanimement apprécié par la population guyanaise, mais l'auteur a recueilli des témoignages qui vont à l'encontre de ces assertions. Certains considèrent qu'il avait commis une conversion de circonstance pour sortir plus rapidement de l'Île du Diable (le Père Fabre avait une grande influence dans la Colonie) et s'il aida de nombreux ex détenus, c'était autant par esprit de solidarité que pour s'acheter une sécurité relative: vis à vis de la population civile, sa famille exceptée pour qui il fut un concubin et un père irréprochable ainsi que de quelques proches, il ne faisait pas preuve d'une immense bonté d'âme si jamais il ne commit de "sale coup".

 

ullmoCaricature anonyme faite par un Guyanais (Musée de Cayenne)

 

lebrunSur proposition de son employeur ainsi que d'une certaine Mademoiselle Poirier, française de  métropole qui avait correspondu avec lui pendant son séjour à l'île du Diable, le Président Lebrun signa le 4 mai 1933, le décret de grâce qui lui permit de rentrer en France, ce qu'il fit l'année d'après, pour annoncer dès son arrivée qu'il venait remercier sa bienfaitrice et mettre des affaires en ordre, mais que sa vie était désormais "ailleurs".

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ullmo_benjamin02Il rentra en Guyane dès l'année suivante où il continua de prospérer avant de mourir le 21 septembre 1957, à 63 ans. Sa tombe est toujours entretenue, au cimetière de Cayenne et si son nom est éteint (il n'eut pas de fils) sa descendance ne le renie aucunement.

L'auteur de ce site a recueilli des témoignages selon lesquels, il faillit avoir de gros ennuis pendant les émeutes de 1928 consécutives à la mort de Jean Galmot, soupçonné d'avoir pris parti pour le camp opposé, accusé d'avoir empoisonné le député populiste guyanais. Mais l'émeute étant passée, tout fut oublié.

4 avril 2013

Figures du bagne - Pierre Bougrat.

Un exemple exceptionnel de rédemption.

 

RDA00024293Pierre-Marie Bougrat,  héros de la guerre de 14-18, titulaire de la Croix de Guerre et de la Légion d'honneur, blessé à maintes reprises, exerçait à Marseille, comme médecin.

Sans doute choqué par les terribles années de guerre, il mena très vite une existence "dissolue" (terminologie de l'époque), collectionnant les maîtresses et dilapidant son argent au jeu - à tel point que son épouse finit par obtenir le divorce.

Bougrat ne changeant rien à son mode de vie, sa clientèle plutôt huppée au départ se détourna de lui alors que les besoins d'argent se faisaient sentir (il tira des chèques sans provision qui inquiètèrent suffisamment ses banquiers pour qu'ils lui retirent leur garantie) Ses amis se détournèrent peu à peu – excepté Jacques Rumèbe, compagnon de tranchée, que Bougrat soignait discrètement pour une syphilis contractée pendant la guerre.

85323080_oRumèbe, comptable, convoyait habituellement des fonds. En mars 1925, il alla comme d'habitude voir Bougrat pour recevoir son injection habituelle. Quelques heures après, selon les dires du médecin, il revint, prétendant s'être fait dérober sa sacoche par une maîtresse de rencontre. Bougrat partit pour tenter de réunir les fonds qui le sauveraient de la perte d'emploi et du déshonneur mais, toujours selon ses dires, il revint bredouille pour retrouver son ami mort. Affolé, persuadé qu'il serait le premier soupçonné, le médecin camoufla le cadavre dans un placard.

Quelques jours après, Bougrat fut arrêté et emprisonné pour… escroquerie et émission de chèques sans provisions  (la disparition de Rumèbe n'était pas encore signalée).

La famille et l'employeur de Rumèbe finirent par faire appel à la police qui pensa tout d'abord qu'il s'était enfui avec l'argent. L'enquête de voisinage et de fréquentation révèla le nom de Bougrat chez qui on perquisitionna, et on découvrit le cadavre d'autant plus facilement qu'une odeur pestilentielle incommodait les voisins

Bougrat, dans une position précaire, s'embrouilla dans ses déclarations en donnant plusieurs versions contradictoires. Sa vie privée, ses besoins d'argent pressants ne jouèrent évidemment pas en sa faveur.

bougrat-detectiveLes experts en toxicologie conclurent à un accident thérapeutique, à une réaction pathologique au traitement dispensé par Bougrat qui ne saurait, en des circonstances habituelles, provoquer la mort. Néanmoins la très sévère cour d'assise d'Aix en Provence condamna le médecin aux travaux forcés à perpétuité le 29 mars 1927. (Seules ses médailles et sa conduite exemplaire pendant la guerre lui évitèrent la peine de mort et permirent au Président de la République de commuer la peine en la réduisant à... vingt-cinq ans de travaux forcés) Envoyé en Guyane par le convoi de 1928, il fut naturellement affecté à l'hôpital de St Laurent où il bénéficia d'une vie relativement confortable, ne ménageant jamais son dévouement vis-à-vis de ses codétenus.

Bougrat n'avait jamais cessé de clamer son innocence et entama dès le début de sa détention des démarches bien illusoires en vue d'obtenir sa réhabilitation.  De toute manière il entendait bien ne pas pourrir au bagne.

Le 30 août 1928, Bougrat rejoignit au bord du Maroni sept complices pour une évasion rocambolesque, une des plus spectaculaires de l'histoire du bagne. Parmi ces hommes figurait Guillaume Seznec. Celui-ci, épuisé, fut débarqué à sa demande sur les côtes surinamaises d'où il fut réexpédié en Guyane (le mythomane Henri Charrère, dit "Papillon" s'attribua dans ses récits apocryphes une bonne partie des faits survenus pendant ce trajet dantesque).

85323377_oAprès un périple mémorable (une tempête, un échouage sur un banc de vase) d'une douzaine de jours, l'embarcation accosta au Venezuela. Là, le Docteur Bougrat offrit son savoir à la médecine locale. Il était bienvenu car une épidémie de "grippe" (sans doute une forte variété de dengue) secouait le pays, faisant de nombreuses victimes. Avec un dévouement sans limite et bien qu'il ait été frappé lui-même par la maladie, il soignit les malades qui le surnommèrent "docteur miracle". Les autorités françaises qui avaient eu connaissance de sa destination demandèrent son extradition, ainsi que celles de ses compagnons d'échappée. Bougrat bénéficia de la clémence du Venezuela et fut autorisé à y résider quand les autres furent rapatriés en Guyane, certains ayant eu la stupidité de commettre divers larcins.

Peu après, totalement intégré au pays, marié et père de deux filles, il s'installa dans l'île Margarita où il ouvrit une petite clinique privée, ne refusant jamais de soigner gratuitement les nécessiteux. Gracié par la France, il refusa d'y retourner, d'une part en raison de son bonheur retrouvé, ensuite parce qu'il exigeait une réhabilitation et non la grâce, reconnaissance de culpabilité. Il décéda dans sa nouvelle patrie en 1962 à l'âge de 72 ans aimé de tous.

(ci-dessus: Bougrat en famille, au Venezuela)

400x300_14422_vignette_Evades-du-bagne-Tombe-Pierre-BougratA Margarita, une place et une école portent son nom. Sa tombe, à Juan Griego, est toujours fleurie. 

Capture

Ne pas manquer: le secret du Dr Bougrat, Christian Dedet

Editions Phebus, environ 11 euros

 

4 avril 2013

Quelques condamnations ayant mené au bagne...

 

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bagne313Hervé Abaudrin (né à Brest en 1888), condamné à 16 ans à un an de prison pour complicité de vol, à 17 ans à six mois pour abus de confiance. Il est à peu près établi qu'il a subi des violences d'ordre sexuel lors de ces détentions. Condamné à 21 ans aux travaux forcés à perpétuité pour "complicité de vol avec aide et assistance aggravée de voies de fait sur agents de la force publique". Mort à l'Île Royale quelques jours après son arrivée.

Laurent Kerdual né en 1866, sans profession, "ivrogne", condamné à sept ans de prison pour vol en 1885. En 1894, pour vol avec effraction des contenus des troncs de charité d'une église, il est condamné à 20 ans de travaux forcés "au vu de ses mauvais antécédents". Décédé à l'hôpital de Saint-Laurent du Maroni en 1911 après 16 ans de bagne.

François Adiven, né à Nantes en 1872, portefaix, condamné à deux ans de prison pour coups en 1892. Pour avoir tenté de voler avec l'aide d'un complice la montre et une somme de 180 frs à un second Maître de la Marine nationale, il est condamné à huit ans de travaux forcés (ce qui impliquait automatiquement la relégation à vie pour respecter la règle du "doublage"). Son sort reste mystérieux: à une lettre de son frère datée du 21 janvier 1907 et demandant de ses nouvelles, l'AP répondit qu'il était décédé depuis deux ans; un autre document (levée d'écrou) précise en revanche qu'il s'est retiré à Cayenne à l'expiration de sa peine.

Darchain, coupable de vol avec effraction des troncs d'une église de Loudéac en mai 1899, pour un montant de six francs. Dix ans de travaux forcés, relégation perpétuelle. Décédé à Saint-Laurent-du-Maroni en 1908.

Emile Bach condamné en 1902 à 15 ans de travaux forcés pour proxénétisme et meurtre d'une prostituée.

Bandini, condamné par la Cour d'assises de l'Yonne en 1891 à huit ans pour émission et fabrication de fausse monnaie.

Paul Legrand, instituteur, né à Paris en 1867, jugé en 1899 par les Assises de la Seine pour abus sexuels sur mineurs. Le jugement portait sur le cas de cinq jeunes garçons, mais il avoua du procès que le nombre réel de ses victimes était "incalculable"; les experts ont conclu "qu'aucun dérangement mental n'atténuait sa culpabilité". Condamné à huit ans de travaux forcés effectués pour l'essentiel à Saint-Laurent du Maroni ; employé à l'hôpital colonial, bien noté, libéré en 1905, relevé de l'obligation de relégation perpétuelle et réhabilité en novembre 1911 (cas rarissime révélateur de l'évolution des mentalités : de nos jours, c'est certainement un des condamnés qui attirerait le moins la compassion... Il ne faisait pas bon s'en prendre aux biens, sous la IIIe République, mais la protection de l'enfance ne semblait pas une préoccupation majeure)

 

forçat 1928 G jauneauCharles Auguste Melchior, né en 1851, s'était déjà signalé par le viol de sa propre fille, des actes de violence sur son fils tels que celui-ci décéda trois mois plus tard, et une nouvelle tentative incestueuse sur sa fille cadette en 1898. Condamné par les Assises de la Marne aux travaux forcés à perpétuité, mort en 1907 à Saint-Laurent du Maroni.

Léon Joseph, condamné en 1909 aux travaux forcés à perpétuité pour infanticide après avoir tué avec préméditation le fils naturel de son épouse, âgé de 3 ans.

Michel Tréton, journalier agricole, condamné en février 1899 à quinze ans de travaux forcés par les Assises du Calvados pour le meurtre de sa femme, habituellement menacée et maltraitée. Mort aux Îles du salut en 1906.

Gérard Pinel, cas exceptionnel de "forte tête", de grand révolté (né en 1879 à Cholet):

-  à l'âge de 11 ans (!), arrêté pour vol et dégradation de monument public, acquitté pour avoir "agi sans discernement" mais néanmoins enfermé dans une maison de correction jusqu'au service militaire ;

- 1901: refus d'obéir à un "ordre de service" ;

- 1902, condamné à trois ans de travaux publics pour "dissipation d'effets, bris volontaire d'objet de casernement et refus d'obéissance" ;

- 1906, trois ans de prison pour outrages envers deux supérieurs, refus d'obéissance et bris de clôture ;

- Un mois après, pour avoir mis le feu à sa paillasse, condamné à vingt ans de travaux forcés, à l'interdiction de séjour et à la "dégradation militaire"* et ce à l'âge de 27 ans dont seize passés derrière des barreaux…

Son destin demeure lui aussi mystérieux. Un acte de décès (février 1908) mentionne sa mort de maladie à Saint Laurent du Maroni deux ans après son arrivée au bagne, mais un procès-verbal fait état de son évasion le 21 mars 1908. Comme le signale Michel Pierre, "on ne peut que souhaiter que ce grand révolté a pu reconstruire une vie d'homme libre."

(*NB: ce dernier point ne devait lui faire ni chaud ni froid, compte tenu du peu d'estime qu'il avait manifesté envers l'institution…)

IMG_0079BLe cas d'André Tabard est également remarquable. "Récidiviste incorrigible qui depuis l'âge de neuf ans a presque toujours été en prison" (!), il a été condamné en 1894 à vingt ans de travaux forcés pour avoir mis le feu à sa paillasse alors qu'il était en cellule. Il a déclaré lors du Conseil de Guerre n'éprouver aucun regret et avoir agi "pour se débarrasser une fois pour toutes du service militaire". Il refait parler de lui en 1903 en écrivant  au président de la Ligue des droits de l'Homme et du Citoyen, à Paris.

Monsieur le Président ;

"Très humblement, je me permets la licence de vous adresser cette lettre pour solliciter de votre bienveillance de vouloir bien intercéder en ce qu'il vous sera possible auprès de Monsieur le Ministre de la justice pour une commutation de peine ; condamné à la peine capitale par le tribunal maritime spécial à Saint-Laurent du Maroni le 18 mars 1903, étant donné la futilité du mobile qui constitue ce motif: "Avoir jeté une gamelle d'eau sur la personne du médecin major dans un moment d'oubli", je crois avoir acquis le droit de me plaindre sans être accusé de misanthropie devant le terrible verdict qui m'a frappé.

"Je tiens, Monsieur le Président, à attirer votre attention sur mon cas, ayant toujours été victime des règlements militaires et pour le même motif, j'espère que votre haute appréciation saura décider sur l'importance de la démarche que je fais auprès de vous et qu'elle sera prise en considération.

La grâce fut accordée à Tabard par le gouverneur de la Guyane, qui mourut de maladie en 1913. D'une manière générale, le TMS avait la condamnation à mort très facile dès lors que l'intégrité physique d'un membre du personnel pénitentiaire était atteinte (même de façon minime), mais les grâces étaient alors relativement nombreuses.

Le gouverneur de la Guyane, par dérogation exceptionnelle, disposait en lieu et place du chef de l'État du droit de grâce pour tous les condamnés par le TMS. Cela, officiellement "pour éviter une attente interminable qui aurait constitué une torture morale difficile à supporter pour le condamné". Mais d'autre part cela dispensait d'envoyer le défenseur** exposer le cas de son "client" devant le Président…, économie notable de moyens de transport ! A noter que les jugements du TMS n'étaient pas susceptibles de cassation, autre aberration juridique.

** Le défenseur commis  d'office devant le TMS était en général un agent de l'administration pénitentiaire sans aucune formation juridique et dont on devine le peu de motivation habituelle… Il y eut de brillantes exceptions.

 

50BagneRelégués collectifs (après l'appel du matin)

Des motifs de relégation.

fagotJoseph Alabias, né à Bazas en 1846 ; forgeron de profession travaillant irrégulièrement. Seize condamnations à des peines minimes pour de menus larcins (la plus importante: quatre mois pour ivresse et vol). Le 24 décembre 1888 (à 42 ans) il est arrêté sur un quai de Bordeaux, buvant à l'aide d'un chalumeau du vin contenu dans un fût. Quatre mois de prison, assortis cette fois de la relégation. Embarqué le 16 mars 1890, il meurt quatre mois plus tard à Saint-Laurent du Maroni.

Achille Gabriel Albert, né en 1867, arrêté à Mirandol le 5 avril 1901 par la gendarmerie, pour flagrant délit de vagabondage, sans domicile certain sans moyen d'existence et ne pouvant justifier d'aucun travail depuis sa sortie de la maison d'arrêt d'Avignon où il purgeait une peine d'un an de prison. Aurait volé quatre poules. Ayant déjà subi sept peines pour vol ou vagabondage, il écope de six mois de prison et de la relégation.

 

albert

Ce rapport concernant le relégué Albert appelle de nombreuses remarques. "Voleur de poules", il fait effectivement partie de la cohorte de ces petits délinquants qui empoisonnent la vie du citoyen, mais qui ne présentent manifestement aucun caractère de dangerosité. On peut parler "d'inadaptation sociale" et il est vraisemblable que si un service de probation avait existé à l'époque, il aurait été plus adapté qu'une coûteuse relégation (il fallait payer le transport et ensuite, le gardiennage). On ne peut en outre que s'étonner de l'asurance avec laquelle des employés basés en France, constatant qu'un condamné donnait pleine satisfaction "aux cordes" ou "aux espadrilles" serait apte, passé quarante ans, à une époque où on vieilissait prématurément, aux travaux de défrichement de jungles équatoriales!

Sources: Michel Pierre - La terre de la Grande Punition.

 

416px-HenriLandruCharles Henri Désiré Landru, né en 1869 (oui, c'est le vrai!) fonde en 1900 une prétendue fabrique de bicyclettes à pétrole avec laquelle il commet sa première escroquerie : spécifiant que toute commande doit être accompagnée d'un mandat représentant un tiers du prix, il encaisse les acomptes sans livrer les objets qui n'existent que dans son imagination. Multipliant les escroqueries de ce genre, il accumule les condamnations à des peines d'amende et de prison (deux ans en 1904, treize mois en 1906). En 1909, il est condamné à trois ans de prison ferme pour escroquerie au mariage, ayant volé les titres de sa fiancée avant de disparaître. Il commet ensuite une "carambouille" : il achète un garage, qu'il revend immédiatement sans avoir payé le propriétaire. En 1914, il est condamné par défaut pour cette affaire à quatre nouvelles années de prison et à la relégation.

Pour des raisons qui ne sont toujours pas éclaircies, cette peine ne lui est pas appliquée, ce qui entretient la légende relative à ses multiples "protections". Il est clair que s'il avait subi le sort commun aux individus récidivistes de son espèce dont beaucoup (cas de notre voleur de poules précédent) n'étaient en comparaison que du menu fretin, son éloignement en Guyane aurais sauvé la vie de onze femmes innocentes...

 

Si les condamnées par des Cour d'Assises demeuraient en général en Maisons Centrales (surtout à Rennes), les reléguées furent relativement nombreuses.

Quelques cas significatifs

 

Bagnards 67Marie Richebourg, née en 1848, lingère-repasseuse à Nogent le Rotrou. Mère de deux enfants, veuve d'un homme porté disparu pendant la guerre de 1870, commet un vol en 1871 (trois mois de prison). Puis son dossier comporte trois comparutions pour soustraction frauduleuse, vol et ivresse. Nouveau vol en 1886: treize mois de prison, et la relégation. Partie en Guyane en 1889, y mourut en 1908.

Jeannine Mantot. Treize menues condamnations pour vol et mendicité. En 1888, condamnée à six mois de prison pour vol et à la relégation par la Cour d'Appel de Rouen. Elle adresse deux suppliques au Ministre de la Justice, signalant son état de mère de famille qui laisserait seul un enfant de onze ans, si la relégation lui était appliquée. Elles resteront sans réponse et elle partira par le concoi de 1889. En 1891, elle épouse en Guyane le libéré Mohamed ben Caïd et le ménage se fait remarquer par sa bonne conduite, ses qualités de travail et d'économie. Lorsque Mohamed ben Caïd est autorisé en 1896 à revenir en Algérie, relevé de son "doublage", elle n'est pourtant pas autorisée à le suivre et elle meurt en 1900 à l'hôpital de Saint Laurent du Maroni.

Henriette Genry, née en 1865 : 18 condamnations pour vol, vagabondage et escroquerie. Reléguée à 34 ans, elle mourut quelques mois après son arrivée en Guyane.

Lucienne Prédeau, née en 1852. Huit condamnation pour vol et prostitution. Condamnée en 1897 à quatre mois de prison pour vol simple, et à la relégation. Elle partira pour la Guyane malgré un état de santé déplorable: "pneumonie gauche en 1896, fièvre typhoïde sérieuse à 17 ans, hystériques, deux accidents paralytiques d'origine hystérique en 1897. La durée de cette affection a duré [sic] quinze mois". Partie par le convoi de 1899, elle meurt en Guyane en 1901.

Angélina Hénault, née en 1869 : six légères condamnations avant d'être condamnée en 1897 à trois mois et un jour de prison, cette peine prononcée pour l'envoyer en relégation bien qu'elle soit mère de trois enfants de dix, sept et cinq ans. Elle écrivit une supplique au Ministre, appuyée par son père et - situation rare - par le directeur de la très stricte maison centrale de Rennes. Elle fut néanmoins envoyée en Guyane en 1898, à 28 ans, pour y mourir en 1907.

Les condamnées étaient confiées à la garde de soeurs de saint-Joseph-de-Cluny dont le couvent servait de lieu d'hébergement et de travail. en attendant d'éventuels "mariages" avec des libérés, ou la transformation de leur statut en celui de reléguées individuelles (juste soumises à résidence sur une partie du territoire de la colonie, Cayenne étant en général interdite, devant pointer deux fois par an)

DEPOT FEMMES RELEGUEES (2)

La fin du bagne, pour les femmes. Il est temps de citer Albert Londres, dont un reportage vaut toute dissertation...

 

SŒUR FLORENCE

 

Comment ! vous n’avez pas vu sœur Florence ?

M. Dupé me donna le bras.

Je vais vous y conduire.

Dans le quartier administratif, un beau jardin prenait le frais sur le bord du trottoir. On poussa une petite porte de bois. C’est touchant, au pays des verrous une porte fragile !

Une clochette tinta. C’était à croire qu’une chèvre gambadait par là, une chèvre qui aurait eu une clochette au cou, naturellement.

Bonjour, ma sœur ! Est-ce que votre Mère est ici ?

Oh ! oui, monsieur le commandant supérieur ! dans le fond du jardin.

De puissants manguiers, des fleurs de vives couleurs (à quoi bon nommer ces fleurs ? tout ce qui est joli n’a pas besoin de nom). On se sentait dans une demeure de femmes.

De noir vêtue, croix sur la poitrine, parapluie servant d’ombrelle, voici Mère supérieure ! C’est sœur Florence, une femme qui en a vu !

Sœur Florence est Irlandaise. Depuis trente ans en Guyane, elle dirige le bagne des femmes.

Oh ! monsieur le commandant, quand je pense que c’est peut-être votre dernière visite !

Alors, vous nous quittez, ma sœur, c’est définitif ?

Hélas ! C’est le résultat de la visite de notre inspectrice. Plus de femmes au bagne, alors plus de sœurs. Au moins, si l’on me renvoyait à Cayenne ! Mais il faut obéir. Je rejoindrai notre maison, dans votre belle France.

Ou’allez-vous faire de vos trois dernières pensionnaires ?

C’est bien mon souci. Et je suis fort contente de vous voir. Nous allons arranger leur sort ensemble, monsieur le commandant. On ne peut les jeter à la rue. Elles ne sont plus capables de travailler. L’hôpital n’en voudra pas, car je les ai bien soignées. Impossible de les emmener avec moi, vous vous y opposeriez. Je cherche, je demande à Dieu. Je ne vois rien.

Vous avez deux reléguées et une transportée ?

Oui.

— On pourrait envoyer les deux reléguées… Que pourrait-on faire d’elles ?

Mon commandant, vous n’en savez pas davantage que moi. Allons les voir, peut-être nous donneront-elles une idée.

LES TROIS DERNIÈRES

Dans une salle propre, deux vieilles en longue blouse blanche.

Voici les deux reléguées.

Bonjour, ma sœur.

— Bonjour, mes enfants.

Ah ! ma sœur ! dire que vous allez partir !

Les pauvres ! Elles sont dans tous leurs états. Mais le commandant s’occupera de vous.

Voyons ! je pourrai les envoyer au Nouveau Camp.

La Cour des miracles ! Ces deux ruines manquaient au tableau ! Je vois le spectacle d’ici.

Monsieur le commandant, nous pouvons encore travailler. Je connais trois maisons, au village, qui nous prendraient pour laver le linge.

Cela vaudrait mieux, fit la Mère, quoique vous ne soyez plus très agiles. Levez un peu vos blouses. Faites voir vos jambes.

Elles avaient le gros pied : l’éléphantiasis.

Ah ! nous ne pouvons plus courir, font les deux anciennes.

Et ma transportée ? Venez la voir. Elle doit être dans la cour aux poules.

Elle y était. C’était une Hindoue.

Sur la grand-route on n’est jamais blasé. Plus les étonnements succèdent aux étonnements, plus ils sont vifs. Que faisait-elle, cette Hindoue, au bagne français ?

Où êtes-vous née ?

À Calcutta !

Oui, dans sa jeunesse, elle est venue avec son mari, coolie à la Guadeloupe. Là, ils commirent leur crime. Elle n’était que complice. Encore une victime des hommes, messieurs ! Alors, qu’allez-vous faire de ma pauvre vieille ?

Gardez-moi, ma Mère !

Je lui trouverai une place ! fit le commandant.

 Nous nous promenions dans le beau jardin.

— Venez voir mes gosses.

Depuis que sœur Florence ne reçoit plus de clientes, elle a monté un orphelinat.

Ce n’est pas un luxe en ces pays. Aux colonies, pour être orphelins, nul besoin que père et mère soient morts. Le père vient même voir quelquefois son petit orphelin, qui lui dit : « Bonjour, parrain ! »

Vous ne reconnaissez pas celui-ci ? (celui-ci était presque blanc). Allons ! dit la sœur avec un petit sourire en coin, regardez bien la ressemblance ! Voyons ! Ah ! vous avez trouvé !

Un autre loupiot passa.

— Viens ici, vilain petit fils. Ose répéter devant M. le commandant ce que tu as dit hier. Hier, il a dit : « J’attends d’être grand et fort pour tuer sœur Florence. »

Non ! je ne l’ai pas dit !

Il l’a dit ! Oh ! la mauvaise petite tête ! Allons ! va jouer.

LE PARLOIR

 Il se mit à pleuvoir. Nous nous abritâmes sous un kiosque.

La plus harpie que j’aie jamais eue ? Attendez ! J’en ai eu tant ! Je crois bien que c’est la petite qui avait tué ses deux enfants et les avait donnés aux cochons ! Elles m’en ont fait voir, monsieur ; elles étaient plus malignes que les hommes. Elles s’évadaient par les trous des serrures ! Je vous assure bien que beaucoup sont parties sans que nous ayons su comment. Et puis, où cachaient-elles tout ce qu’elles cachaient ? Et elles fumaient, monsieur ! Elles me disaient :

« — Ce n’est pas du tabac.

« — Qu’est-ce que c’est ?

« — Des faux cheveux ! »

Et pour tenir les jeunes !… Elles fuyaient comme des chattes, par moments. Elles restaient des cinq jours dehors. Quand elles rentraient :

« — D’où revenez-vous ?

« — De voir mon amoureux ! »

- Oh ! mon Dieu ! Et leurs chansons n’étaient pas des cantiques … J’en rougissais pour mes jeunes petites sœurs… Encore, moi, je ne comprenais pas bien : je suis Irlandaise !

Et ce kiosque, ma sœur. Expliquez à votre visiteur à quoi il servait.

C’était le parloir ! Quelle cérémonie !

Après six mois de bonne conduite, ces dames avaient droit de faire parloir.

- Chaque jeudi, de neuf heures à onze heures du matin, les « autorisées » venaient sous ce kiosque.

- Les libérés (c’était la loi alors) pénétraient dans le jardin. Ils venaient choisir une femme.

- Ah ! où prenaient-elles tout ce qui change la figure ? Elles se passaient des bâtons sur leurs lèvres et leurs lèvres devenaient toutes rouges ! Elles « enfarinaient » leur visage, elles ne marchaient plus de la même façon, se promenaient comme ça (sœur Florence, légèrement, caricatura ses clientes). Je ne les reconnaissais plus, moi ! C’étaient d’autres créatures. Et elles faisaient des mines !

- Le libéré passait. Oh ! c’était vite enlevé : il disait : « Celle-ci me plaît. » C’était toujours la plus mauvaise !

— Elle acceptait ?

— Immédiatement ! Trop contente ! Alors, on les mariait.

— Tout de suite ?

— Heureusement !

Et cela ne donna jamais de bons résultats, fit M. Dupé.

— Hélas ! elles épousaient celui qui les sortait d’ici, et deux jours après, le même jour parfois, allaient chez un autre qu’elles connaissaient. Ce qu’il fallait voir, sous l’œil de Notre-Seigneur !

Nous souhaitâmes bon voyage à sœur Florence.

Pensez à mes trois pauvres vieilles, monsieur le commandant. Elles étaient ici depuis vingt ans.

— Et vous, ma sœur, depuis trente.

— Mais, moi, c’était pour le Bon Dieu.

 

soeurs_clunny

Albert Londres - Au Bagne

11 avril 2013

Juger au bagne - le Tribunal Maritime Spécial.

 

tms pretoireLe premier siège du tribunal Maritime Spécial. Plus tard, pour des motifs de sécurité, il fut transféré dans l'enceinte du camp de la transportation.

 

TMSC'est une intance d'exception, le Tribunal Maritime Spécial (TMS) qui, tous les six mois, jugeait les bagnards placés en prévention pour avoir commis un délit grave ou un crime: vol avec effraction, homicide ou tentative sur un codétenu ou sur un membre du personnel, évasion, etc. Quand la victime d'une tentative de meurtre était un habitant de la colonie, la sanction était immanquablement la peine de mort dès lors que la culpabilité était prouvée.

Le TMS jugeait également les évadés repris, quel que soit leur statut: qu'ils soient en cours de peine ou "quatrième première", c'est à dire libérés mais astreints à résidence en Guyane le temps du doublage ou à vie, selon les situations, pour les évasions dans ce dernier cas. 

On ne confondra pas le TMS, tribunal présidé par un officier de marine, avec la Commission de discipline (le prétoire) composée de cadres de la "tentiaire", qui sanctionnait les fautes vénielles sur rapport fait par un gardien (mais étaient mal notés tant les gardiens trop "coulants" qui tenaient mal leurs effectifs que ceux qui appliquaient strictement les règlement incroyablement tatillons, multipliant les rapports et dérangeant ainsi le bon ordre des choses. La hiérarchie considérait à juste titre qu'un bon gardien devait avoir une autorité naturelle qui le dispensait d'abuser du prétoire).

Enfin, l'AP répugnait à mettre en évidence les dysfonctionnements en son sein. Lorsqu'un transporté avait commis un vol, un détournement ou un abus, changer de façon discrétionnaire son affectation pour une autre, infiniment plus pénible, était d'une redoutable efficacité et parfaitement dissuasif. Il était donc inutile de mêler le TMS à ce genre d'affaires.

On a souvent présenté - à tort - le TMS comme une simple "chambre d'enregistrement". Les officiers de marine qui y siégeaient étaient en réalité très soucieux de leurs prérogatives et ils n'éprouvaient pour leurs homologues de l'AP, qui dépendaient jusque dans les années trente du Ministère des Colonies, qu'une considération très relative. S'ils sanctionnaient impitoyablement les crimes de sang commis sur des civils ou des gardiens - et même parfois, en ce qui concerne ces derniers, de simples voies de fait sans conséquence, partant du principe que l'autorité devait être absolue, ils étaient d'une indulgence relative dans des cas de meurtres entre codétenus - sachant qu'il était impossible de distinguer le vrai du faux dans les diverses déclarations et témoignages. Entre les affaires de coeur, quand la possession d'un "môme" était en jeu, entre les situations annoncées comme de légitime défense, comment juger? C'est ainsi que la mort d'un transporté ne valait souvent que quelques mois de réclusion à son auteur quand une simple voie de fait sur un membre de la l'AP entraînait la peine de mort. Exemple:  "avoir, dans un momen d'égarement, lancé une gamelle d'eau sur le médecin-major" [authentique: Louis Tabard obtint la grâce après une condamnation à mort pour ce motif]

La plupart du temps, ces peines de mort qui ne sanctionnaient pas des assassinats étaient commuée, mais le délai d'attente dans le quartier des condamnés était un supplice moral épouvantable.

Les prévenus pouvaient se défendre eux mêmes ou solliciter l'assistance d'un avocat de Saint-Laurent, voire d'un simple citoyen. Sinon, un membre de l'AP était commis d'office (il est aisé de comprendre que dans ce cas, son degré de motivation était proche du néant). Dans la pratique, pour les affaires de peu d'importance, accusation comme défense "faisaient court", meilleur moyen de s'attirer la bienveillance du TMS.

 

devil's island xivTMS - Sentence de mort, par Francis Lagrange

Les jugements du TMS étaient sans appel et non soumis à cassation. Quand le TMS avait prononcé une condamnation à mort et pour abréger le délai de réponse, le Gouverneur de la colonie a disposé une certain temps du droit de grâce, prérogative présidentielle: ce Gouverneur était une personnalité civile qui ne dépendait ni de la "Tentiaire" ni de la Marine.

Environ sept cents condamnations à mort furent prononcées en 70 ans. 132 ne furent pas commuées en réclusion, aboutissant à des exécutions.

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Albert Londres assista à une session du Tribunal Maritime Spécial. La relation est savoureuse...

AU TRIBUNAL MARITIME

— Faites entrer l’accusé !

Par la porte donnant sur la cour du camp, on voit un forçat jeter à terre son chapeau de tresse. Pieds nus, il pénètre dans le sanctuaire rectangulaire de la justice. Le gars a l’air ému, mais c’est de la frime.
Vos nom, prénoms et matricule.
— Hernandez Gregorio, 43.938.
— Bien. Asseyez-vous. Et soyez attentif à ce qui va vous être lu.

Tous les six mois, siège à Saint-Laurent le tribunal maritime.
Le capitaine Maïssa, des marsouins, le préside.
— Accusé, levez-vous. Vous avez entendu l’acte d’accusation. Vous pouvez dire tout ce que vous jugerez bon à votre défense.
— Mon capitaine, je m’suis évadé.
— Oui, mais, en outre, vous avez volé, une nuit, au marché de Cayenne, un sac contenant des sapotilles, des mangues, des oignons, des pois chiches, des bananes et du manioc.
— J’savais même pas qu’i contenait tout ça !
— C’est ce qui ressort des dépositions de dame Andouille Camonille, née à la Martinique, et de dame Comestible Léonie, née également à la Martinique.
— J’connais pas ces dames.
— Vous reconnaissez avoir volé ?
— Y avait cinq jours que n’mangeais pas, ce n’était pas pour voler, mais pour manger.
— Où étiez-vous pendant votre évasion ?
— À Montabo.
— Évidemment. Qu’est-ce que vous allez tous faire à Montabo ? C’est donc si joli que ça ?
— On sait même pas ce qu’on va y faire.
— Je vais vous le dire, moi. Vous allez à Montabo, parce qu’à Montabo vous trouvez l’association des "Frères de la côte". On vous y vend de faux papiers. On prépare des canots. Et je vais même vous fournir une circonstance atténuante à laquelle vous ne pensez pas. Si vous avez volé, ce n’est pas pour vous, c’est pour la bande. La bande vous a dit : "T’es le dernier arrivé, va nous chercher de la bidoche." Et vous ne lui rapportiez que des légumes !
— Capitaine, vous êtes trop malin !
— Bon, asseyez-vous.

La parole est à la défense.

Le tribunal maritime ressemble à une chapelle.

À la place du chœur, le capitaine et ses assistants. En bas, au-dessous de trois marches, bancs à droite, bancs à gauche. À droite, accusés et témoins ; à gauche, la défense. Et au fond, cinq suisses noirs : cinq soldats de Guyane, baïonnette au canon.

Alors, un homme se soulève à peine. On le dirait en pleine crise de rhumatismes :
— Je demande l’indulgence du tribunal pour mon client.
C’est un surveillant.
— La parole est à M. le commissaire du gouvernement.
Le commissaire du gouvernement possède également des reins nickelés. Il dit entre ses dents :
— Qu’on rende son piston à l’oie.
Au bout de cinq jours j’ai compris qu’il voulait dire :
— Je demande l’application de la loi.
— Emmenez l’accusé !

L’accusé sort tout contrit. Sitôt dans la cour du camp, il roule une cigarette, chausse une paire de savates et dit aux surveillants : "Ça va bien ! "

— Curatore ! Depuis dix ans que vous êtes aux travaux forcés, vous vous êtes évadé… Attendez que je compte : une, deux, trois, quatre, cinq, six fois. Vous vous présentez devant nous aujourd’hui pour votre septième évasion. Qu’avez-vous à dire ?
— Je m’évade parce qu’on ne veut pas adopter les nouveaux procédés de travail à grand rendement.
— Vous n’avez rien à ajouter pour votre défense ?  Curatore, dit Gallina, a le sourire.
— Je vais dire comment j’ai fait : J’étais dans le canot qui m’emmenait chez les Incos. Le surveillant regardait les perroquets sur les branches. Je me suis démenotté, j’ai piqué une tête dans le fleuve et me suis barré. Le chef a bien tiré, mais on n’attrape pas les poissons au revolver.
— C’est tout ?
— J’ajoute que je regrette…
— Mais vous regrettez toutes les fois !
— Eh bien ! Je regrette pour la septième fois.
— Emmenez l’accusé.

— Guidi, vous êtes accusé de meurtre sur la personne du transporté Launay, votre codétenu à Saint-Joseph.
Guidi est une grande perche de quarante-cinq ans et ressemble à une autruche qui aurait la tête de Guidi.
— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— J’ai simplement sauvé ma vie.
Ceci est une affaire de mœurs. Évasions, affaires de mœurs : rengaines de ce tribunal.
— Comment cela s’est-il passé ?
— Launay m’en voulait à mort. Il m’accusait…
— Bon ! Nous savons. Passons. Toujours des combats en l’honneur de la Belle Hélène !
— Depuis un mois, il me menaçait de me faire la peau. Alors, ce soir-là, comme je rentrais de la corvée, Launay était derrière ses barreaux. Il m’insulta grossièrement, m'appelant : "Être infect ! Ventre putréfié !…"
— Passons !
— Alors, s’adressant au porte-clés : "Mais ouvre-moi donc la porte que je le crève ! "
— Et ce n’est pas plus difficile que cela. Le porte-clés lui ouvrit la porte ?
— Eh oui ! Et Launay se précipita sur moi comme un tigre aux yeux rouges, son couteau à la main. Alors je l’ai tué sans m’en apercevoir.
— Faites entrer les témoins.
Être témoin est toujours une affaire, surtout quand on vient des îles. C'est une chance d’évasion !
La Belle Hélène entra, timide et jeune.
Il confirma le récit de Guidi ; le second apporta une précision.
— Depuis un mois, Launay avait juré dans la case qu’il éventrerait Guidi. Il disait : "J’ai une réputation d’homme, je veux la garder. À mon âge faut rien laisser passer, ou l’on est cuit."
— La parole est à la défense.
Dans ces cas-là, l’as de la barre de Saint-Laurent, Me Lacour, qui peut se vanter de connaître son monde, donne de la voix :
— Messieurs du tribunal, mon capitaine, regardez Guidi, ce vieux forçat, regardez-le écroulé sous ses vieux jours…
Guidi s’affaisse.
— Est-ce après vingt ans de bonne conduite, si sa vie n’avait réellement été en danger, qu’il aurait commis l’acte homicide ? Nous savons tous, hélas! ce qui se passe dans les cases… Guidi !… Guidi !…
— Guidi, qu’avez-vous à ajouter pour votre défense ?
Guidi va parler. Me Lacour lui fait signe qu’il va tout déranger. Guidi s’en va, de plus en plus courbé… jusqu’à la porte.

Massé, libéré.
— Vous reconnaissez vous être évadé ?
— Oui, mon capitaine.
— Vous aviez pourtant trouvé une situation à Cayenne. Vous étiez bien noté.
— Oui, mon capitaine, je travaillais à la ligne téléphonique. Alors, j’avais comme toujours le récepteur à l’oreille quand j’entends : "Faut arrêter le libéré Massé !" Je devins fou. On voulait m’arrêter parce que je fais ce que tout le monde fait, que je reçois de l’argent des familles pour le passer aux transportés. Alors, je suis parti en courant. J’ai marché jour et nuit. Je me suis trouvé cinq jours après devant le Maroni. J’ai traversé le Maroni. J’ai marché dans la brousse de Hollande, tout droit, sans carte, sans boussole, sans manger. J’étais fou. Je marchais les dents serrées. Je ne savais pas où j’allais, ce doit être sans doute pour cela et aussi parce que j’étais fou que j’ai trouvé. Neuf jours après le Maroni, je vis une ville. C’était Paramaribo. Cela m’a rendu la raison comme un choc. "Qu’est-ce que tu as fait ! me dis-je, tu n’avais plus que trois ans de doublage. Il faut que tu reviennes." Et je suis allé me dénoncer deux heures après. C’est moi qui ai voulu revenir, mon capitaine.
— Tout cela est vrai, fit le capitaine.
— Messieurs du tribunal, mon capitaine — c’est Me Lacour — et ce que vous ne savez pas, je veux vous le dire. Massé se livrait à ce petit commerce d’argent pour aider sa vieille maman restée en France, pauvre et malheureuse. Tous les mois, Massé, un libéré, c’est-à-dire un homme plus misérable qu’un forçat, trouvait quarante francs pour envoyer là-bas, dans la petite chambre sans pétrole, à Ménilmontant où…
Massé pleura.
— Emmenez l’accusé.

Encore une affaire de mœurs.
Le défenseur est un jeune homme du peuple libre de Saint-Laurent. Il se lève et dit :
— J’ai vingt ans. Je suis trop jeune pour me mêler de ces affaires. Je demande le renvoi.
— Et moi, répond le forçat, je demande un seau d’eau et une botte de foin pour le défenseur !

Agression nocturne à main armée, dans une maison habitée.
— Faites entrer les accusés.
Ce sont deux jeunes : Reinhard et Grange.
— J’ai à dire, mon capitaine, ce que vous savez. L’accusation est fausse. Voici la vérité. Grange premièrement n’y était pas. Moi, depuis neuf jours, je venais d’arriver au camp Saint-Maurice. Amar ben Salah, un libéré, rôda tout de suite autour de moi. Je suis jeune au bagne. Avant cette affaire j’ignorais tout des mœurs épouvantables d’ici. Viens chez moi cette nuit, me dit Amar, je te donnerai à manger. Et nous nous entendrons pour la culture. Je pourrai te prendre comme assigné.
À minuit je soulève une planche, je sors de la case et je gagne le carbet de l’Arabe. Il me donne à manger. J’étais très content. Soudain il veut me saisir. Je ne comprenais pas pourquoi. Je me défends, lui…
— Passons, passons, dit le capitaine, nous connaissons ça.
— Comme il se faisait plus audacieux j’empoignai un sabre d’abatis qui se trouvait là et frappai. L’Arabe lâcha prise, je m’enfuis et réintégrai le camp.
— Introduisez le témoin.
Amar ben Salah, l’œil oblique, le cheveu frisé, s’avança, sournoisement courbé.
— J’ai à dire, moi, que je ne connaissais pas ces gens-là et qu’ils sont venus à mon carbet pour m’attaquer.
— Vous mentez, Amar, fait le capitaine. Les témoins Briquet et Abdallag vous ont vu en grande conversation avec Reinhard, la veille de l’affaire.
Amar est de plus en plus oblique.
Le capitaine lance :
— Quelle tête de faux témoin ! Considérez-vous heureux que je ne vous fasse pas arrêter.
L’accusé dit :
— Mon capitaine, il prétend qu’il a reçu huit coups de sabre d’abatis. Un seul suffit à tuer un homme !
Maître Lacour se lève. Mais il voit que le tribunal est fixé. Il se rassoit.
— Emmenez les accusés.
Le grand dégoûtant, faux témoin, demeurait à son banc.
— Voulez-vous f… le camp !

Évasions.
C’était un vieux paysan de France, un de ces paysans dont on pourrait jurer qu’ils ne vont pas une fois tous les trois ans au chef-lieu de leur sous-préfecture. Alors il commença presque en patois :
— Après avoir traversé le fleuve Colorado…
C’était trop touchant. Sa cause était gagnée :
— Emmenez l’accusé.

Un autre, Oé Lucien, qui avait arraché une partie du toit pour s’évader.
— Quel était votre métier ?
— Démolisseur !

Un ancien vieux de la vieille.
— Pourquoi vous êtes-vous évadé ? Vous savez bien qu’à votre âge la brousse tue.
— Je m’suis évadé, mon jeune capitaine, parce qu’à soixante et un ans, on ne fait plus monter un homme blanc sur un arbre pour abattre les cocos.

Ramasani, hindou de Pondichéry.
— Le surveillant P. J. me demande de lui prêter cent francs. Je les lui prête. Comme je les lui réclame quatre mois après il m’accuse de chantage.
Sur ces histoires-là, le tribunal aussi sait à quoi s’en tenir.
— Où est le surveillant ?
— En congé.
— Évidemment. Emmenez l’accusé.
— Oui, répond le citoyen de Pondichéry, mais j’aurai fait six mois de prévention.

Le tribunal a délibéré.

Les accusés sont dans la cour. Un porte-clés frappe de son trousseau aux portes des cases pour obtenir le silence. Voici les jugements.
— Hernandez ! Six mois de prison.
— Curatore ! Cinq ans de travaux forcés. (Il s’en moque. Cela ne change rien à sa situation. N’oubliez pas la résidence perpétuelle pour ceux qui ont plus de sept ans. Curatore s’évadera une huitième fois.)
— Guidi (l’homme à la Belle Hélène). Six mois de réclusion.
— Massé (le libéré bon fils). Acquitté.
— Reinhard et Grange (les deux ingénus). Acquittés.
— Carré (l’Argonaute du Colorado). Acquitté.
— Le vieux aux noix de coco. Acquitté.
— Ramasani ! (le naïf de Pondichéry). Acquitté.
— Bravo ! fait-on de l’intérieur des cases.

Et tous ensemble retournent au bagne : condamnés et acquittés.

Albert Londres - Au bagne

On constate que dans les affaires d'évasion sans conséquence, le jugement est des plus mesurés, allant deux fois jusqu'à l'acquittement. Dans le différend qui oppose un gardien à un détenu qui lui avait prêté de l'argent (!), le TMS convaincu - surtout par l'absence du gardien, "en congé" -, n'hésita pas à acquitter le transporté qui protesta néanmoins: il avait fait six mois de prévention en cellule, fers aux pieds durant la nuit. Curatore, "Roi de l'évasion" qui se fit tirer dessus** en tentant une énième belle écope de cinq années de travaux forcés supplémentaires dont il n'a cure: au bagne sauf exception, sa condition sera meilleure que quand, libéré, il devra trouver lui même de quoi manger chaque jour. Il est en revanche probable que l'AP le transfèrera dans un endroit d'où on ne s'échappe pas, aux îles par exemple. Le désaveu est très net également, vis à vis de l'AP qui prétend contraindre un vieillard à grimper aux cocotiers.

** Témoignage de Monsieur Martinet et de Monsieur T. surveillants en retraite, que j'ai recueillis en 1983 : "Après la boucherie de 14-18, ceux qui en avaient réchappé tiraient à côté et nous disaient, à nosu les jeunes, de faire pareil. Il fallait tirer, d'après le règlement, mais un collègue qui aurait abattu dans le dos un homme désarmé, nous, on l'aurait barré. On tirait, mais on ratait toujours notre cible... ça nous valait d'ailleurs une réputation lamentable"

devil's island xiiiLa réclusion

Et pour le meutre d'un codétenu (sans doute en état de légitime défense, pour les yeux de "la Belle Hélène")... Six mois de réclusion. La réclusion, nous le verrons, est une peine très dure, sans doute la pire que l'on puisse infliger. Mais la durée minimum était justement de six mois: il n'est pas excessif d'en déduire que la vie d'un transporté avait peu de valeur aux yeux de l'autorité.

Tout cela alors même que les réformes qui entraînèrent de considérables adoucissements d'exécution de peines - consécutives justement au témoignage d'Albert Londres qui fit scandale - n'avaient pas été prises. Certes avec notre regard, on peut voir la sévérité relative mais dans le contexte, il serait malhonnête de faire des magistrats du TMS des brutes obstinées à ne reconnaître aucun droit aux détenus qui, très souvent, étaient bien mieux lotis face à lui que devant le Prétoire (la commission de discipline dépendant de la seule AP)

9 avril 2013

Peut-on généraliser à propos des conditions de vie au bagne?

 

Il est impossible de répondre de manière globale aux interrogations sur les conditions de vie des bagnards tant elles étaient hétérogènes selon les époques, les emplacements, les fonctions occupées par les forçats - ainsi bien entendu que le degré d'humanité des personnels.

1Il faut également se replacer dans le contexte. Apprendre que des forçats travaillaient 54 heures par semaine ferait frémir… si on oublie que c'était le quotidien de la plupart des ouvriers. La semaine de 48 heures fut octroyée, après de dures luttes sociales, seulement au début du XXème siècle, par la loi du 30 mars 1900, dite « loi Millerand » qui limita la journée de travail à dix heures et en fixa l'application progressive sur un délai de quatre ans et par la Loi de 1906 instituant la semaine de six jours (un jour de repos hebdomadaire). Encore ne faut-il pas oublier qu'elles ne concernaient que les salariés et pas les innombrables "indépendants" qui travaillaient à la pièce dans leur propre atelier. Quant aux conditions de vie dans les campagnes, elles étaient encore plus rudes - d'autant plus qu'elles n'étaient soumises à aucun contrôle.

 

FLAG9En revanche, la plupart des transportés passaient l'essentiel de leur "temps libre" dans des cases sombres et insalubres, soit de 12 à 14 heures par jour, sept jours sur sept, dans une promiscuité effrayante. Des hommes robustes et sans foi ni loi étaient mêlés à de presque gamins de dix-neuf à vingt ans avec tout ce que ça impliquait de promiscuité et de loi du caïdat (fort peu réprimé par les surveillants: un détenu que l'on menaçait d'écarter de son "môme" était malléable). Le plus fort mangeait plus que son compte quand les faibles tombaient d'inanition... A tel point que lorsqu'un arrivage de criminels considérés paradoxalement comme des "hommes d'honneur" était signalé, les "bleus" étaient rassurés :  "avec les 'Anciens": la justice règnerait, et on aurait notre ration!

FLAG6Il y avait également un monde entre le quotidien du forçat affecté à un chantier forestier ou - summum de l'horreur - à celui de la "route coloniale numéro zéro" qui tua des milliers de malheureux en pure perte (30 km, impraticables, réalisés en quarante ans !), quand on le compare à celui du "garçon de famille" affecté à l'entretien de l'intérieur d'une famille de gardiens et qui, souvent, était autorisé à dormir hors des dortoirs collectifs. Quant au balayeur des rues de Cayenne, il se fatiguait infiniment moins qu'un cantonnier ordinaire...

FLAG3Le Garçon de famille... Noter le fantasme récurrent... Ils se vantaient tous d'avoir les faveurs de la "patronne"

Bagnards 104 (2)Bagnard affecté à Cayenne

"L'affecté" tombait parfois sur un employeur qui lui donnait une tâche raisonnable et le nourrissait convenablement. Mais il était parfois "concédé" à un exploiteur immonde : on a souvent écrit de manière quelque peu lapidaire que si la question raciale ne se pose guère en Guyane, c'est que le souvenir de l'esclavage a été en partie effacé par celui des "popotes", des "vieux blancs", comme on appelait les bagnards (en cours de peine ou libérés), en charge des tâches les plus dures et des plus répugnantes. Des décennies durant, une cordonnerie de Cayenne ne fonctionna que grâce à des forçats assignés qui savaient travailler le cuir. Son propriétaire s'arrangeait avec l'administration péniteniaire, au mieux de ses intérêts, pour se voir assigner des employés. Il ne lui restait plus qu'à encaisser le montant des ressemelages.

Sans titre-1L'auteur vécut longtemps en Guyane sur les rives de la rivière de Montsinéry. Face à son habitation, il demeurait quelques vestiges d'une bananeraie plantée dans les années trente. Simone Binet-Court, épouse du planteur qui se faisait régulièrement affecter des transportés en court de peine, relate sa vie au quotidien dans un ouvrage** pendant ces quelques années d'expérience qui prirent fin en 1939 avec la déclaration de guerre et la mobilisation.

Elle parle à maintes reprises de "ses" bagnards, toujours merveilleux dans les premiers jours avant, inéluctablement, de devenir insupportables à ses yeux sans qu'ils aient changé quoi que ce soit à leur comportement. L'un d'eux tomba gravement malade, et aurait - toujours selon les dires de Mme Binet-Court - bien eu besoin d'être soigné, mais nous n'avions alors pas prévu de rejoindre Cayenne (à l'époque, la plantation était à quatre heures de canot de l'hôpital de Cayenne: ce n'était pas l'Odyssée). Le malheureux mourut sans avoir reçu de soins et fut immédiatement enterré sur le sol de la plantation. Quelques jours plus tard, un membre de l'administration pénitentiaire qui ne faisait que son travail vint pour exiger des comptes, demandant avec insistance et un peu d'aigreur le motif de ce décès et - Simone Binet-Court en tremblait encore des années plus tard - on craignit qu'il ne se mette en tête d'exhumer cet homme pour obtenir des éclaircissements. Qu'un homme, fût-il condamné, ne soit pas considéré davantage qu'une bête de somme conduite à l'équarissage, cela dépassait l'entendement de la dame au demeurant fort bonne chrétienne si on en croit ses écrits.

**(Le banc des Amandiers, au demeurant intéressant, publié tardivement et qui reçut, en 1980, le prix Bertrand de Jouvenel)

Idem, passées les terribles épidémies pendant la première partie du bagne, si les conditions sanitaires dans les camps forestiers tout comme sur le "chantier de la route" étaient inacceptables, le taux de mortalité ne différait guère, dans les villes ou sur les îles de ce que l'on connaissait dans certaines régions ouvrières françaises où l'alcoolisme faisait des ravages - et par la force des choses, le forçat était en général exempté de ce risque, a contrario de ses gardiens) La lèpre frappait de nombreux bagnards, mais guère davantage, en proportion, que le reste de la population. Mais si on mourait peu de façon foudroyante, l'espérance de vie moyenne était singulièrement diminuée par des pathologies chroniques, et des maux ordinaires en France entraînaient parfois des décès scandaleux faute de remèdes suffisants ou même de signalement à temps : c'est souvent le gardien qui décidait qui était malade ou non, et il n'avait pas forcément les compétences requises. Le détenu hésitait forcément, car demander à passer la visite médicale et ne pas être reconnu (malade) entraînait le plus souvent une sanction.

Les conditions médicales étaient très hétérogènes entre les lieux d'implantation (hôpitaux à Saint-Laurent et sur l'île Royale avec des médecins compétents et souvent très motivés, mais dépourvus de remèdes malgré leurs protestations quasi permanentes ; ailleurs, dans les camps, souvent de forts médiocres postes de santé sans personnel qualifié)

londresCe qui est sûr, c'est qu'il y eut un "avant" et un "après" Albert Londres.

La série de reportages du grand journaliste, venu pour le compte du "Petit Parisien" fit scandale en France alors même qu'il était mesuré et objectif. C'est à la suite de la campagne de protestations qu'il déclencha que des mesures furent prises pour améliorer les conditions de vie des bagnards: généralisation progressive du hamac en lieu et place des bat-flancs collectifs, amélioration des conditions de soins, de la distribution de nourriture à la suite de la révélation des détournements opérés à tous les niveaux, humanisation des conditions atroces dans lesquelles était subie la peine de réclusion cellulaire (fin des cachots noirs), etc. Les esprits n'étaient pas encore mûrs pour la fin de la Transportation, mais la graine était plantée.

Il faut absolument se méfier des derniers témoignages oraux forcément subjectifs, qu'ils émanent d'anciens bagnards ou d'anciens surveillants.

J.C. Michelot, par exemple, dans "la guillotine sèche" fait litière d'un certain nombre d'allégations totalement fausses, mais en revanche il accorde un poids trop important au témoignage de M. Martinet, surveillant qui prit sa retraite à Saint-Laurent du Maroni, et qui lui décrivit un quotidien somme toutes assez paisibl

Or d'une part, M. Martinet (avec qui j'ai eu l'honneur d'échanger en 1984) n'a travaillé qu'à Saint-Laurent du Maroni, une ville saine dotée d'un bel hôpital où on ne disposait que de peu de médicaments mais où on pouvait se refaire la cerise avec du repos. De plus ne demeuraient à Saint-Laurent du Maroni que des détenus considérés comme peu dangereux, guère susceptibles de s'évader, affectés à des tâches tranquilles ; d'autre part, Monsieur Martinet n'officia que dans les dernières années, au début des rapatriements. De toute manière, ses allégations (dont on ne mettra pas la sincérité en doute, mais tout témoignage est subjectif, surtout quand le temps fait son œuvre) corroborent mal avec les statistiques relatives à l'espérance de vie d'un forçat.

Hôpital_de_Saint-Laurent-de-MaroniA l'opposé, dans les années 1980, quand on évoquait les souvenirs des vieux "popotes" encore présents à Saint-Laurent (ce que fit l'auteur, en particulier en devisant avec M. Badin, devenu l'ami de M. Martinet et qui savait, lui, raison garder), la plupart se complaisaient à décrire un quotidien horrifique auquel ils finissaient par croire eux-mêmes, fait de famine (réelle pendant la seconde guerre mondiale),  de travail toujours éreintant,  d'absence de soins, d'arbitraire, de sadisme. À les entendre, la guillotine fonctionnait chaque mois ou presque -  alors que le total des exécutions "régulières" n'atteint pas la centaine pour toute la durée du bagne, tous sites confondus (ce qui est déjà considérable pour un siècle de transportation et un total de 60.000 forçats environ ; ne sont pas évidemment pas inclus les forçats abattus pendant les tentatives d'évasion, les rebellions ou les voies de fait réelles ou inventées contre un membre de l'administration pénitentiaire).

Une autre constante chez nombre de forçats, c'était de s'attribuer les exploits et tribulations survenues à plusieurs d'entre eux pour se composer un "personnage" – à l'instar de "Papillon", de son vrai nom Henri Charrère, mythomane, mégalomane et "piqueur" patenté d'aventures survenues à d'autres. Pour être à même de dialoguer avec ces vieux détenus, il fallait respecter un code de bonne conduite dont les principales règles étaient de:

- ne jamais demander quelle était "l'erreur" commise, qui les avait menés au bagne ; en général, une fois le lien de confiance établi, la révélation venait souvent de leur part ;
- ne jamais évoquer Henri Charrère, dit Papillon, unanimement méprisé, considéré comme un petit malfrat sans envergure, un "donneur", un mythomane qui s'était approprié les faits et gestes des vrais hommes ;
- ne pas évoquer les "exploits" d'un certain surveillant-chef qui s'était spécialisé dans la traque des évadés, que tous considéraient comme un sadique qui prenait sa jouissance à exécuter les pauvres bougres au lieu de les ramener.

L'auteur reviendra plus longuement sur ces témoignages recueillis pour la plupart en 1982, à Saint-Laurent du Maroni.

Il n'existe plus de forçat libéré vivant toujours en Guyane. Les éventuels survivants du bagne auraient potentiellement 95 ans en 2013 (le dernier départ eut lieu en 1937, et les plus jeunes n'auraient pu avoir moins de 19 ans)

11 avril 2013

Figures du bagne - Raymond Vaudé... Le Français libre réhabilité.

 

85541335_oRaymond Vaudé, engagé volontaire dans la Marine Nationale, libéré du service en 1923, dérape dix ans plus tard et est  condamné par les assises de la Seine le 27 janvier 1933. Il part en Guyane, sous le matricule 52.306 par le convoi de 1935, sur le La Martinière. Il accomplit sa peine intégralement, mais ne supporte pas la condition de "libéré astreint à résidence" avec son corollaire de misère et de dégradation morale (il aurait dû demeurer cinq ans de plus en Guyane, à supposer qu'il eut de quoi payer son retour).

Evadé, il revient en France et s'engage courageusement dans la Résistance, ce qui lui vaut une réhabilitation solennelle, qui efface sa peine passée.

85541357_oC'est un homme libre qui choisit de revenir en Guyane en 1949, où il mène diverses affaires et consacre une partie de son temps et de son énergie à aider certains de ses ex codétenus. Quand le Centre spatial sort de terre, à Kourou, il monte un restaurant bar très connu là-bas, qui était un peu la cantine des ingénieurs. Raymond Vaudé est un des très rares bagnards qui réussit socialement en Guyane. Son livre : Passeport pour le bagne (aux éditions Veyrier) ne connut malheureusement qu'un succès d'estime, ce qui le remplit quelque peu d'amertune quand on s'extasiait devant lui sur les innombrables mensonges et inventions de toutes pièces contenues dans le célèbre "Papillon" d'Henri Charrère, que Vaudé connut et qu'il tenait en piètre estime : il valait mieux - c'était d'ailleurs le cas de tous ceux qui connaissaient Charrère - éviter d'aborder le sujet en face de Raymond Vaudé, décédé en 1986 et qui a donné naissance à une lignée d'entrepreneurs en Guyane.

 

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Son petit-fils, Pascal Vaudé, fit récemment parler de lui en participant à la course transatlantique "Rame-Guyane"

La Guyane, son bagne et ses forçats, page épique et douloureuse de l'histoire pénitentiaire française, sont au coeur de la 3e édition de la transatlantique à la rame Bouvet-Guyane, avec la victoire annoncée de Pascal Vaudé, chef d'entreprise guyanais et... petit-fils du bagnard évadé Raymond Vaudé, matricule 52.306.Pascal Vaudé, dont c'est la seconde participation (8e en 2009), à cette compétition en solitaire unique (son équivalent britannique, le "Woodvale Challenge" étant ouvert aux équipages de 2, 3 et 4 concurrents), fait la course en tête depuis le départ de Dakar le 29 janvier et se trouvait dimanche à moins de 300 km des côtes guyanaises.
Il doit franchir la ligne d'arrivée au large de Cayenne, mardi, devant ses deux poursuivants immédiats -Guyanais également-, Julien Besson, 35 ans, technicien au Centre Spatial de Kourou et Henri-Georges Hidaire, 47 ans, expert-comptable à Cayenne. 22 concurrents et une concurrente avaient quitté la capitale sénégalaise fin janvier, mais 8 ont dû raccrocher les avirons au fil des jours, victimes d'avaries ou d'épuisement.La flotte des 15 rameurs toujours en lice s'étend maintenant sur 1.500 km, entre le leader Pascal Vaudé et la lanterne rouge, Didier Lemoine, 62 ans, aîné des concurrents et dont l'unique objectif est de passer enfin la ligne d'arrivée, ce qu'il avait échoué à réaliser lors des deux premières éditions en 2006 et 2009.
"Oui, je pense souvent à mon grand-père et je suis fier de lui...", a dit à l'AFP Pascal Vaudé, joint dimanche par téléphone satellite.
"J'y pense encore plus aujourd'hui alors que se rapprochent devant l'étrave de mon canot et après plus d'un mois de lutte acharnée contre l'océan, les côtes de Guyane qu'il avait lui-même fuies par la mer avec deux compagnons sur une barcasse de fortune, après son évasion, à la fin des années trente, du bagne de Saint-Laurent-du-Maroni", ajoute-t-il.
Raymond Vaudé, décédé en 1986, reste une figure populaire en Guyane.Condamné en 1933 à 5 années de travaux forcés pour un vulgaire cambriolage, il arrive au bagne en 1935, à bord du vapeur "La Martinière".
Il est incarcéré comme des milliers d'autres forçats au "camp de transportation" de Saint-Laurent du Maroni où il fait la connaissance d'Henri Charrière, plus connu sous le pseudonyme de "Papillon". Mais tout condamné à moins de 8 ans, est en fait un "doublard". Il lui est imposé, après sa libération, de rester en Guyane durant un nombre d'années équivalent à celui de sa peine. Les "libérés" mais toujours prisonniers, sans ressources, vivent dans le plus complet dénuement à St Laurent. Ils sont quasiment condamnés à replonger dans la délinquance pour ne pas mourir de faim.
Raymond Vaudé, homme au caractère bien trempé, refuse ce destin cruel et imbécile. Il s'évade d'abord à deux reprises, mais est repris.Sa troisième "belle" est la bonne quand avec deux compagnons d'infortune, il se jette à la mer sur une embarcation à voile et rames. Porté par le courant Sud-Nord qui vient de l'embouchure de l'Amazone et longe les côtes de Guyane -le même aujourd'hui emprunté par son petit-fils Pascal à l'approche de Cayenne- il rejoint les Grandes Antilles, puis s'embarque pour la France. Le matricule 52.306 est un homme libre qui devient un "Français libre" en entrant dans la résistance à l'occupant nazi. Il sera réhabilité en 1947 par le général De Gaulle. Deux ans plus tard, sans aucune perspective de vie dans l'Hexagone, il rejoint son ancienne terre de souffrance devenue sa terre d'adoption et rentre en Guyane où il fait souche et fonde une famille.Son petit-fils, plus d'un demi-siècle plus tard, "forçat de la mer" à sa façon, va être accueilli mardi en héros à Cayenne. Il sait qu'en franchissant la ligne d'arrivée, il signera deux victoires: La sienne dans la 3e édition de la transat Bouvet-Guyane, mais aussi la revanche du matricule 52.306 et du grand-père Raymond Vaudé.

AFP, le Parisien du 5 mars 2012

9 avril 2013

Les lépreux au bagne.

 

La lèpre ne fut éradiquée que récemment en Guyane (en 1983, des dépistages réguliers de la maladie de Hansen étaient encore pratiqués dans les écoles). Les lois étaient implacables, jusqu'à ce que la découverte des sulfones permette de stabiliser les malades avant de les rendre non contagieux puis de les guérir. Elles rendaient la condition sociale des lépreux était terrifiante : ils étaient obligatoirement internés tout d'abord sur l'île du Diable (leurs cases servirent plus tard de refuges aux déportés) puis dans l'infâme léproserie de l'Acarouany**, près de Mana dans lequel ils achevaient littéralement de se décomposer – à tel point que les familles guyanaises se coalisaient pour protéger leurs membres atteints de cette pathologie en ne le déclarant pas et en le gardant, quasiment reclus, pendant des années.

**le premier préfet de la Guyane, Robert Vignon, fera de la léproserie un endroit sain (cases individuelles, vrai dispensaire). Elle fermera quelques années plus tard, grâce à l'emploi systématique des sulfones. Jusqu'à la fin des années 60, on ne pouvait quitter la Guyane sans présenter un certificat attestant qu'on ne souffrait pas d'une forme contagieuse de la lèpre.

Les bagnards lépreux étaient isolés de même, d'abord à l'île du Diable. Puis ils furent affectés dans un îlot sur le fleuve, à Saint-Louis du Maroni.

 

stlouisL'îlot de Saint-Louis du Maroni

Dès qu'un forçat était "reconnu", on l'y transportait. Chaque matin, une corvée venait porter la nourriture sur l'îlot, ses membres la jetant sur la berge pour ne pas entrer en contact avec les lépreux, par peur irrationnelle de la contagion. L'état des malades était contrasté, depuis celui qui n'avait qu'une imperceptible tache rose sur le front jusqu'à d'autres dont les membres étaient littéralement rongés ou qui avait acquis la terrifiante face léonine. Des médecins dévoués tentaient, lors de visites régulières, d'améliorer leur condition – en vain : il n'existait aucun traitement sérieux, le douloureux et peu efficace chaulmoogras n'étant même pas disponible au bagne.

FLAG4Les lépreux vus par F. Lagrange

Les lépreux fabriquaient clandestinement des canots qu'ils dissimulaient en les immergeant le jour, et qui leur permettaient de se rendre nuitamment dans des bouges chinois de Saint-Laurent afin d'échanger du tafia contre quelques poulets élevés en partie grâce au produit de leur pêche (par expérience, les Asiatiques savaient que la maladie était peu contagieuse). Ils organisaient également les traversées nocturnes pour ceux qui tentaient la belle (l'évasion) en passant par la Guyane hollandaise - où ils étaient immanquablement repris et rendus à l'A.P. Certains fabriquaient des canots, munis d'un gréement sommaire également acheté aux Chinois. Ces canots étaient vendus fort cher aux candidats à la belle les plus audacieux, qui avaient ainsi une petite chance d'atteindre le Venezuela (une escale de dix jours leur était parfois concédée en Guyane anglaise)

Cela dit, il faut relativiser: le nombre de bagnards lépreux fut relativement modeste: tout au plus 300 environs, au cours du siècle d'existence du bagne. En effet si cette maladie provoquait des infirmités terrifiantes, elle ne tuait pas, ou fort tardivement. De ce fait, des lépreux - bagnards ou non - survécurent pendant des décennies en Guyane.

ALBERT LONDRES (2)Albert Londres visite les lépreux.

CHEZ LES LÉPREUX


Cette petite île a l’air d’un jouet.

Pour préserver son teint du soleil, vingt arbres, au-dessus d’elle, ont ouvert leurs branches comme vingt parasols.
Une quinzaine de maisons miniatures sont blotties dans l’ombrage. Si la marquise de Pompadour glissait ce matin sur le Maroni, en compagnie du Bien-Aimé : « Oh ! Seigneur, lui dirait-elle, achetez-la-moi, pour m’amuser.

C’est l’îlet Saint-Louis des lépreux.

La barque nous attend. Le surveillant n’est pas gracieux. L’îlet se surveille de la rive seulement.
— Alors, vous voulez y aller quand même ?

Trois voix répondent :
— Puisqu’on vous le dit !

C’était le docteur, le pasteur et le reporteur.
— Arme le canot ! crie le surveillant, et son mouvement de mâchoires est tel qu’il n’en n’aurait pas de pire s’il arrachait un bifteack à la cuisse du voisin.

Ce bout du Maroni ne semblait rien à traverser. Nous comptions sans le doucin. Les doucins sont les crues. Amazone, Oyapock, Maroni, Mana, Surinam, Demerara, ces fleuves prodigieux d’Amérique du Sud, sont fort méchants aux hautes eaux. Nous fîmes deux fois le tour de l’îlet avant de pouvoir aborder. Nous avions l’air de lui lancer le lasso.

Vingt forçats lépreux — un par arbre — étaient en train de perdre ici leur figure humaine.

Nous les trouverons. Ils sont rentrés puisqu’il est sept heures du matin.

LEURS NUITS

Chaque nuit, ils s’en vont sur une barque invisible de jour. Le jour, ils l’immergent, jamais au même endroit ; le soir, ils la repêchent et à eux l’oubli ! Ils se rendent au village chinois de Saint-Laurent. Et là, ils jouent, boivent et reboivent. Il faut voir ces baraques tremblantes sous les lumignons qui puent. Des Célestes de troisième classe, arrivant droit des égouts de Canton, mélangent, dans un grand fracas d’os les domino-pocker sur des tables graisseuses. Derrière son zinc, qui est en bois, et sa machine à compter, le patron…
D’où es-tu, toi ?
— De Moukden.

Le patron, qui est de Moukden, tend les deux mains à la fois et ne donne le sec (verre de tafia) que lorsqu’il a reçu l’argent. Un libéré, debout, poitrine nue, sec en main, hoquette un vieil air — l’homme est sur la rive depuis vingt ans — des concerts démolis de la périphérie parisienne. Un Noir en extase et en faux col empesé soutient l’élégance du lieu. Des nègres bosch venant de « la Hollande », pagne en loques, cinq ou six cornes de cheveux sur le crâne (genre bigoudi), opposent à leur boschesse, nudité sombre, la résistance de l’ivrogne qui ne veut pas rentrer encore. Ils étaient sages naguère, mais ils gagnent de l’or à descendre des lingots et, maintenant, la civilisation a ouvert boutique chez eux !… Alors, on voit cinq ou six masques se faufiler par la petite porte. Ce sont les lépreux de l’île Saint-Louis. Il en est qui portent une paire de poulets. Ils n’ont pas d’argent, ils boiront pour deux poulets. Onze heures du soir. L’enfant de Moukden verrouille sa porte. C’est au complet. Cependant, les lépreux restés dans l’île ne dorment pas. Ils prêtent l’oreille.

De la brousse française, en face, presque chaque nuit, montent des cris. On dirait les cris des singes rouges. C’est l’appel de l’évadé. Le forçat imite si textuellement la bête que le lépreux ne bouge pas tout de suite. Il attend la nuance qui lui ôtera le dernier doute. Alors, ayant remonté sa barque noyée — ils ont deux barques — il s’en ira, frôlant le rayon de lune, chercher l’autre ombre, qu’il passera sur « la Hollande », pour cinq francs.

On accosta. Le sol était raviné. Il avait la lèpre, lui aussi. Devant la première maison, un interné cuisait la soupe.

Ils sont maîtres d’eux-mêmes. Aucun surveillant. Tous les deux jours, la barque de vivres arrive. Sans débarquer, les canotiers jettent à terre la cuisse de bœuf, le pain, le riz, et décampent. Alors descendent les pustuleux ; ils ramassent la nourriture et la partagent en frères. Pas de cuisine commune ni de popotes. Chacun son pot de terre. Ils se dégoûtent les uns les autres.
Eh bien ! mon vieux, dit le docteur Morin, et l’appétit ?
— Petit, petit…
— Fais voir ton front Hum ! Regardez ces taches roses. Pas grand-chose, celui-là. Fais voir tes doigts. Oui. Fais voir tes pieds. Est-ce qu’on t’a piqué, cette semaine.
— J’aime mieux les purges.

Quel goût peuvent-ils trouver aux purges, dans ces bagnes ? Fous, lépreux, blessés, paralytiques, bien portants, tous veulent des purges…
Tiens ! voilà le chanteur de l’îlet… Bonjour, Galibert ! Je t’amène des visites, aujourd’hui …
— C’est-y qui z’en veulent, ces messieurs ?
— On vient vous voir, dit le pasteur, parler avec vous, mes enfants.
— C’est toujours ça…
— M’sieur le major, dit Galibert, qu’est-ce que je fais dans ce dépotoir ? Êtes-vous bien sûr que je l’aie ?
— Ce n’est pas grave, Galibert, tu es curable, mais je ne puis encore te désinterner. Regarde ta tache…
— C’est celle des autres surtout que je regarde, m’sieur le major.

Celui-ci est tout défiguré. Les éléments de sa figure n’ont plus l’air d’être à leur place habituelle. Le nez est bien encore au milieu, les yeux de chaque côté, mais cela fait comme un masque de mi-carême qu’un coup de vent aurait déplacé.
Eh ! bien ! ça va mieux ?
— Ça n’empire pas ! répond le défiguré.

Les poules, — les poules qui payent les verres de sec dès onze heures du soir, chez le Chinois, se baladent et picorent.
Je parie que ce n’est pas vous qui les mangerez, ces poules ? dit le surveillant.
— Pensez-vous, chef ! pour attraper la lèpre !

Voilà Audavin. Celui-là est classique : faciès léonin en plein, bouffissures, pommettes pendantes, oreilles descendues, nez qui fond. Il a l’air d’être en cuir repoussé.

C’est un Arabe. Chez les Arabes surtout, la lèpre joue grand jeu. Il a des écailles sur les mains. Lion et poisson. Messaoud lui donne la réplique. Ils n’avaient rien de commun, paraît-il, avant la chose. Maintenant, ce sont deux jumeaux.

Beaucoup perdent les sourcils, d’autres, non. Le fléau est capricieux.
Monsieur le pasteur, dit l’un, dont les pieds sont rongés, donnez-moi un Coran.

Le pasteur entend cette demande pour ta première fois de sa vie.

Il cherche à se ressaisir.
Mon ami, je n’ai pas de Coran, moi. Docteur, vous ne savez pas où je pourrais trouver un Coran ?
— Écrivez à un marabout.
— C’est cela. Donnez-moi bien votre nom.
— Ben Messaoud.
— Je vais écrire à Alger. Vous aurez votre Coran, je vous le promets.

Le pasteur envoie des clients au curé de Saint-Laurent, le curé en envoie au pasteur. Le malheur fond les religions.

Le moins atteint était l’infirmier.
Viens, dit le docteur, je vais encore te montrer comment on fait les piqûres. Amenez-vous les gars, je vais vous piquer.
— Est-ce qu’on découvrira enfin le remède, m’sieur le major ?
— On cherche. Je cherche moi aussi. Espérez et même je vous apporte une bonne nouvelle. On a trouvé quelque chose. Oui. Cela s’appelle le Chaoulmoogra. C’est la sève d’un arbre qui pousse dans les îles de la Sonde, vous savez, là-bas, bien loin, à Java, à Sumatra…

Le docteur piquait tout en parlant.
Je crois, cette fois, qu’on « la » tient. J’ai commandé des ampoules.

Tous, en écoutant, reprenaient presque figure humaine.
Elles vont venir. Patientez ! Il faut le temps. Ce n’est pas là, les Indes !
— Comment que vous appelez ça, m’sieur le major ?
— Chaoulmoogra.
— Chameau gras ! un drôle de nom pour guérir.

Ils n’étaient que douze dehors. Nous allâmes dans les maisons voir les autres.

Il faut que ces hommes horribles inspirent bien de la pitié : ils ont presque un lit.
Chef ! demande celui-là, vous n’auriez pas un peu de verdure, des épinards ?
— Je voudrais bien, Galland, mais où veux-tu que je trouve des épinards dans ce pays ?
— Ah ! il y en avait tant, chez moi !

À leurs murs sont épinglés quantité de portraits de femmes, de ces petits portraits glacés qui accompagnent les paquets de cigarettes d’Algérie.

Celui-ci, répugnant, dont on ne sait plus si la barbe ronge la peau ou la peau ronge la barbe, a collé, au-dessus de son lit, un portrait de Gaby Deslys. Le montrant, il dit :
— Ça vaut bien mieux que de se regarder dans la glace.

Ce n’est pas trop sale dans leurs petites maisons.

Le pasteur avait des brochures à la main.
De quoi qu’ça parle, vos petits carnets, monsieur le pasteur ?
— De bonnes et vraies choses. Que la vie n’est pas tout et que l’on peut être très heureux après.
— Alors, donnez-m’en un !

Il ne nous restait qu’une maison à visiter. Quelque chose, tête recouverte d’un voile blanc, mains retournées et posées sur les genoux, était sur un lit dans la position d’un homme assis.

C’était le lépreux légendaire à la cagoule.
C’est un Arabe ? demande le pasteur.
— Oh ! non ! fait une voix angélique qui sort de derrière le voile, je suis de Lille.

La photographie d’une femme élégante était posée sur sa table.
Eh ! bien ! ça va mieux ?

Ses doigts étaient comme des cierges qui ont coulé.
Lève ton voile un peu, mon ami, que je regarde. Il le releva tout doucement, avec le dos de ses mains. Ses yeux n’étaient plus que deux pétales roses. Nous ne dirons pas davantage, vous permettez ?

Nous reprîmes la barque. Chacun de notre côté, nous chantonnions à la manière des gens qui sifflent, parce qu’ils ont peur.

Sur la rive, un homme attendait, assis sur l’herbe.
Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

On voyait une petite tache rose sur son front.
Je suis le nouveau ! dit-il.

Et montrant l’îlet :
J’y vais.

11 avril 2013

La réclusion, peine prononcée par le TMS, subie à l'île Saint-Joseph.

 

La peine de réclusion était une des sanctions que pouvait prononcer le Tribunal Maritime Spécial, (lien) après des évasions commises avec des actes de violence, des meurtres entre codétenus, des voies de fait sur le personnel, des délits graves dont étaient victimes les habitants de la colonie, etc. Les condamnés à mort par le TMS, grâciés par le Président de la république ou par le Gouverneur (selon les époques) subissaient en principe la peine maximale fixée à cinq années.

 

 

89191036_oUn témoignage, datant de 1910 qui montre qu'à cette époque, le détenu en réclusion sortait dans la journée.

 

En un point, qu'on appelle "l'Est" on aperçoit un grand bâtiment, l'asile des aliénés et des vieillards, puis à côté, une petite maisonnette, la maison du bourreau. Derrière les hôpitaux, sur le versant qui regarde "le Diable", se trouvent le camp des transportés et le quartier cellulaire. Nous n'insisterons pas sur la description de ces longs bâtiments, dont l'intérieur rappelle assez celui d'une chambrée de caserne avec les deux bas flancs latéraux plaqués à la muraille. De Lourdes portes, grillées de fer et dûment cadenassées vers le soir, en sont toute la nouveauté. C'est là que sur la planche, les forçats dorment côte à côte. Ceux, qui après un long stage de bonne conduite, sont parvenus de la troisième dans la deuxième classe, sont exceptionnellement pourvus d'une couverture de laine. Deux fois par jour, à dix heures et à six heures, ils reçoivent leur ration : endaubage de boeuf ou lard salé, légumes secs et pain. Dans l'intervalle, ils se rendent à leurs travaux respectifs : ateliers, travaux de maçonnerie, jardinage, ou à leurs emplois : infirmiers, secrétaires ou domestiques.


Puis le régime fut sensiblement durci. Donnons la parole à Albert Londres (au bagne), qui visita les cachots de la réclusion avant que des adoucissements ne soient apportés à la peine.

Bagnards 40
MORTS VIVANTS

L’île Saint-Joseph n’est pas plus grande qu’une pochette de dame. Les locaux disciplinaires et le silence l’écrasent. Ici, morts vivants, dans des cercueils — je veux dire dans des cellules — des hommes expient, solitairement.
La peine de cachot est infligée pour fautes commises au bagne. À la première évasion, généralement, on acquitte. La seconde coûte de deux à cinq ans. Ils passent vingt jours du mois dans un cachot complètement noir et dix jours — autrement ils deviendraient aveugles — dans un cachot demi-clair. Leur régime est le pain sec pendant deux jours et la ration le troisième. Une planche, deux petits pots, aux fers la nuit et le silence. Mais les peines peuvent s’ajouter aux peines. Il en est qui ont deux mille jours de cachot. L’un, Roussenq, le grand Inco (incorrigible), (lien) Roussenq (lien), qui m’a serré si frénétiquement la main — mais nous reparlerons de toi, Roussenq, — a 3.779 jours de cachot. Dans ce lieu, on est plus effaré par le châtiment que par le crime.

Un surveillant principal annonça dans les couloirs :
— Quelqu’un est là, qui vient de Paris ; il entendra librement ceux qui ont quelque chose à dire !
L’écho répéta les derniers mots du surveillant.
De l’intérieur des cachots, on frappa à plusieurs portes.
— Ouvrez ! dit le commandant au porte-clés.
Une porte joua. Se détachant sur le noir, un homme, torse nu, les mains dans le rang, me regarda. Il me tendit un bout de lettre, me disant : « Lisez ! »
« Si tu souffres, mon pauvre enfant, disait ce bout de lettre, crois bien que ta vieille mère aura fait aussi son calvaire sur la terre. Ce qui me console, parfois, c’est que le plus fort est fini. Conduis-toi bien, et quand tu sortiras de là, alors que je serai morte, refais ta vie, tu seras jeune encore. Cet espoir me soutient. Tu pourras te faire une situation et vivre comme tout le monde. Souviens-toi des principes que tu as reçus chez les Frères, et quand tu seras prêt de succomber, dis une petite prière. »
II me dit :
— Je voudrais que vous alliez la voir à Évreux.
— C’est tout ?
— C’est tout.
On repoussa la porte.
— Ouvrez !
Même apparition, mais celui-là était vieux. Il me pria de m’occuper d’une demande qu’il avait faite pour reprendre son vrai nom.
— J’ai perdu la liberté, j’ai perdu la lumière, j’ai perdu mon nom !
— Ouvrez !
C’était un ancien jockey : Lioux.
Je vous écrirai, dit-il. Mon affaire est trop longue. Je ne crois pas que vous vous occupiez de moi, mais quand on est à l’eau on se raccroche à toutes les herbes.
Dans ce cachot noir, il portait des lorgnons.
On repoussa la porte.
Il me semblait que j’étais dans un cimetière étrange et que j’allais déposer sinon des fleurs, mais un paquet de tabac sur chaque tombe.
— Ouvrez !
L’homme me fixa et ne dit rien.
— Avez-vous quelque chose à me dire ?
— Rien.
— Vous avez frappé, pourtant.
— Ce n’est pas à nous de dire, c’est à vous de voir. Et il s’immobilisa, les yeux baissés comme un mort debout. C’est un spectre sur fond noir qui me poursuit encore.

DIEUDONNÉ ! (lien)**

À la porte d’une cellule, un nom : Dieudonné.
— Il est ici ?
— Il fait sa peine pour sa seconde évasion.
On n’ouvrit pas la porte, mais le guichet. Une tête apparut comme dans une lunette de guillotine.
— Oui, oui, dit Dieudonné, je suis surpris, je n’avais pas entendu. Je voudrais vous parler. Oui, oui, pas pour moi, mais en général.
Il était forcé de se courber beaucoup. Sa voix était coupée. Et c’est affreux de ne parler rien qu’à une tête. Je priai d’ouvrir. On ouvrit.
J’entrai dans le cachot.
Son cachot n’était pas tout à fait noir. Dieudonné jouissait d’une petite faveur. En se mettant dans le rayon du jour, on y voyait même assez pour lire. Il avait des livres : le Mercure de France, de quoi écrire.
— Ce n’est pas réglementaire, mais on ferme les yeux. On ne s’acharne pas sur moi. Ce qu’il y a de terrible au bagne, ce ne sont pas les chefs, ce sont les règlements. Nous souffrons affreusement. On ne doit pas parler, mais il est rare que l’on nous punisse d’abord. On nous avertit. À la troisième, à la quatrième fois, le règlement joue, évidemment. Mais ce qu’il y a de pire, d’infernal, c’est le milieu. Les mœurs y sont scandaleuses. On se croirait transporté dans un monde où l’immoralité serait la loi. Comment voulez-vous qu’on se relève ? il faut dépenser toute son énergie à se soustraire au mal.
Il parlait comme un coureur à bout de souffle.
— Oui, je suis ici, mais c’est régulier. Pour ma première évasion, je n’ai rien eu. Pour ma seconde, au lieu de cinq ans, on ne m’a donné que deux ans. Je peux dire que l’on me châtie avec bonté. Il me reste encore trois cents jours de cachot sur les bras. Je sais que, peut-être, je ne les ferai pas jusqu’au bout. Il ne faut pas dire qu’on ne rencontre pas de pitié ici. C’est la goutte d’eau dans l’enfer. Mais cette goutte d’eau, j’ai appris à la savourer. Aucun espoir n’est en vue et je ne suis pourtant pas un désespéré. Je travaille. J’ai été écrasé parce que j’étais de la bande à Bonnot, et cela sans justice. J’ai trouvé plus de justice dans l’accomplissement du châtiment que dans l’arrêt.
Je suis seul sur la terre. J’avais un petit garçon. Il ne m’écrit plus. Il m’a perdu sur son chemin, lui aussi !
Il pleura comme un homme.
— Merci, dit-il. Ce fut une grande distraction. Et, comme on repoussait la porte, il dit d’une voix secrète qui venait de l’âme :
— Le bagne est épouvantable…

** Accusé à tort d'être membre de la Bande à Bonnot. Condamné à mort, grâcié par le Président Poincaré.

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85552260_oLa réclusion, vue par F Lagrange

Sous de grands hangars, des lignes de cachots soit presque totalement obscurs, soit avec une demi clarté. Chaque cage - car il faut bien appeler ces cachots ainsi est surmontée d'un grillage, la porte est en acier, munie d'un guichet par lequel on passe la nourriture, deux baquets: un pour l'eau "potable", un autre pour les déjections. Il est fait interdiction absolue de parler, et les très rares sorties sont strictement comptabilisées.

rousseauLe Médecin chef Rousseau, sans jamais être tombé dans la sensiblerie (il avait conscience d'être dans le bagne du bagne) ne cessa de réclamer pour que dès lors que le réclusionnaire n'avait pas été condamné à mort, sa peine n'ait pas pour corollaire une fin inéluctable ou une sortie vers l'asile d'aliénés voisin.

(photo à gauche, extraite du site: Atelier de création libertaire)

Donnons lui la parole.

85553991_oInfiniment plus dure est la peine de la réclusion cellulaire. Elle est infligée pour une durée de six mois à cinq ans et se fait à l’île Saint Joseph. Cet isolement a nécessité la construction de bâtiments spéciaux. Qu’on se figure, situé sous un grand hall sombre, deux rangées de cellules séparées par un mur mitoyen. Le plafond de ces cellules est remplacé par des barreaux en sorte que, vue à vol d’oiseau, elles ont l’air de cages. Quelques-unes seulement sont plafonnées en maçonnerie et sont transformées en cachots noirs.

Une passerelle située au-dessus du mur qui sépare les deux rangées de cellules permet aux agents de surveiller les réclusionnaires qu’ils voient à travers les barreaux de leur cellule comme on voit un animal en fosse. Les uns assis sur un de leurs baquets travaillent à faire des balais ou des brosses ; les autres tournent en rond comme des fauves. Les lits de camp mobiles sont tous relevés de six heures du matin jusqu’à six heures du soir. Seuls quelques malades sont autorisés à avoir leur lit rabattu pendant la journée.

Des médecins ont demandé que ce mobilier sommaire soit amélioré, qu’une étagère soit faite pour poser le récipient à eau potable et que ce récipient se différencie du baquet à ordures. L’administration locale consultée a répondu que tout meuble pouvait devenir entre les mains du réclusionnaire un projectile dangereux pour le personnel en service et qu’il y avait donc lieu de s’en tenir au mobilier actuel largement suffisant ! Les portes en fer des cellules sont munies d’un guichet par où on passe au condamné sa ration. Ici, c’est la maison du silence et toute parole prononcée à haute voix est rigoureusement punie. Les appels se font par trois coups frappés sur la porte de la cellule ; de temps en temps trois coups rompent le silence, suivi du bruit du guichet qu’ouvre et ferme un porte-clefs.

cellulesacielouvert2-1-30Le réclusionnaire a droit à une heure de promenade. A cet effet, il se rend dans un système de cellules analogues, pareillement dominé par une passerelle, mais situé en plein air, en sorte qu’au lieu de voir le dessous d’un toit, le réclusionnaire voit le ciel pendant une heure par jour. Cette cellule de repos  plus grande que l’autre, a environ six mètres sur quatre. Elle est communément désignée sous le nom de préau car il s’y trouve un petit préau où s’abrite le condamné quand il pleut. Les réclusionnaires se rendent à leurs préaux isolément, et, à l’aller comme au retour, ne peuvent ni se rencontrer ni communiquer. Cette sortie a lieu de 7 heures à 8 heures du matin, à une heure où le soleil est plus bas que les murs, si bien qu’au bout de quelques semaines de ce régime, les réclusionnaires présentent tous cette pâleur livide caractéristique.

Le réclusionnaire doit travailler dix heures par jour et le genre de travail qu’il exécute est choisi de façon qu’il s’accommode de l’isolement cellulaire. En général, c’est le triage des brins de balais, des feuilles de cocotier. Il touche la ration alimentaire stricte sans aucune possibilité de l’améliorer. Il porte des vêtements spéciaux qu’il touche à son entrée à la maison de force et qu’il change une fois par semaine. Une baille d’eau est mise au préau une fois par semaine à sa disposition. Les cheveux sont coupés en escalier.

Les condamnés à la réclusion peuvent être autorisés à lire en dehors des heures de travail et de promenade. Il faut pour cela qu’ils n’aient pas eu de punitions pendant trois mois s’ils sont condamnés à un ou deux ans ; pendant six mois s’ils sont condamnés à trois et quatre ans et pendant huit mois s’ils ont cinq ans à faire. L’absence de toute lumière artificielle et la demi-obscurité des locaux rend la récompense de la lecture à peu près illusoire. Si la conduite du réclusionnaire est bonne, il peut écrire à sa famille une fois par mois.

dautrescellules2-1-300x22L’usage du tabac est rigoureusement interdit, mais l′ennui mortel  pousse le réclusionnaire à rechercher ce plaisir défendu. Il est alors exploité par ses gardiens. Le porte-clefs arabe Belaïda, ignoble mouchard que j’ai connu à la réclusion, achetait aux réclusionnaires une demi-ration de pain pour trois cigarettes. Il revendait ce pain, à raison de cinquante centimes la ration, aux surveillants qui en nourrissaient leurs volailles. Belaïda n’admettait pas qu’un réclusionnaire se procurât du tabac autrement que par son intermédiaire et dénonçait au surveillant ceux qui fumaient sans avoir eu recours à lui. La commission disciplinaire les punissait alors de cachot ; c’était la seule punition disciplinaire infligée aux réclusionnaires.

Il arrive que l’administration n’ait quelquefois aucun travail à faire faire à tous ces reclus. La peine devient alors intolérable et s’aggrave du supplice de 1′inaction forcée. J’ai vu le cas se produire ; le chef de camp s’ingénia d’ailleurs à remédier à ce manque d’ouvrage. II est arrivé autrefois, au temps du directeur V…, que des réclusionnaires souffrant de n’avoir rien à faire et demandant du travail, M. V…, après avoir fait la sourde oreille donna l’ordre de leur distribuer des briques et d’exiger par jour, de chacun d’eux, le poids de 33 centilitres de poussière de brique finement pulvérisée !

Le médecin du pénitencier visite les réclusionnaires une fois par semaine. Il peut apporter quelques adoucissements à leur régime quand leur santé l’exige, délivrances de citrons, autorisations d’avoir le lit de camp rabattu dans la journée, heures supplémentaires à passer au préau. Le régime de quelques réclusionnaires est quelquefois adouci irrégulièrement et très heureusement du reste. Il s’agit toujours d’ouvriers adroits qui travaillent au préau toute la journée au profit du chef de camp ou du surveillant chargé de la réclusion.

reclusion croquis(Dessin ci-dessus: atelier de création libertaire)

Tous ces réclusionnaires, dont la grande majorité est faite des condamnés à perpétuité qui ont commis le crime d’évasion, deviennent un jour scorbutiques. Mal nourris, cloîtrés, vivant en contact intime avec leur petite tinette, infestée d’ankylostomes, d’anguillules ou d’amibes, ils sont sujets aux entérites. Cette étroite captivité irrite les nerveux. Des cas de neurasthénie aigue se produisent. L’un cassera son lit de camp, un autre ses deux petites bailles. Celui-ci frappera éperdument la porte de sa cellule et chantera vingt-quatre heures de rang jusqu’à ce qu’on lui passe la camisole et qu’on lui mette le revolver sous le nez. Celui-là se maquillera. Seul un service médical attentif et humain peut, par des évacuations opportunes sur l’hôpital, empêcher cette peine stupide d’être meurtrière.

reclusionStrictement appliquée, la peine de réclusion cellulaire, telle que je l’ai connue, était infaisable. Si des hospitalisations fréquentes et faites à temps n’intervenaient pas, peu d’hommes pouvaient accomplir leur peine de bout en bout car, même quand elle n’était pas de plusieurs années, elle atteignait ou dépassait les limites de la résistance humaine. /… A vrai dire cette barbarie était en général atténuée par un service médical attentif ou par un surveillant suffisamment intelligent. Très souvent, le réclusionnaire ne faisait pas trois mois d’encellulement strict avant que survienne une entrée à l’hôpital ou une quelconque atténuation au régime.

Le législateur de 1925 frappé de la dureté de cette peine ne voulut cependant pas la supprimer. Il se contenta d’y apporter un tempérament. C’est d’abord l’article 3 du décret du 18 septembre 1925 qui précise le mode d’exécution de la peine de réclusion cellulaire et en adoucit le régime disciplinaire. Sous le régime du 5 octobre 1889, la réclusion cellulaire comportait l’isolement de jour et de nuit permanent.

Depuis 1925, cet isolement permanent, accompagné de l’obligation au travail et au silence, est interrompu au bout de trois mois et fait place pour un trimestre à l’isolement nocturne avec travail en commun le jour et, dans le cas où la santé du détenu ne sera pas bonne, le gouverneur peut, sur l’avis du directeur de l’administration pénitentiaire et sans doute, - car le texte ne le dit pas - sur la prescription du médecin, prolonger le régime de moindre rigueur. Sinon la réclusion recommence pour trois mois et ainsi de suite.

cellules2-1(ci-contre: cachots "noirs" - vue prise au flash par l'auteur)

Ce même décret, dans son article 5, permet aussi au condamné à la réclusion cellulaire de bénéficier de la loi du 14 août 1885 sur la libération conditionnelle, lorsqu’il a subi le quart de sa peine, et non les deux tiers. Mieux encore : le réclusionnaire cellulaire qui, après avoir bénéficié de cette disposition, a été frappé de déchéance, peut, malgré la révocation de cette mesure, en bénéficier derechef, mais seulement pour la moitié du temps qu’il lui reste à purger. Ces dispositions nouvelles qui régissent le mode d’exécution de la réclusion cellulaire, c’est au scorbut que nous les devons.

Sachant que pour lutter contre ce mal, les médecins coupaient la réclusion par des séjours à l’hôpital, le législateur poursuivit le même but par un relâchement périodique du régime cellulaire, prévoyant même son interruption jusqu’à nouvel ordre quand la santé ne va plus du tout. La solution qui s’imposait était la suppression de cette peine. Par un savant dosage, le législateur a préféré en conserver tout le bénéfice, c’est ­à dire la ruine à bas bruit de la santé, et diminuer le risque du scorbut à forme épidémique, difficile à cacher, et les entrées incessantes à l’hôpital.

On peut se demander si c’est à dessein ou par omission qu’il ne parle pas des punitions disciplinaires applicables aux condamnés à la réclusion cellulaire, jusque-là passibles du cachot ? A notre avis c’est à dessein, et son silence s’explique bien simplement : il a compris que la réclusion cellulaire en Guyane, même à la dose de trois mois, dépassait les limites de la répression. On punit cependant beaucoup. Parler à voix haute, correspondre illicitement, fumer, rabattre son lit de camp, voilà les éternels motifs. Le cachot n’existant plus, on se rabat sur la cellule. Comme cette punition ne modifie en rien la vie du réclusionnaire qui est un encellulement aggravé, elle lui serait indifférente si, portée sur son livret, elle ne venait compromettre sa libération conditionnelle qui, sous l’administration de certains gouverneurs, n’est pour ainsi dire jamais accordée.

Le supplice de la réclusion cellulaire subsiste donc. Il est fractionné, mais a conservé tous ses caractères. Les réclusionnaires touchent bien chaque jour douze centilitres de vin - toujours la prophylaxie du scorbut, on l’appelle du reste le vin médical - mais combien peu le boivent ! Privés de tabac ils le troquent contre deux cigarettes que leur cède le porte-clés. La nourriture est ignoble, l’eau de lavage rationnée. Lorsqu’un réclusionnaire obsédé réclame, c’est fini pour sa tranquillité. Il est coté, toujours signalé et puni. Devant la longueur de la peine qui est distribuée avec plus de générosité depuis qu’elle a été amendée dans les textes, le réclusionnaire s’efforce de la subir sans broncher pour obtenir cette libération conditionnelle au quart de sa peine par laquelle le tient l’administration, mais c’est alors en tout supportant, faim, fatigue et crasse, au prix d’une résignation très préjudiciable à sa santé.

(D'après le Docteur Louis Rousseau)

Sources: M. Pierre, M. Godfroy, atelier de création libertaire

(NB: sur ces rangées de cellules, un grand toit métallique aujourd'hui disparu obscurcissait l'ensemble du bâtiment et condensait à la fois la chaleur et l'humidité tropicales. Un seul change hebdomadaire de tenue constituait à coup sûr une torture et une atteinte grave à l'hygiène** quand de nos jours, on se douche et on se change deux à trois fois par jour dans ces conditions de vie. Cela dit, on se replacera dans le contexte de l'époque où la propreté n'était pas le souci dominant, même chez les gardiens.

** Surtout que le savon étant souvent détourné par les transportés chargés de la lessive, cette dernière se réduisait le plus souvent à un vague rinçage qui rendait la tenue comme amidonnée par la crasse. Dénonciation de cela par Dieudonné qui, comme tous les libertaires de l'époque, avaient le culte de l'hygiène corporelle.

Dans son livre de souvenirs, Dieudonné signala comment de simples gestes d'humanité: un gardien qui "par erreur" laisse tomber une cigarette allumée dans une cellule, un autre qui laisse la porte ouverte un peu plus que le strict nécessaire, étaient indispensables pour ne pas entrer dans la spirale infernale des "pétages de plomb" qui augmentaient le temps d'encellulement...

(en bas, photos de l'auteur)

071011IMG_0786L'accostage est toujours difficile.
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Maisons de gardiens, rénovées et à disposition du R.E.I de Kourou.

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La main d'oeuvre ne manquait pas sur les îles, pour faire ces décorations façon "facteur Cheval"

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Les pensées étaient sombres quand on montait cet escalier...

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Le mur d'enceinte... passée cette limite, le silence absolu était de rigueur.

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Dépôt 1

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Dépôt 2

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Rangées de cellules...

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Cachot noir (photo prise au flash)

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Les quatre puits de l'île ne donnent qu'une rare eau saumâtre, pour "l'hygiène" de centaines de reclus.

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Cela amenait à récupérer l'eau de pluie, mais de ce fait les moustiques proliféraient.

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Rotonde des porte clés, souvent des détenus auxiliaires d'origine nord-africaine.

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Casemate de gardiens

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Le chemin de ronde.

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Suprême récompense... (à partir des années trente: sortir deux heures pour une corvée de rempierrement.

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 "Piscine des forçats". Imposée par les médecins à la fin des années trente pour prévenir les maladies par carence. La barrière protégeait du ressac et des requins. Elle était de toute manière indispensable pour rassurer des bagnards dont la plupart ne savaient pas nager.

Photos de l'auteur

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86361195_oAprès ces documents "bruts", ces témoignages, voici le temps de l'analyse, en partie guidée par les premiers commentaires. Tout d'abord, on ne peut que répéter qu'il est impossible de voir avec des yeux du XXIe siècle une situation codifiée à la fin du XIXe siècle et nous devons analyser la peine de réclusion en la replaçant dans un contexte, celui d'une société infiniment plus violente que de nos jours. C'était le temps de Germinal, et les mineurs n'avaient pas été condamnés au Bagne... Pourtant, une simple révolte sociale pouvait amener la Troupe à les massacrer sans que la société, dans sa grande majorité, y trouvât à redire.

Le châtiment infligé au Grand Révolté Roussenq qui accumulait les mois de réclusion en ne pouvant s'empêcher de multiplier les provocations n'est que le reflet d'une époque, celle où le mot "discipline" était sacralisé (jusqu'à ce que le Gouverneur Chanel lui tende la main et casse la spirale infernale, mais contrairement à ce que laisse penser sa mauvaise réputation en Guyane, c'était un homme d'exception, un progressiste qui n'eut que le tort de ne pas céder aux sirènes populistes de Jean Galmot).

86361714_oEn outre - et il faut lire en filigrane les témoignages tant de Dieudonné (recueilli par Albert Londres) que du Médecin chef Rousseau (ci-contre... Photo prise sur le site Atelier de Création libertaire), la peine dépendait grandement des hommes qui veillaient à son exécution. Dieudonné le dit: on n'était pas inhumain avec lui, on tolérait des accomodements tels qu'un placement dans le cachot le moins obscur de la rangée pour lui permettre de lire des journaux et des ouvrages prêtés - alors que la lecture était en principe interdite dans les cellules de Saint-Joseph.

Très vite, on appliqua le quart cellulaire pour adoucir la peine et donner de l'espoir: une fois le quart de la peine effectuée, le condamné qui n'avait pas notablement aggravé son cas se voyait placé en "conditionnelle de réclusion" et sorti de l'enfer de Saint-Joseph. Les divers condamnés qui subirent la réclusion ont tous signalé des gestes d'humanité, comme celui de ce gardien qui laissait tomber "par mégarde" une cigarette dans une cellule (le tabac n'était pas le plus important: mais le factionnaire montrant ainsi une forme de compassion redonnait un statut d'humain au condamné). On citera aussi des "corvées nécessaires" qui ne l'étaient guère, permettant de sortir pendant quelques heures les réclusionnaires de l'enfermement pour refaire un pavement, débarrasser l'île de ses noix de coco tombées au sol, etc.

Tout cela n'est pas énoncé pour nier la lourdeur de la peine et on a peine à comprendre en 2013 comment une administration pouvait entrer dans cette spirale infernale avec un condamné comme Roussenq, lui infligeant des milliers de jours de cachot pour une succession de fautes dont chacune était vénielle. C'est méconnaître l'état embryonnaire de la connaissance des pathologies mentales de l'époque! Des Roussenq, de nos jours, bénéficieraient d'un traitement adapté, d'une psychothérapie ou d'une aide médicamenteuse qui les stabiliseraient (d'ailleurs intervenue suffisamment tôt, elle aurait empêché sa condamnation).

6743405376a676aa760bb0631d2773aeAsile d'aliénés dit hôpital Paul Guiraud, Villejuif

On oublie qu'au début du XXe siècle, de tels "emportés" peuplaient les asiles d'aliénés français qui internaient plus de 400.000 malheureux soumis à une coercition effrayante (chiffre toujours exact juste avant la seconde guerre mondiale quand Pétain laissa commettre un terrible génocide par la faim en fixant leur ration alimentaire quotidienne à 500 Kcal). 

camisole-de-forceLe médecin Pinel avait bien oeuvré dès la Révolution pour qu'on libérât les aliénés de leurs chaînes, mais il fallut plus de cent quarante ans pour que cela entre dans les moeurs: les chaînes étaient remplacés par des camisoles de force, les geôles par des cellules capitonnées mais l'esprit demeurait. Un Roussenq reconnu irresponsable de ses actes serait sans doute mort de cette manière sans que cela fasse scandale. Classé responsable, il était victime des préjugés de l'époque qui étaent davantage fondés sur le "dressage" que sur l'éducation, que ce soit vis à vis des enfants tant dans les écoles qu'en famille, des classes dites dangereuses, etc. La société du second Empire et des débuts de la IIIe République était effroyablement violente - la manière dont fut conduite la Grande Boucherie de 1914 en est la preuve.

Il ne faut pas non plus oublier que les gardiens étaient des hommes de leur époque, qui n'avaient qu'un dénominateur commun: leur expérience du service militaire actif (et à cette époque il fallait se soumettre à une discipline implacable pendant au moins trois ans : une voie de fait sur un sous-officier pouvait mener au bagne voire devant le peloton) assortie d'une affectation au ministère des Colonies, celui où par nature on classe les individus en citoyens et en sujets.

La plupart étaient d'une intelligence modérée et de peu d'ambition (sinon ils auraient choisi une autre carrière), d'extraction sociale très modeste. Donc ils avaient vécu une enfance souvent très rude, dans une vie où le moindre aléa pouvait mener à connaître la faim, et d'aucuns furent dans cette situation alors que leur famille était d'une honnêteté sans faille (car une tâche tant dans le parcours individuel que dans celui de l'entourage empêchait d'obtenir le fameux certificat de bonnes vies et moeurs, sésame indispensable pour exercer).

Cela n'incitait pas la majorité à faire preuve de mansuétude envers le Transporté (nous en reparlerons quand nous analyserons la condition des gardiens) mais encore moins envers le trouble fête qui, en s'étant évadé, avait fait sanctionner des collègues ou pire, qui s'était rebellé voire avait de nouveau tué. Il est d'ailleurs révélateur que ceux qui s'interrogèrent sur la rudesse de certains châtiments étaient certains médecins dotés par leur fonction d'une instruction supérieure ou quelques gardiens dont la qualité des écrits donne à penser qu'ils étaient des déclassés, "très au-dessus de leur condition" comme on disait à l'époque.

La discipline militaire faisait autorité et le gardien était conditionné par cette dernière, et c'est ce qui explique que le système réclusionnaire fonctionna globalement comme il avait été conçu. Il n'empêche: je demeure persuadé que sans l'once d'humanité qui transparaissait à certains moments, il n'aurait laissé que peu de survivants. La réclusion regroupait selon les époques de trente à cent dix Transportés pour des peines effectives allant de quelques semaines à deux ans et demi, plus quelques exceptions qui atteignirent le maximum de cinq années suite à leur "mauvaise conduite" (que de nos jours on qualifier de comportement pathologique, notion qui n'effleurait pas les esprits de l'époque, pas même de celui de la plupart des médecins).

Enfin, et ce dernier argument n'est en aucune manière une justification s'il constitue une explication... Face à une quarantaine (parfois davantage) de Transportés, le gardien était seul. De ce fait, son autorité devait être absolue quand en face, certains étaient loin d'être des enfants de choeur. Selon le vieil adage militaire qui veut qu'est mal noté quiconque fait des vagues, tant le gardien peu respecté dont les Transportés semaient le désordre que celui qui multipliaient les "rapports" en créant toujours plus de tourment à une administration déjà incroyablement paperassière, étaient mal considérés, brimés dans leur avancement, et risquaient même de devoir revenir en France et servir dans une Centrale où le travail était plus pénible, sans les avantages non négligeables liés au service en Guyane (primes, six mois de congé tous les deux ans, etc.). De ce fait, l'épée de Damoclès suspendue sur le "troupeau" de transportés était bien utile...

Si on ajoute le fait que le gardien était armé face au Transporté, on peut également imaginer la tentation d'une "justice" expéditive dans l'hypothèse où des sanctions dissuasives ne pouvaient être prononcée en représaille d'actes graves. Cela fut rarement le cas justement du fait de ces options, et parce que, du moins à partir des années vingt, le gardien qui avait dû faire usage de son arme devait s'en justifier et voir ses arguments confirmés par une enquête administrative (le tir devait être opéré pour protéger sa vie, celle d'un civil, ou en cas de tentative d'évasion, après les sommations règlementaires)

85551071_oRappelons enfin que le placement en réclusion à Saint-Joseph n'était pas décidé par l'Administration pénitentiaire mais par le Tribunal Maritime Spécial, instance indépendante dont les décisions mettaient fréquemment l'AP hors d'elle, même si ses membres, des officiers de carrière, veillaient au respect de la discipline militaire en sanctionnant impitoyablement toute voie de fait sur un fonctionnaire de la "Tentiaire" - tout comme il en aurait été le cas si un soldat avait été jugé pour ce motif.

Pour des raisons très compréhensibles, les atteintes à la personne et dans une moindre mesure aux biens d'un habitants de la colonie étaient de même strictement punies, compte tenu du contexte de rejet du bagne par la population de Guyane.

 

4 avril 2013

Figures du bagne - Edmond Duez

(A l'origine d'un des plus grands scandales financiers de la IIIe République)

 

En 1901, il s'agit d'établir l'inventaire préalable à l'expulsion des Congrégations religieuses non autorisées. Le Ministère nomma un fonctionnaire modèle à ces fins, chargé d'inventorier les actifs des huit principaux ordres religieux concernés : Missionnaires de la Miséricorde, Oblates de l'Assomption, Picpuciens, Marianistes, Franciscains, Rédemptoristes, Oratoriens et Dames de Saint-Maur.

Edmond Duez était jusque là connu comme un financier compétent. On le chargea de la liquidation et il travailla longtemps sans contrôle. La tentation était fort et Duez qui jouait en bourse pour son propre compte, qui subit des pertes considérables tenta de se refaire en piochant dans les caisses, masquant les détournements par d'habiles jeux d'écriture. C'est le ministre des finances Caillaux, lui même expert en comptabilité publique, qui démasqua les détournements de Duez – dont l'inculpation tardive provoqua un gigantesque scandale (le président du conseil Waddington le défendait contre vents et marées et des manœuvres dilatoires retardèrent les investigations).

duezDuez à son procès

Il est incroyable que Duez ait agit seul - d'autant plus qu'on ne retrouva quasiment rien des cinq millions de francs détournés - d'aucuns annoncent douze millions (somme énorme pour l'époque). En mars 1909, il dut donner sa démission et fut enfin arrêté. Sans doute en échange de promesses quant à son "avenir", il s'accusa seul des détournements, dans le scepticisme général. En 1911, condamné à douze ans de travaux forcés, il embarqua pour la Guyane, mêlé aux droits communs. En vertu du doublage, il devait  rester assigné à résidence en Guyane une fois son temps accompli.

DEPART DUEZ ILE DE RE

Départ de Duez (à l'extrême droite) pour le bagne de l'Île de Ré, avant l'embarquement pour la Guyane. On remarquera la "démocratie" rigoureuse, lors de ces déplacements : les condamnés les plus prestigieux ne disposaient d'aucun régime de faveur, et étaient mêlés au tout venant.

 Interné à l'île Royale (on y gardait les individus susceptibles de s'évader et depuis le continent, Duez aurait eu les moyens financiers suffisants pour organiser son départ dans de bonnes conditions), il bénéficia immédiatement d'un régime de faveur, passant sans transition au régime des "bonnes conduites" qui le dispensait de travaux pénibles. Il garda d'abord la poudrerie (vide, paraît-il) avant que l'on songe à exploiter ses compétences : il fut alors chargé des principaux services de comptabilité qu'il remit en ordre en dirigeant une myriade de subordonnés, dont des agents de la Pénitentiaire !

poudrerieLa poudrière de l'île Royale, gardée par Duez. Elle fit aussi office de morgue à partir de 1925. Faute de place dans l'auberge, l'auteur  y dormit deux nuits de suite lors d'un séjour aux îles…

 Duez accomplit l'intégralité de sa peine avant, malgré ses multiples demandes, d'être contraint de résider à vie en Guyane comme le voulait la règle du "doublage" : les promesses qui lui avaient vraisemblablement été faites en échange de son silence ne furent pas tenues.

la mère duezIl obtint néanmoins la concession de l'îlet la Mère au large de Montjoly, et sa femme vint le rejoindre avec une somme substantielle. Tous deux, assistés de bagnards assignés, mirent en valeur ce petit coin de Guyane, élevant des bouvillons et des porcs en grande partie nourris par les poissons pêchés en nombre, cultivant des légumes et venant régulièrement approvisionner le marché de Cayenne.

Respectés, les Duez n'étaient guère appréciés parce que malgré leur aisance, ils traitaient relativement durement leurs assignés qui ne devaient s'attendre à aucune indulgence en cas de peccadille, s'ils étaient matériellement bien traités : ils étaient alors immédiatement rendus à l'administration pénitentiaire qui les affectait ensuite à une corvée pénible. En outre et contrairement à d'autres tels que Ullmo, ils ne venaient aucunement en aide aux Libérés qui croupissaient dans une misère effrayante à Cayenne

Les Duez devinrent un élément essentiel du ravitaillement de la ville. L'opinion générale était que sa femme portait la culotte - et on se perd en conjectures sur ce qui l'a fait venir en Guyane douze années après leur séparation. Des campagnes de presse furent lancées en France pour obtenir la grâce de Duez et le droit pour lui de revenir en Métropole. Elles n'aboutirent jamais et il mourut sur sa terre d'expiation. Sa compagne regagna alors définitivement la France et la jungle reprit possession de l'îlet la Mère (concédée aujourd'hui à l'Institut Pasteur qui y élève des singes, en vue de ses recherches pour trouver un traitement contre le paludisme)

On ne sait ce qui poussa Duez au silence pendant l'accomplissement de sa peine. La peur qu'on ne le fasse taire, tant les intérêts en jeu étaient énormes ? Des menaces sur ses proches ? En outre, depuis l'îlet la Mère, il était dans une position idéale pour s'évader. Bénéficiant d'argent, d'une excellente chaloupe et connaissant parfaitement les conditions de surveillance de la côte, il aurait pu accoster le long d'une tapouye brésilienne affrétée à cet effet (Nul ne doute que parmi les forçats de Cayenne il aurait trouvé des partenaires compétents). En quelques jours, il aurait eu le loisir de se fondre dans l'immensité brésilienne ou vénézuélienne, doté d'un capital conséquent accumulé par son travail agricole et d'y refaire sa vie en toute liberté… Il ne l'a jamais tenté, contrairement à des centaines de pauvres diables infiniment moins privilégiés au départ pour tenter l'aventure et dont beaucoup laissèrent leur peau sous des balles de fusil, dans le ventre des requins, engloutis dans la vase ou morts de faim dans la jungle.

Albert Londres visita les Duez...

MONSIEUR DUEZ… ET MADAME

On dit : Monsieur Duez.

Ses anciens collègues, les forçats, disent : Monsieur Duez.

Quand il vient à Cayenne, pour ses affaires, le peuple libre qui le rencontre lui dit : « Bonjour, monsieur Duez ! »

Il a fini sa peine. Ses douze ans sont achevés. Mais comme il fut condamné à plus de sept années, il est astreint à la résidence perpétuelle.

Il vient à Cayenne parce qu’il n’habite pas Cayenne. Il est concessionnaire d’une île à deux heures de là. Duez fut liquidateur, puis bagnard ; maintenant, il est éleveur. Son domaine, romantique au milieu de ces flots hargneux, porte le nom d’Îlet-la-Mère. À côté, est l’Îlet-le-Père. Plus loin, le rocher sinistre avec son feu rouge : l’Enfant perdu !

Duez ? Un forçat « à la noix de coco » ! Telle est l’opinion de ses pairs, qui ajoutent : « En douze ans, il n’a pas planté une rame ! »

L’île Royale était son séjour. Il n’a jamais connu la case. Il habitait seul, dans un carbet, sur la belle route brique qui monte au plateau. Gardien de la poudrière ! c’était son titre : c’est-à-dire, qu’il était rentier.

Puis, il fut libéré.

Un jour, on vit débarquer du Biskra à Cayenne (un seul bateau vient à Cayenne : le Biskra, car pour parler comme les gens du cru, la Guyane n’est pas un pays, c’est le cul-de-sac du monde. Encore est-ce moi qui, pour être poli, ajoute : de sac), on vit débarquer une dame très bien. Pendant la traversée, le bord se demanda quelle pouvait être cette dame très bien qui allait à Cayenne. C’était Mme Péronnet.

Épouse divorcée de M. Duez, elle venait, après douze ans, rejoindre son ex-mari.

Alors, une légende courut la côte du châtiment.

— Ce n’est pas clair, dit-on. Ces choses-là n’arrivent jamais. Les femmes les plus amoureuses écrivent pendant un an, deux ans, trois ans, c’est le maximum. L’une tint cinq années, mais c’était une excentrique ! Qu’est-ce que Mme Péronnet vient faire dans cette galère ?

Quand on apprit que pendant la guerre, Mme Péronnet avait fréquenté le « deuxième bureau », chacun se frappa le front : « J’y suis ! Elle est envoyée par la Sûreté. On a peur que Duez se venge. Il pourrait écrire ses mémoires, les vendre à l’étranger ! s’évader ! On lui envoie la chaîne, la douce chaîne ! »

Mme Péronnet débarquait avec deux cent cinquante mille francs.

Duez avait obtenu la concession, madame la mettrait en valeur.

Et, secouant leurs semelles sur les cailloux de Cayenne, ils partirent tous les deux, dans une petite barque, un matin, pour l’île en pain de sucre, leur royaume de noces d’argent.

DANS L’ÎLE EN PAIN DE SUCRE

 Le soleil se levait, ce jour-là. Et la mer aussi ! Nous étions sur le quai. Le canot automobile ne voulait rien savoir. Il aurait dû pétarader, il ruait. Le directeur des douanes m’accompagnait à l’Îlet-la-Mère pour régler une affaire avec Duez. Ses services lui avaient signalé que, la veille, une tapouille brésilienne s’était arrêtée deux heures à l’îlet. L’îlet n’est pas un port, aucun bateau, si tapouille soit-il, ne doit y relâcher. Duez le premier savait cela. « Il doit faire de la contrebande, ce coco-là ! » disait le directeur.

Le tout était de démarrer. Une fois au large, on mettrait la voile et le vent travaillerait.

— Regardez mon mécanicien ; il est gentil, ce petit gars. Il a tué un gendarme dans une grève, à Montceau, cet écervelé-là ! Et savez-vous ce que fait son père ? Son père est capitaine de gendarmerie !

On embarqua.

Cela n’alla pas du tout. Pendant deux heures, nous vîmes plutôt la mer par-dessus qu’au-dessous de nous.

On m’aurait affirmé que je n’étais plus un homme, mais l’âme d’une mèche de vilebrequin en action, que je n’aurais pas rectifié. Dire que les originaux qui, dans les foires, paient cinquante centimes pour monter dans un panier à salade, appellent cela : aller à la fête !

Le gréviste excessif avait de la poigne. Il vainquit les flots. Et tout en naviguant de travers nous arrivâmes droit à l’Îlet-la-Mère.

L’émoi était dans la place. Nous vîmes cela en approchant. D’abord un homme sortit de la maison, il regarda ; puis ce fut une dame, puis un autre homme. Puis la dame courut. Elle partait passer une plus belle robe.

On abordait avec précaution. Cela prit cinq minutes. Puis les trois insulaires s’avancèrent curieusement, comme si nous étions des sirènes folâtrant de brisants en brisants. Nous sautâmes sur le sol. Ils n’eurent pas peur.

— Voilà Duez, dit mon compagnon.

— Qui ? Le petit en pyjama ?

— Oui.

— Il n’a donc plus de ventre ?

— Bonjour, monsieur Duez, fit le directeur des douanes.

— Bonjour, monsieur le directeur.

— Je vous présente monsieur, qui est journaliste.

— Ah ! ah !

Duez continua les présentations, un peu éberlué :

Mme Péronnet !

— Mes hommages, madame, mes…

— Le lieutenant Péronnet (pas parent).

C’était un grand diable qui portait la Légion d’honneur.

MADAME INTERVIENT

 — Monsieur le directeur, dit Mme Péronnet, qui prit de suite figure de commandant militaire de l’île, je sais ce qui nous vaut l’honneur de votre visite. C’est pour la tapouille** d’hier.

— Oui, madame, le gouverneur n’est pas content. Les tapouilles…

— Les tapouilles ! les tapouilles ! En voilà une histoire pour une tapouille ! Vous n’allez pas vous imaginer qu’après avoir dépensé 225.000 francs de mon argent là-dedans, je vais compromettre ma situation pour vendre trois cochons au Brésil ! J’irai le voir, le gouverneur, moi !

— Mais elles n’ont pas le droit…

— Que voulez-vous que j’y fasse ? Elles s’arrêtent ici pour prendre de l’eau. Est-ce que je peux refuser de l’eau à des gens qui ont soif ? Me voyez-vous, sur la rive, criant à des navigateurs : « Non ! vous ne boirez pas ! Allez-vous-en ! le gouverneur ne veut pas que vous buviez ! la France non plus ! Sur ce coin perdu du monde nous sommes la France ! »

Un beau drapeau tricolore claquait à la porte de l’île.

— Et l’autre nuit ? Cela vous ne l’avez pas su. Sur ce rocher-là que vous voyez… car vous connaissez le pays. Il n’y a que rochers dans votre pays, même dans la mer… Et moi qui habitais Paris ! L’autre nuit une goélette s’est fracassée dessus. Nous avons été réveillés par des cris d’épouvante. Alors j’aurais dû hurler à ces malheureux : « Noyez-vous ! N’abordez pas ! Ordre du directeur des douanes ! » Eh bien, nous sommes allés les chercher. C’est une décoration qu’on devrait nous donner. Ils sont restés tout un jour ici. C’étaient des Brésiliens aussi. Ils ont retapé leur barque. Et je ne leur ai pas vendu de cochons !

Se tournant vers moi :

— Je savais que vous étiez ici. Je sais tout. Si vous n’étiez venu, j’aurais été vous trouver. Il ne faut pas qu’on nous fasse de la misère.

Et au directeur des douanes :

— D’ailleurs, vous allez les compter, mes cochons, et un par un. Edmond ! cria-t-elle à Duez, rassemble les cochons.

Duez avec qui j’allais rassembler les cochons, fit incidemment :

— C’est ma femme qui dirige tout ici.

Nous marchions vers la porcherie.

— Eh bien ! voilà, me dit-il, on se fait à tout. Et si je vous disais que parfois j’ai la nostalgie de mon petit carbet de l’île Royale !

— Edmond ! où es-tu ?

— Je comprends cela, fis-je.

Et s’arrêtant, sans répondre à sa femme :

— Je n’ai jamais pu m’expliquer ma condamnation. Tous, juges d’instruction, avocats, me disaient : « Laissez-nous faire. » Quand les membres du jury entrèrent en délibération, ils firent appeler le président. Il vint avec l’avocat général. Le président du jury dit : « Monsieur le président, tous les coupables ne sont pas là (il avait raison), l’instruction n’est donc pas complète. Nous ne pouvons pas juger. » — Vous devez juger, sinon je condamne les membres du jury aux frais du procès, répondit le président, ce qui était très juste. Puis il s’en alla. Le président se tourna alors vers l’avocat général et dit : « C’est l’acquittement pour tout le monde ! » Mon avocat, Maurice Bernard, me crie : « C’est l’acquittement ! Je téléphone pour retenir une auto. » Le jury avait à se débattre entre deux mille questions. On me colle douze ans. Que s’est-il passé ? Mystère !

Je ne suis pas innocent. J’ai commis un abus de confiance, mais…

— Mais gouvernemental.

— Edmond ? où est-tu ?

— On fait courir des bruits maintenant. On prétend que je publierai des mémoires. Non ! j’ai juré de ne jamais parler. J’ai l’habitude de tenir ma parole. Je l’ai prouvé en cour d’assises. Ah ! si j’avais été méchant ! Mais du moment qu’on a promis ! Je ne demanderais qu’une faveur, c’est d’être quatrième-deuxième (libre de circuler dans le monde). Je pourrais aller au Brésil pour mes cochons.

Le second groupe arriva :

— Comptez mes porcs, monsieur le directeur. Et cette truie va en faire sept dans huit jours. Je vois ça à vue d’œil.

N’apercevant, à l’horizon, que la grande brousse :

— Avec quoi nourrissez-vous vos cochons ? madame, demandai-je.

— Avec de la viande de requin !

— Et qui pêche les requins ?

— Moi ! pardi ! et Martin aussi, le pileur de têtes de poissons. Martin, viens montrer ta binette à ces messieurs. Vous allez voir une binette de vieux pileur de têtes de poissons !

Un forçat centenaire, barbu, poilu et chevelu fit son apparition (dix forçats sont assignés chez Duez comme domestiques).

— Si l’on m’avait dit que je commencerais à blanchir au milieu de dix forçats (avec son mari, cela faisait onze) ! Eh bien ! ils sont très faciles à diriger. Je n’échangerais pas mes dix forçats pour une bonne de Paris.

Nous aperçûmes quelques bœufs sur les pentes.

— C’est à vous, cela, aussi, madame ?

— Évidemment, ce n’est pas au gouverneur. J’en ai dix à vendre. Les achetez-vous ?

— Nous en avons plus que cela, dit Duez.

— Non ! ce qui est vache, je le garde pour la reproduction.

— Isabelle ! as-tu pensé que ces messieurs pourraient avoir faim ?

— Occupe-toi de ton jardin. Vous allez manger une omelette, messieurs, comme n’en saurait plus faire la mère Poulard.

Un perroquet s’abattit sur son épaule. Elle embrassa le Jacquot.

— Mais je ne vous ai pas dit mon but, reprit-elle. Je veux approvisionner Cayenne. À Cayenne, on manque de tout. Quelle capitale ! Je lui enverrai des cochons, des bœufs, des canards, des poules, des pigeons, du charbon de bois, du poisson, des moutons.

— Tu sais bien que l’on ne peut pas faire de moutons dans ce pays.

— Je lui enverrai des moutons ! dit-elle, appuyant sur chaque syllabe. Maintenant, messieurs, faites-moi l’honneur de vous mettre à table.

Une pimpante maison coloniale (œuvre de Mme Péronnet) nous ouvrit ses portes.

On se mit à table.

— Nous sommes devenus un peu campagnards, dit-elle, comme pour excuser le décor.

On mangea comme des tigres.

— Le pauvre ! fit-elle, portant les yeux sur son mari. Depuis quinze ans ! Mais buvez, messieurs !

Et l’on but comme toute la Pologne monarchiste et républicaine.

Albert Londres - Au bagne

tapouille** Tapouille ou tapouye : embarcation brésilienne
typique des régions amazoniennes.

10 avril 2013

La ration réglementaire des forçats, au début du XXème siècle.

 

 

Bagnards 55"Race européenne

Légumes secs : 0,120 kg
Riz : 0,070 kg                                                       
Sel : 0,020 kg
Vin rouge : 0,20 l
Vinaigre  (assaisonnement) : 0,010 l
Huile : 0,010l
Saindoux : 0,010 kg
Une fois par semaine : Viande fraîche : 0,250 kg, Morue, 0,250 kg

" Race Arabe.

Le lard et le saindoux sont remplacés par la morue, l'huile et le vinaigre, que les Arabes touchent quatre fois par semaine. Le vin par du café (0,017 kg) et du sucre (0,017 kg)

" Race noire.

Pas de viande fraiche, remplacée par du poisson frais ou salé.

" Race annamite"

Le pain est remplacé par du riz.

*******************************

cuisinetransportesCes énumérations appellent plusieurs remarques. Tout d'abord, elles étaient réparties par "lots", ce qui entraînait des inégalités. Sur le plan quantitatif, on peut dire que ces rations, calculées sur celles des militaires en campagne (moins l'alcool et le tabac) seraient suffisantes… si elles avaient été effectivement distribuées aux condamnés. Or si le militaire touchait sa ration et même au-delà en général car il vivait en partie sur le pays, Le coulage, les détournements et les vols à tous niveaux, les pertes pour mauvaise conservation diminuaient considérablement ce qui était versé aux cuisines. De plus, le militaire était effectivement suivi sur le plan médical quand au bagne, cette assistance était des plus relatives.

Et il ne faut pas oublier non plus la loi du plus fort, surtout pour qui n'avait pas de protecteur: des condamnés sont morts de faim au sens propre, dans l'indifférence générale, des mômes n'ont été séduits que pour ne pas mourir de faim.

Le rationnaire qui résidait au camp de Saint-Laurent ne touchait que fort rarement son compte de pain: les boulangers disposaient d'un guichet donnant sur l'extérieur qui leur permettait de donner une demi-boule à un libéré par trop affamé - parfois par solidarité, plus souvent contre un service rendu: faire passer une correspondance, recevoir de l'extérieur un objet prohibé, etc. Seulement ils ne recevaient que la dotation de farine prévue pour l'effectif... quand cette dernière n'avait pas été sérieusement amputée par des trafics en amont. Tout ce qui était offert aux libérés diminuait la part des rationnaires.

forcatsEnsuite, les détenus subissaient des carences alimentaires graves (le citron n'était distribué que comme médicament, sur prescription médicale, en cas de scorbut) Pas de fruits, pas de produits laitiers, ce qui entraînait des pathologies sérieuses: le béri-béri a sévi pendant toute la transportation. On notera la présence de vin dans la ration (en général abondamment coupé), donné à titre médical y compris aux réclusionnaires un jour sur trois : il était supposé contribuer à vaincre le scorbut... une orange aurait autrement mieux fait l'affaire et les fruits poussent partout en Guyane ; or manger une mangue tombée d'un arbre était sanctionné d'un mois de cachot. Pour les noix de coco, la sanction était en théorie la même, mais une plus grande tolérance existait. 

Les condamnés partaient le ventre vide en corvée le matin à 5 heures, et ne recevaient que fort tard un repas quelque peu substantiel. Une aberration sur le plan diététique, surtout quand les tâches étaient lourdes, sur les chantiers forestiers par exemple. Faire le stère le ventre vide relevait de l'impossible et quand on ne l'avait pas fait, la sanction était une privation partielle ou totale de nourriture! Le mécanisme fatal était enclenché, jusqu'à la cachexie.

Les médecins n'ont pratiquement jamais pu obtenir un régime un peu moins déséquilibré: bananes, citrons, boîtes de lait concentré n'étaient donnés qu'à titre curatif à ceux qui étaient "reconnus" (malades). Il fallut attendre 1933 pour qu'une corvée de pêche quotidienne fournissent aux détenus des îles du poisson frais en lieu et place de la morue le plus souvent rance, car de très mauvaise qualité. Au grand étonnement des surveillants, les détenus apprécièrent particulièrement cette modification (de même que l'apport de bananes dans la ration journalière, pour l'équilibrer un peu mieux)

02-008324C'est le moment de signaler le rôle particulièrement néfaste des grandes maisons de commerce de la place de Cayenne, qui avaient suffisamment d'influence pour que l'ensemble ou peu s'en faut de la consommation de la "tentiaire" soit importé. Faire venir des centaines de barils de morue salée de la pire des qualités, des haricots secs, du riz, des salaisons de porc, le tout quand les eaux de Guyane sont parmi les plus poissonneuses du monde, que la Guyane pouvait produire son riz et ses légumineuses, que des savanes se prêtent parfaitement à l'élevage des bovins etc. n'était pas le moindre des paradoxes. Quelques années durant, après le coup de sang d'un ministre des Colonies, un directeur de pénitencier énergique sut rendre le bagne autosuffisant en mettant en valeur le pénitencier des Roches. Les Galmot, Tanon, Chiris et autres négociants firent en sorte que l'expérience cesse: la colonie n'aurait qu'une économie de comptoir, exportant (peu) de matières brutes - si on excepte l'or et dans une moindre mesure, le balata - et important ce qu'elle consommait. Aucun Ministre, aucun Gouverneur, aucun Directeur ne se mettra plus jamais en travers de leur chemin.

11 avril 2013

Mourir au bagne...

 

85558534_oAprès les grandes épidémies des premières années (fièvre jaune et choléra, typhoïde, etc.) la mortalité se stabilisa à un rythme toutefois élevé, de 10 à 15% par an. Le paludisme (malaria) qu'on appelait simplement la tremblante ou la fièvre minait les hommes - aussi bien les surveillants que les forçats -, les complications dues à la malnutrition pour tous et à la dénutrition pour ceux qui n'inspiraient pas le respect nécessaire pour conserver leur pitance quotidienne, celles occasionnées par les parasitoses innombrables - la pire étant l'ankylostomisase qui se soigne fort bien de nos jours mais qui épuisait les organismes -, les infections dues aux plaies attrapées sur les chantiers, aux piqûres d'insectes, aux vers macaques et autres anguilluloses, sans compter la lèpre qui menait inéluctablement à l'isolement, tout cela contribuait à créer un terrain favorable. La tuberculose sévissait également, d'autant plus qu'un sinistre trafic de crachats avait cours pour être reconnu: Si un tubard était peu soigné, il était dispensé de corvée, touchait une ration renforcée, du lait consensé, et se reposait en général aux îles.

Il y eut de tout, au bagne: des colosses se laissèrent mourir en peu de temps quand des gringalets survécurent des décennies dans des conditions pourtant pénibles. On ne niera pas le dévouement de certains médecins, mais d'autres faisaient preuve d'une dureté d'âme qui écoeurait même certains gardiens dont la majorité n'était pourtant pas portée à la compassion vis à vis des forçats. Il faut dire que se faire inscrire pour une consultation et ne pas être reconnu (déclaré malade) entraînait presque systématiquement une punition. De ce fait, des forçats venaient consulter fort tard. Enfin, les médecins furent longtemps dramatiquement privés de remèdes efficaces. Un petit supplément de nourriture, quelques jours de repos, un pansement quand la ouate et l'iode ne manquaient pas constituaient souvent leur panacée. Il en était de même des libérés: on se souvient d'Arthur Roques (lien), décédé des suites d'une "fracture de la rotule"! 

Lisons - toujours lui ! - Albert Londres qui visite le "Nouveau Camp"...

 

Nouveau camp

« Cela », c’est deux camps qui s’appellent chacun : le nouveau camp. L’un est pour la rélégation, l’autre pour la transportation. Quatre cent cinquante chiens dans le premier, quatre cent cinquante dans le second. À dire vrai, ce ne sont pas des chiens, ce sont des hommes ! Mais ces hommes ne sont plus que des animaux galeux, morveux, pelés, anxieux et abandonnés.
Quand, figé par le spectacle, presque aussi raide qu’un cheval de bois, vous avez tourné une heure dans ces deux honteux manèges, il ne vous reste qu’un étonnement, c’est que ces misérables ne marchent pas à quatre pattes.
L’étonnant aussi, est que ces hommes vous parlent quand vous les interrogez, et n’aboient pas. Manchots, unijambistes, hernieux, cachexiques, aveugles, tuberculeux, paralytiques, tout cela bout ensemble dans ces deux infernaux chaudrons de sorcière.
Le bagne est un déchet. Ces deux camps sont le déchet du bagne.
   — On va tous crèver, va ! et toi aussi, si ti demeures !
C’est un Arabe. Je ne dis pas qu’il crache ses poumons, c’est fait. Il est assis dans sa case, sur son bat-flanc : feu follet qui s’élèverait de sa propre décomposition, ce feu follet a faim.
   — Ti pourrais pas mi faire donner une pitite boîte de lait ?
II n’y a donc pas d’hôpital ? Si. Il en est un grand à Saint-Laurent-du-Maroni. Mais on ne devient pas gibier d’hôpital comme ça, au bagne ! Il ne suffit pas d’être condamné pour franchir l’heureuse porte de cet établissement de luxe. Il faut avoir un membre à se faire couper, ou, ce qui est aussi bon, pouvoir prouver que l’on mourra dans les huit jours.
Alors, et les médecins ?
Les médecins sont écœurés. Les témoins les plus violents contre l’administration pénitentiaire se trouvent parmi eux.
Le médecin voit l’homme. L’administration voit le condamné. Pris entre ces deux visions, le condamné voit la mort.
Mille bagnards meurent par an. Ces neuf cents mourront.
   — Mais c’est long, monsieur, me dit celui-là, né à Bourges, c’est long !… long !…
Au camp des relégués, le docteur passe chaque jeudi ; au camp des transportés, tous les dix jours
   — Nous sommes malades quand nous y allons, disent-ils. Que pouvons-nous faire ? Rien à ordonner, pas de médicaments. Notre visite médicale ? une sinistre comédie ! Le cœur serré, nous avons la sensation que nous nous moquons de ces malheureux.
Dans ces deux camps, on se croirait revenu à l’une des époques barbares de l’humanité, au temps sans médecins, ni pharmaciens. Alors devait s’élever sur la terre un grand mur infranchissable : d’un côté les bien portants, de l’autre les infirmes avec ce mot d’ordre : mourir.
Rien. Rien à donner à neuf cents malades de toutes maladies.
   — Tout ce que je puis, dit le médecin, et pas toujours, c’est faire descendre quelques squelettes qui gigottent encore, pour qu’ils claquent dans un lit.
La pharmacie centrale de Saint-Laurent vient de recevoir seulement — en juillet 1923 — sa commande de médicaments de 1921. On ménage le coton comme l’or et la teinture d’iode, ici, est une liqueur précieuse. Et les effectifs augmentent. Le crime monte. Assassins ! Si vous saviez !
Au fait, les autorités ont raison de ne pas élever de troupeaux en Guyane. Les quelques buffles qui rêvent dans les savanes et sont arrivés sains d’Indochine tombent malades, ici. Ils mangent l’herbe de para qu’ont souillée tous ces malheureux et les buffles attrapent l’ankilostomiase. Dans ce pays les hommes contaminent les bêtes.
On s’accrochait à ma veste de toile. La phrase était la même : « Sortez-nous d’une façon quelconque de cet effroyable enfer. »
   — Tenez, me dit le docteur, au camp de la transportation, en voilà un qui me promet six pouces de fer dans le ventre chaque fois que je viens. Il a raison ! Il est malade. Il souffre. Je suis docteur, je dois le soigner et ne le soigne pas !
Ces camps sont bien présentés : cases jumelles, toits triangulaires recouverts de feuilles de bananiers. Cela fait un assez joli site. Seulement il ne faut pas s’en approcher.
Les moribonds râlent sur une planche dure. Combien, devant ce spectacle, semble douce la mort dans un lit ! Voilà dix-huit tuberculeux, côte à côte, neuf de chaque côté, sous ce toit de feuilles. Ça tousse ! Ils ont des yeux ! Des yeux qui n’ont plus de regard, mais simplement une pensée.
L’un me parle. Mais on tousse trop, je n’ai pas entendu.
   — Que dites-vous ?
   — C’est dur, monsieur l’inspecteur !
Eh ! oui que savent-ils ? Dans ces camps, personne, jamais, jamais ne vient. Ce sont des carmels dans la brousse, alors, pour ces hommes cloîtrés je suis monsieur l’inspecteur, monsieur le directeur, monsieur le délégué. De quoi ? ils l’ignorent, mais pour que sois ici, ce doit être sûrement de quelque chose de sérieux. L’un me dit : « Vous êtes le bon Cyrénéen du calvaire ! » L’autre : « Tendez-moi la main. » C’est déchirant.
Et Jeannin, le photographe Jeannin, vient de recruter quelques escouades pour « faire une plaque ».
   — Non ! Jeannin, non !
Mais ils s’amènent avec leurs béquilles. Ils collaborent de bonne grâce. Devant l’appareil — ils s’en souviennent — il faut sourire. Ils sourient.
Voilà le docteur Brengues, un forçat. Condamné pour avoir tué son beau-frère à Nice, il n’a cessé de crier son innocence, il revient de se promener dans le camp. On dirait un vieux berger de la Camargue. Vêtu de coutil noir, un grand bâton de bouvier à la main, sa barbe en râpe, il va sur soixante-dix ans.
   — Regardez autour de vous. Mais regardez donc ! Moi je subis ici une peine que j’appellerai « la peine de l’ironie ». Docteur, on m’a mis au milieu de moribonds pour que je les regarde expirer, impuissant. Je ne dis pas que ce soit un raffinement, mais, enfin, c’est un supplice, alors je m’en vais, je marche, je marche…
Mais quelqu’un vient vers moi en courant, il a peur de ne pas arriver à temps. C’est un confrère, un pauvre bougre saturé de chagrin et de remords. Je me souviens fort bien de lui. Oh ! il n’a pas tué père et mère. C’est un maniaque, un ivrogne, il volait un colis dans une gare, un poulet au marché ; une fois, sur une banquette de café, il prit un paquet contenant de vieux journaux, deux bougies et un couteau. Et il rendait toujours quelque temps après. Mais il a recommencé plus de six fois et ce fut la rélégation.
Il pleure. Son émotion le fait bégayer. Il veut se mettre à mes genoux. Il me dit comme Brengues :
   — Regarde ! Regarde !
Il me répond :
   — Je ne pleure pas, c’est la joie !
Il me supplie :
   — Tu diras tout ! Tout ! pour que ça change un peu…
Voilà les aveugles dans cette case. Ils sont assis les mains sur les genoux et attendent. Il en est qui se rendent volontairement aveugles avec des graines de penacoco. Au moins, ceux-ci ne voient plus !

C'est sans doute cette partie de la série de reportages d'Albert Londres qui fit le plus sensation, et enfin les médecins reçurent un minimum de remèdes, purent entamer des campagnes de prophylaxie (pas toujours acceptées par les intéressés, d'ailleurs: les distributions de quinine, pour tenter de juguler le paludisme, étaient en général boycottées. On versait la lampée de remède dans la paume de la main, et le transporté, persuadé qu'on attentait à sa virilité, la rejetait)

Les gardiens mouraient aussi, presqu'autant que les détenus. Pas tant du fait des forçats comme la légende le fait croire (il y eut peu d'agressions directes), que de leur déplorable hygiène de vie: consommation excessive de tafia, aucun exercice physique, tenue "coloniale"  inadaptée. Une idée préconçue imposait de bien se couvrir pour éviter les mauvais courants d'air, supposés donner la fièvre. D'où des rondes faites sous une chemise épaisse recouvrant une ceinture de flanelle, d'où une hygiène corporelle déplorable (les douches étaient censées provoquer des refroidissements). Le forçat qui parfois travaillait nu ou peu s'en faut et qui se baignait dans les piscines des îles (prescription médicale snobée par les gardiens), qui se rinçait dans les grandes auges récupérant les eaux pluviales du camp de la transportation de Saint-Laurent était finalement moins mal loti sur le plan de l'hygiène corporelle. Seulement contrairement aux détenus, les membres de la Tentiaire avaient libre accès aux soins de la faculté - dans la limite de ce qu'elle connaissait à l'époque. Le site de l'hôpital de l'île Royale, très salubre, en requinqua des centaines quand peu de transportés y furent admis.

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Pas de cérémonie pour un bagnard décédé... A Saint-Laurent, il était enterré aux Bambous, dans le fond de l'actuel cimetière, dans une série de fosses communes (à chaque fois qu'on procédait à une inhumation, la terre forgée d'ossements les restituait par centaines). Par faveur spéciale, un gardien accordait parfois à un ou deux de ses compagnons la faveur de l'accompagner pour son dernier voyage et son pécule était réparti selon ses dernières volonté - l'administration ayant au préalable minutieusement défalqué tous ses frais.

devil's island xvLa caisse part pour les bambous... Le défunt n'aura qu'un linceul

bagne32Un enterrement aux Bambous

 

slm bambous - CopieUn camarade se recueille... L'auteur trouve cette photo particulièrement bouleversante.

 

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IMG_0031Les "bambous" - Un monument érigé en hommage aux bagnards et au Père Texier

 A contrario, un carré du cimetière de la ville était réservé aux personnels de la tentiaire et à leur famille, quand ils mouraient sur place. Leurs tombes sont toujours apparentes.

 

tombes surveillantsTombe de surveillants.

Aux îles, la place manquait pour enterrer les forçats. Lorsque l'un d'eux mourait, son corps était donné aux requins, au lever de la Lune, la chaloupe se plaçant entre Royale et Saint-Joseph. La légende veut que les squales étaient attirés par la cloche de l'église; plus vraisemblablement,  c'était l'odeur du sang de l'abattoir situé sur l'île Royale  qui les affolait.

FLAG15Les surveillants décédés à l'hôpital de l'île Royale (on y transférait les malades car l'air était plus sain) étaient inhumés à Saint-Joseph. Leur carré disparut quand la jungle reprit ses droits, jusqu'à ce que la Légion étrangère le redécouvre. Depuis, ce corps d'élite l'entretient à la perfection.

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071011IMG_0852Le cimetière des enfants du personnel est situé sur l'île Royale. Une mère mourant de chagrin demanda à reposer auprès de son enfant. Son voeu fut exaucé.  Lors de notre visite de l'île Royale, nous verrons ce petit cimetière.

10 mai 2013

Figures du bagne - Charles Hut, "l'Incorrigible"

 

LONGLAVILLE_1910-2Charles Hut naquit à Longwy le 23 août 1894 d'un père luxembourgeois et d'une mère belge, qui avaient fondé une famille de treize enfants, installée à Longlaville (Lorraine). Il était quasiment illettré quand il trouva un emploi non qualifié dans une chaudronnerie en 1909, à l'âge de 13 ans, quand sa famille acquit un hôtel-restaurant à Herserange.

Dès 16 ans, il se fit remarquer à l'Union Cycliste Longovicienne, où ses qualités de sprinter lui promettaient un brillant avenir. Il prétendra plus tard avoir volu s'engager dès 1914, ce qui lui fut refusé en raison de son jeune âge et de sa qualité d'étranger: il n'aurait pu servir dans l'armée française qu'à partir de 21 ans. La rigueur historique commande de rappeler que du fait de sa filiation, il aurait pu rejoindre les troupes belges sur l'Yser, ce qu'il ne fit pas. cela permet non pas de le stigmatiser (il fallait être inconscient ou d'une bravoure exceptionnelle pour participer à la pire boucherie de tous les temps) mais de relativiser son degré de motivation. Le fait est que sa présence à l'arrière mécontentait le voisinage à une époque où on accusait facilement de traitrise les embusqués ou supposés embusqués.

Première rencontre avec la justice quand il est accusé d'avoir participé, avec trois complices, au  cambriolage du magasin coopératif le Crédit Ouvrier. (cet acte souleva l'indignation générale, le commerce n'appartenant pas à un vulgaire capitaliste) Arrêté, il fut placé en détention préventive mais un mois plus tard, pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, les quatre comparses s'évadèrent. Hut se réfugia chez un oncle au Luxembourg avant d'y être jugé et acquitté au bénéfice du doute. Il demeura au Grand Duché pendant toute la guerre, vivant en ménage avec une jeune fille, Marie. De l'union naquit son fils Michel, en 1916. A la fin de la guerre, en 1919, Hut rentra en France pour retrouver une famille dans le malheur:  son père s'était suicidé et l'hôtel familial  avait été détruit au cours de la guerre. Il chercha alors du travail, sans succès, et reprit ses activités sportives dans l'espoir de devenir coureur professionnel.

4434792Avec un complice, Husson, ils organisèrent le vol d'une grosse somme d'argent. L'événement fit grand bruit, mais Hut parvint à tromper les enquêteurs locaux. Se confiant alors à un de ses frères, il lui remit une partie du butin ainsi que la part dévolue à Husson pour qu'elle lui soit transmise. Ensuite il partit pour Belfort où l'attendait Marie, et le couple rejoignit Paris où Hut fut vite arrêté et cuisiné au Quai des Orfèvres avant d'être transféré à Longwy. Confondu par les dépenses inconsidérées de Husson qui avait ainsi attiré l'attention sur eux, il avoua.

Comparaissant en cour d'Assises en février 1920, Il fut condamné à 12 ans de travaux forcés, son complice à 10 ans (de ce fait ils étaient automatiquement astreints à résider perpétuellement en Guyane, leur peine excédant huit années).

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On parle pudiquement de "sa bonne conduite" qui lui vaut d'être dispensé du placement en troisième classe, sort normalement dévolu aux arrivants à Saint-Laurent du Maroni, conduisant à des affectations aux travaux pénibles (surtout quand, comme lui, ils sont d'excellente constitution). Il exerça les fonctions de boucher à St Laurent puis de pêcheur aux îles du salut.

Activités de tout repos qui laissèrent perplexes les témoins que j'ai interrogés en 1983 et 1984 (Mr Martin, Mr Badin, Y.T, G.F) qui s'accordaient sur le fait qu'une telle mansuétude récompensait en général des "balances".

Comme beaucoup, Hut pensait à l'évasion, et il lui fallait de l'argent pour cela.

Vite affecté à Cayenne, à l'entretien des lignes télégraphiques (autre poste de tout repos et réservé aux hommes dont l'AP ne se méfiait pas) , il cambriola avec un complice une des plus belles bijouteries de la place  (la Guyane, terre de prospection, ne manquait pas d'or). Dénoncé, il fut arrêté puis condamné à cinq ans de réclusion à l'île St Joseph (le maximum de la peine, l'AP devant être furieuse d'avoir vu sa confiance bafouée par un "Inco").

PariacaboIl est probable qu'il bénéficia du quart cellulaire, sinon il serait ressorti des cachots de Saint-Joseph dans un tel état qu'on n'aurait plus jamais entendu parler de lui. Très curieusement, on l'affecte encore à un chantier "humain", celui de Pariacabo, près de Kourou, toujours aux lignes téléphoniques (ce qui a provoqué les mêmes sourires dubitatifs de mes témoins)

Pensant toujours à s'évader, il s'associa avec un Annamite et ils préparèrent le vol d'une embarcation de l'AP, assorti d'un cambriolage de vivres dans les réserves de Pariacabo et de la confection du gréement nécessaire. Dénoncés, ils furent mis en joue au moment de l'embarquement. Hut parvint à s'enfuir et à rejoindre sa case, mais son complice le dénonça. La seconde peine fut clémente: juste six mois de réclusion et très "curieusement", à son expiration il fut de nouveau affecté à Pariacabo quand la règle voulait que les multi récidivistes de l'évasion fussent internés à Royale.

Toujours aussi bizarrement, il lui est confié des responsabilités puisqu'à peu près libre, il est chargé des achats pour le compte des familles de surveillants et en outre, on le laisse prospérer grâce à la tenue d'un potager. Un responsable de camp remit les pendules à l'heure et l'affecta à Kourou.

La libération intervient en juin 1934 mais il était astreint au "doublage" - dans son cas, à la résidence permanente - sous la surveillance de l'AP. Décidément, il avait su nouer de bonnes relations avec les autorités (ce qui présuppose qu'il rendit des services) puisqu'il obtint immédiatement une autorisation de résidence à Cayenne (ce qui était moin d'être systématique) et exerça comme jardinier des sœurs de Cluny.

photo 1Peu de temps après, nouvelle tentative de cambriolage. Arrêté par les gendarmes il écopa d'un an de prison assorti de la relégation collective au camp de Saint-Jean du Maroni où encore, "mystère" pour les habitués du bagne qui ne dérogeaient pas à l'honneur, on lui octroie une autorisation exceptionnelle d'exploiter un rade ( débit de vente d'alccol et de tabac aux Libérés et relégués).

Une opportunité d'évasion s'offrit à lui, qu'il accepta. L'embarcation dans lequel il prit place avec quatre complices quitta la côte vers le Vénézuela mais les évadés durent accoster à Trinidad où ils furent accueillis et requinqués, mais sans droit à résidence.

Hut s'embarqua alors clandestinement sur un cargo Allemand mais il fut remis aux autorités de  la Barbade. Il se défendit habilement, justifiant de sa non qualité de clandestin "car il avait payé la somme due pour visiter le navire".  Le tribunal, amusé, l'acquitta et condamna le commandant du navire à le rapatrier "en Europe". Mais ce dernier, furieux, se détourna vers Cherbourg avant son arrivée prévue à Amsterdam, et le remit aux gendarmes. Après un tour dans de nombreuses prisons françaises, il fut réexpédié en Guyane via Saint-Martin de Ré.

85551479_oA son arrivée, le TMS le condamna à seulement un an de prison, peine couverte par ses deux années de détention en France et ordonna sa réintégration  à St Jean, au camp des relégués. Très tôt (!!), il gagna le statut de libéré conditionnel  mais avec interdiction de se rendre à Cayenne. Il trouva un travail à la sucreie de Mirande, à Matoury (15 km de Cayenne) et put à terme obtenir l'autorisation de rejoindre le chef lieu une fois par semaine. 

En 1939, la guerre éclata et Hut renoua avec ses projets d'évasion. En septembre 1941, avec des complices, ils levèrent l'ancre pour échouer quelques jours plus tard en Guyane Anglaise et, comme d'habitude, ils y furent laissés libres mais déclarés indésirables. Après avoir remis en état leur embarcation et fait le plein de vivres (un délai de quinze jours était habituellement accordé par les Anglais), ils tentèrent de joindre Porto Rico. Expulsés de Saint-Domingue et d'Haïti, ils échouèrent finalement à Cuba le 3 novembre 1941 où ils furent plusieurs fois internés avant qu'une grève de la faim ne leur permette d'obtenir leur libération définitive. Hut resta à Cuba  jusqu'en 1947, vivant grâce au trafic d'armes. Jamais (contrairement à ses dires postérieurs) il ne tenta de rejoindre la France libre.

Nouvel embarquement clandestin en juillet 1947, pour Miami où il fut remis aux autorités (6 mois de prison) Libéré en décembre 1947 il fut expulsé vers Cuba où il se fit embaucher comme matelot sur un navire marchand. Quittant son emploi à New York avec un pécule, il embarqua régulièrement pour la France où il entreprit de rechercher sa famille.

 

six-jours-au-veldhivIl retrouva ses frères et soeur (sa mère était décédée), mais pas son épouse ni son fils. C'est au Havre, dans l'attente d'un nouvel embarquement que par hasard il les rencontra. Son fils alors âgé de 33 ans avait toujours ignoré sa condition de bagnard.

Hut fut, dans les années cinquante, une des figures des Six Jours de Paris, au Vel d'Hiv : il ne manquait jamais d'y assister, expliquant à ses voisins que sans son parcours atypique, il aurait sans nul doute été une des gloires du cyclisme français.

Décidément incorrigible, Hut fit encore parler de lui, dans les années soixante...

chales_hut01

Copie journal Hut2

921976073_LIl fit partie des nombreux bagnards qui se déclarèrent indignés par la mythomanie d'Henri Charrère, dit Papillon, qui s'était attribué les actes et les souffrances endurés par d'authentiques évadés. A ce titre, il apporta également son témoignage. 

Comme la plupart des documents émanant des "acteurs" du bagne, le livre de René Delpêche qui relève les "confessions" de Charles Hut offre un intérêt relatif, mais on ne peut pas dire qu'il apporte grand chose, ni qu'il soit d'une qualité littéraire significative.

Sources: gmarchal, Association Meki Wi Libi Na Wan, Michel Pierre, témoignages recueillis personnellement à Saint-Laurent (1983, 1984)

25 mai 2013

Eugène Camille Dieudonné, l'Anarchiste innocent.

 

800px-EugeneLa condamnation à mort de Dieudonné, commuée en peine de travaux forcés à perpétuité par un Poincaré qui n'avait pourtant pas la grâce facile, est une des pires (et rares) injustices que le bagne de Guyane recela. On ne peut guère reprocher à Eugène Dieudonné qu'une fréquentation "intellectuelle" des mouvements libertaires, sans que jamais il s'associât aux excès de la "récupération individuelle": La bande qui s'est agrégée autour de Jules Bonnot n'était composée que de forbans dénués de scrupules, qui masquèrent leurs forfais (vols accompagnés de meutres commis froidement) par une simili idéologie mal digérée et Dieudonné paya fort cher le simple fait de les avoir cotoyés presque par hasard et sans jamais s'associer à leurs actes ni en tirer le moindre bénéfice. Sa condamnation à mort ne s'est appuyée que sur un témoignage oculaire, celui de l'encaisseur Caby, qui changea à de multiples reprises suffisamment d'avis pour qu'on se méfie de si peu de fiabililité. Mais l'affaire de la bande à Bonnot avait secoué la France et il fallait faire un exemple, quand bien même tout portait à croire à son innocence. 

6a00d83451f4e569e20168eb31c9dc970c-500wiDieudonné, ébéniste qualifié, rencontra Jules Bonnot au siège de l’anarchie, journal libertaire dirigé par Victor Serge, auquel Eugène collaborait. Accusé d'être le quatrième homme (quand nombre de témoins n'en virent que trois) du braquage de la Société générale de la rue Ordener par le garçon de recettes, principal témoin, nommé Eugène Caby, qui certifie avoir vu tirer un gaucher quand Dieudonné était droitier, Il fut arrêté le 29 février 1912.  Octave Garnier qui faisait partie de la bande tenta de l'innocenter par voie de presse le 19 mars, tout en provoquant les forces de l'ordre. Bonnot dans son testament rédigé à quelques minutes de son lynchage innocenta également Dieudonné qui comparut le 3 février 1913 avec les rescapés de la bande à Bonnot, devant la cour d'assises de la Seine qui le condamna à la peine capitale. Après le verdict, un autre membre, Raymond Callemin, affirma lui aussi que Dieudonné n'est pour rien dans le braquage. Mais sa peine à l'époque non susceptible d'appel était irréversible, d'autant plus que le pourvoi en cassation fut rejeté. Elle fut néanmoins et contre toute attente, compte tenu de la personnalité du Président, commuée en travaux forcés à perpétuité par un Raymond Poincaré rendu sceptique sur sa culpabilité. C'est le départ pour la Guyane...

DEPART DIEUDONNELe départ de Dieudonné pour le bagne (St Martin de Ré)

Des années après, Dieudonné s'explique avec Albert Londres sur son rôle dans "la bande à Bonnot"...

– Avant ça, je voudrais vous demander quelque chose. Que faisiez-vous, enfin, dans la bande à Bonnot ?

Là, je dois vous présenter Dieudonné. Il n’est pas très grand. Comme il a été engraissé au bagne, il est un peu maigre. Brun. Sa tête est carrée et ses yeux, qui sont noirs, prennent par moments une fixité inébranlable. Ce sont ces yeux-là que, sous le coup de ma question, il tourna brusquement vers moi, mais, de même que pendant la guerre on sucrait son café avec de la saccharine, il adoucit son regard d’une profonde amertume.

– Vous aussi ? Vous qui connaissez mon affaire, vous me posez cette question ?

Il balançait la tête à coups francs, comme pour dire : « Je ne l’aurais pas cru, je ne l’aurais pas cru... »

– Vous me posez cette question, vieille de quinze ans ? L’éternelle demande qui me fait bondir ? Abel et qui, toute sa vie, entendrait derrière lui : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Il se défendra, il se démènera, il s’expliquera. On l’écoutera un moment d’une oreille sceptique, puis l’on s’en ira, alors qu’il continuera de se défendre dans le vide, tout seul. Et l’homme qui lui jette un regard de mépris ? Et les timides qui détournent la tête ? Et ceux qui, dès qu’ils vous aperçoivent, passent sur le trottoir opposé ? Et tous les autres qui vous croisent sans vous voir ? Et les meilleurs ? Les meilleurs qui restent indécis. Oh ! cette prudence des meilleurs ! Cette hésitation ! Cette main qui se tend mollement et comme dans l’ombre ! Ce regard qu’ils promènent autour d’eux, comme si ce regard avait la puissance de vous faire disparaître, cette peur qu’on ne les voit avec le bagnard !

- Quinze ans que cela dure, monsieur !

« Ce que je faisais dans la bande à Bonnot ? Laissez-moi me rappeler...

Il passa sa main, lentement, sur son front.

– Je n’ai connu la « bande à Bonnot » que par les rumeurs, alors que j’étais déjà incarcéré à la Santé. Ceux que j’ai connus, moi, s’appelaient Callemin, Garnier, Bonnot, mais ils n’étaient pas en bande quand je les voyais. Des centaines les connaissaient comme moi ; c’étaient, à cette époque, de simples mortels qui fréquentaient les milieux anarchistes où l’on me trouvait parfois.

Ils étaient comme tous les autres. On ne pouvait rien lire sur leur front...

– Et que faisiez-vous dans les milieux anarchistes ?
– Nous reconstruisions la société, pardi ! Je l’ai dit et écrit : il y a quinze ans, je croyais à l’anarchie, c’était ma religion. Entreanarchistes, on s’entraidait. L’un était-il traqué ? Il avait droit à l’asile de notre maison, à l’argent de notre bourse.
– Alors, vous avez caché Bonnot ?
– Moi ? j’ai caché Bonnot ?
– Je vous demande.
– Mais non ! Je veux dire qu’en serrant la main à Callemin, à Garnier ou à Bonnot, je ne savais pas plus que vous ce qu’ils feraient ou ce qu’ils avaient fait déjà. On n’exige ni papiers ni confidences de quelqu’un à qui l’on tend une chaise ou un morceau de pain. Voilà mon crime. Il m’a conduit devant la guillotine.

Dieudonné baissa la voix ; nous étions sur une terrasse de l’hôtel, et des gens qui sortaient de table passaient derrière nous.

– Alors, vous vous rendez compte de ce que je ressentis quand je fus accusé de l’assassinat de la rue Ordener. Je me rappelle nettement cette seconde-là. Tout ce que j’avais en moi s’effondra, tout ! Il me sembla que, seule, mon enveloppe de peau restait debout.
Le premier choc passé, je nourris un peu d’espoir. Je me disais : « Caby a reconnu Garnier pour son assassin, ensuite il en a désigné un second. Moi, je suis le troisième, dans quelques jours il en reconnaîtra un quatrième ; alors, le juge comprendra que cet homme n’est pas solidement équilibré. Bref, les déclarations de Garnier, de Bonnot m’innocentant, à l’heure de leur mort, celles de Callemin après le verdict, mes protestations angoissées, mes témoins, la défense passionnée de Moro-Giafferri, toute ma vie honnête, le cri de Me Michon : « Mais, messieurs les jurés, sa concierge même est pour lui ! » rien n’y fit : « Dieudonné aura la tête tranchée sur une place publique. »
J’ai encore les mots dans l’oreille. Tenez : je l’avoue, je n’ai pas le courage de la guillotine. Être décapité comme une bête de boucherie,
mourir par sentence pour un crime que l’on n’a pas commis. Léguer à son fils le nom d’un misérable. Ah ! laissez-moi respirer...

– Et que pensez-vous de Caby ?
– Je pense qu’un homme doit avoir une haute conscience ou une belle intelligence pour oser déclarer : « Je me suis trompé ».
– Il l’a déclaré, puisqu’il s’est démenti lui-même deux fois.
– Justement ! Il faut savoir s’arrêter ! Mais qu’il vive en paix, je ne veux plus penser à lui.

Dieudonné reprend :

– J’ai connu des heures effrayantes dans ma cellule de condamné à mort. Moro-Giafferri me réconfortait. Sans lui, je me serais suicidé. Ce n’est pas la mort qui me faisait peur, c’est le genre de mort. Le 21 avril 1913, à 4 heures du matin, on ouvrit cette cellule. On ouvrait en même temps celles de Callemin, de Monnier et de Soudy. À moi, in extremis, on annonça la grâce. J’entendais les autres qui se hâtaient pour aller à la mort. J’avais vécu si longtemps en pensant à cette minute que, sur le mur de mon cachot, j’aperçus comme sur un écran, leurs têtes qui tombaient. Les gardiens revinrent de l’exécution.

Quelques-uns pleuraient. Dehors, il pleuvait. J’entrevis le bagne. Une faiblesse me prit. Un inspecteur me soutint. J’étais forçat pour la vie. Voilà ce que j’ai fait dans la bande à Bonnot. J’ai été condamné à mort pour un crime commis par Garnier. C’est toujours un immense malheur d’être condamné sans motif ; c’en est un plus grand de l’avoir été dans le procès dit des « bandits tragiques ». Depuis quinze ans, je l’expérimente. Vous pourrez l’écrire autant que vous le voudrez, le doute demeurera toujours dans les esprits. Les quarante-trois ans de ma vie honnête et souffrante n’effaceront pas la honte de la fausse condamnation. Les regards timides me fuiront toujours, les portes se fermeront.
Demain, un autre homme que vous me demandera : « Que faisiez-vous dans la bande à Bonnot ? »

Qu’il aille au diable !

Un aviateur sortant de table vint me rejoindre sur la terrasse. Je lui présentai Dieudonné. On parla de l’histoire, bien entendu. Un moment plus tard, l’aviateur se pencha vers l’évadé :

– Enfin, lui demanda-t-il, que faisiez-vous dans la bande à Bonnot ?

Le comportement de Dieudonné, au bagne, est celui d'un homme qui ne s'abaissa jamais, ne plia point et conserva sa droiture en toute circonstance, sauvant même la vie de deux forçats et d'un surveillant. L'administration n'eut jamais à lui reprocher que des tentatives d'évasion (mais il estimait que de sa part c'était un devoir sacré, puisqu'il était innocent) et nombre de gradés lui témoignèrent leur estime, intervenant même pour obtenir une grâce qui lui aurait permis de rentrer en France. Une mesure partielle qui le fixait encore pour des années à Cayenne acheva de l'écoeurer, et il entreprit une évasion exceptionnelle relatée dans le récit fait par Albert Londres: "Londres_Cayenne" (lien vers le texte intégral). Nous en avons tiré ici quatre extraits significatifs: (1) - (2) - (3) - (4) [liens]

product_9782071007263_195x320Arrivé au Brésil, réclamé par la France, un imbroglio diplomatique assorti d'une querelle interestadual entre états du Para et du Pernambuco, le tout sur fond de dénonciation de l'acharnement judiciaire hors de propos par Albert Londres et Louis Roubaud, permirent à Dieudonné que le Brésil avait décidé d'accueillir, d'obtenir sa grâce assortie du droit de rentrer librement en France - ce qu'il fit accompagné d'Albert Londres.

Dieudonné s'établit alors comme fabricant de meubles dans le Faubourg Saint-Antoine. Auteur du livre sans doute le plus brillant de tous ceux que des Transportés ont écrit (et il le fit seul) La Vie des forçats préfacée par Albert Londres, il donna des conférences (assez controversées) dans les milieux libertaires, expliquant qu'aucune cause ne justifiait le meurtre d'une part, le risque de devoir croupir dans l'enfer guyanais d'autre part: sans se renier, le forçat anarchiste qui avait plus payé que d'autres devint un peu trop moralisateur au goût des puristes de salon... .

En 1934, il collabora de façon marginale au film Autour d'une évasion, réalisé par Jacques-Bernard Brunius, écrivain et cinéaste proche du mouvement surréaliste.  Il mourut en août 1944, à l'âge de 60 ans.

fusains attribués dieudonnéFusains attribués à Dieudonné

26 mai 2013

Le déporté Dreyfus - symbole même de la machination judiciaire qui se nourrit d'elle-même.

 

Caran-d-ache-dreyfus-supper

Dans le cadre de ce travail, il ne saurait entrer dans notre propos de retracer tous les épisodes de l'Affaire Dreyfus, dont l'innocence à ce jour ne fait plus de doute. Rappelons simplement qu'elle divisa la France, et cela à travers toutes les couches de la société.

Ci joint, une chronologie (lien)

 

A-DreyfusAu départ, un capitaine issu d'une famille juive originaire d'Alsace qui émigra par patriotisme en France après l'annexion de 1871, auquel tout semblait devoir sourire. Issu de Polytechnique, bien noté de ses supérieurs malgré les réserves que ses coreligionnaires soulevaient dans certains milieux (la France vivait encore peu ou prou avec l'idée que les Juifs demeuraient coupables d'avoir tué le Christ, et si cet antisémitisme, avant justement l'Affaire, demeurait purement abstrait, il ne demandait qu'à exploser et cette dernière en fut le détonateur), malgré le fait que des témoins de l'époque - y compris parmi les drefusards - le dépeignaient comme cassant et peu sympathique (on alla jusqu'à écrire que membre de la Cour martiale, il se serait sans doute condamné lui-même), fortuné - ce qui excitait des jalousies au sein des officiers de son âge qui avaient le plus grand mal à tenir leur rang, enfin très amoureux de sa femme, heureux en famille; là encore il ne correspondait pas à l'image stéréotypée de l'officier volage et briseur de coeurs.

003_Bordereau_recto[ci-contre: le "bordereau" attribué à tort à Dreyfus] Le point de départ de l'Affaire... , une classique histoire d'espionnage révélée par le bordereau volé par une femme de ménage dans le bureau de l'attaché militaire d'Allemagne, qui prouvait la trahison d'un officier français. Une similitude d'écriture "révélée" par un "expert" et la foudre s'abattit sur Dreyfus, accusé du pire des crimes pour un officier patriote, la haute trahison.

L'accusation tenait si peu la route - juste fondée sur cette fameuse similitude d'écriture attestée par le tristement célèbre Bertillon, trop sûr de lui, que Dreyfus et ses avocats conservèrent leur confiance lors du procès: ils ignoraient qu'en vertu des droits élémentaires de toute défense, des éléments à charge avaient été communiqués aux juges dans le secret du délibéré... éléments qui plus est fabriqués de toute pièce par l'officier accusateur! Que l'armée ait été trahie, c'était déjà dramatique. Qu'on ne trouve pas très vite le vrai coupable, c'en était trop et un Juif passant par là ferait fort bien l'affaire.

Et c'est ainsi que Dreyfus fut condamné, fin 1894, à la dégradation publique puis à la déportaion à vie dans une enceinte fortifiée, que l'on choisit comme lieu d'expiation l'endroit le plus isolé de France, le plus infâmant: l'île du Diable. A cet instant, il y avait unanimité dans l'opinion pour sanctionner ce traitre pour qui l'expiation ne saurait être trop forte. Seule sa famille le soutint - sa femme Lucie et son frère Matthieu ne pouvant imaginer un instant Alfred commettre une telle monstruosité.

degrad1La dégradation, summum de l'humiliation pour un officier.

CaptureLe plan de son "espace", réalisé par lui-même.

 

EVT391H[l'île du Diable - Rien n'était prêt pour l'y acqueillir quand la "Ville de Saint"Nazaire" le débarqua; il dut attendre à Royale, dans l'isolement le plus strict, qu'on aménage sa cage et celle de ses gardiens] Pendant que Dreyfus croupissait sur son île, maintenu dans un isolement total qui faillit lui faire perdre la raison,  le Commandant Picquart chargé de peaufiner le dossier et de s'assurer qu'il n'y avait pas d'autres complicités, eut des doutes, ses soupçons se portant sur un autre officier, Estherhazy. Mais l'armée prit sur elle d'étouffer l'affaire. Face à un innocent peut être condamné à tort - un Juif de surcroit -, faire éclater le scandale et accuser un rejeton d'une vieille noblesse d'avoir perpétré ses agissements en toute quiétude aurait été de nature à démoraliser les troupes. Picquart fut expédié au front, face à une révolte dans une obscure colonie où on comptait bien qu'il y laisserait sa peau et Dreyfus, qui ignorait tout de l'évolution de son affaire compte tenu du régime qui lui était imposé: un isolement total des années durant dans l'ignorance absolue de son "affaire" fut prêt de sombrer dans la folie non pas tant du fait des conditions de sa détention - celle des transportés étaient, sur le plan matériel, bien pire, mais de la stricte quarantaine dans laquelle il fut tenu. Il dira plus tard qu'un gardien, pris de pitié, lui murmura ces simples mots, qui l'empêchèrent de se suicider:

"il y a quelqu'un, à Paris, qui s'occupe de vous"

J_accuseCe gardien évoquait sans doute Emile Zola qui, bien qu'habité de tous les préjugés antisémites propres à son époque - il suffit de lire l'Argent pour s'en rendre compte - fit éclater le tonnerre avec son fameux : "J'accuse" qui dénonçait la machination, bien avant même un Jaurès devenu dreyfusard plus tard, qui considérait au début de l'affaire que les socialistes n'avaient pas à se mêler des différends propres à la grande bourgeoisie  - or Dreyfus appartenait à cette caste.  

zola-signatureNous évoquerons les conditions d'existence de Dreyfus sur l'île du Diable, à travers des rapports administratifs, par le journal qu'il tint irrégulièrement (des périodes de dépression le maintenaient dans un terrible état de prostration) ainsi que des extraits de sa correspondance avec son épouse (mais il n'avait pas le droit d'évoquer les conditions de son séjour, sauf de manière liminaire et ne savait jamais si une lettre envoyée dans un sens ou dans l'autre ne serait pas interceptée par sécurité)

Songeons que cet homme innocent passa quatre années sans jamais, ne serait ce qu'une minute, que des regards ne fussent pas braqués sur lui y compris pendant l'exécution de sa toilette ou de ses besoins intimes. Songeons également - plus dure fut la chute - que ce grand bourgeois était depuis toujours habitué à être servi... Qu'officier, il se voyait méprisé au quotidien par de simpes gardiens ou des sous-officiers.

Nous aurons toutefois l'opportunité de montrer que si ces hommes appliquèrent les consignes avec rigueur, "ils n'en rajoutaient pas" - contrairement à Deniel, le commandant des îles prompt à faire de l'excès de zèle (et qui fut d'ailleurs révoqué peu après le retour de Dreyfus pourtant pas encore réhabilité)

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