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Le bagne de Guyane
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Le bagne de Guyane
  • Un siècle d’échec carcéral. Dès le Second Empire, la Guyane fut choisie comme terre d’expiation. Au total, environ 80.000 transportés, relégués, déportés y furent expédiés sans profit pour la colonie. Histoire, géographie, vie quotidienne au bagne
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13 août 2013

Robert Ménard de Couvrigny, parricide... La "fin de race" (2)

La première partie (lien)

800px-Caen_France_(39)Le palais de justice de Caen

Le réquisitoire

 Messieurs les Jurés,

 

fresnelamere2Il y a quelque vingt ans, on colportait dans les vieux manoirs de l’ancien Bailliage de Falaise, une heureuse nouvelle. On annonçait le futur mariage de noble demoiselle Marguerite-Amélie-Hélie de Tréprel, avec son cousin, le baron Maxime Ménard de Couvrigny…
            Mariage d’inclination ?...
            Mariage d’amour ?...
Je n’oserais le prétendre. L’accusée n’a-t-elle pas dit, elle-même, qu’elle avait épousé son cousin, pour faire comme tout le monde !
            Mariage de raison ? Peut-être !
            Mariage de convenances ? Assurément !

Les jeunes époux appartenaient à deux branches d’une même famille, entourée dans la région de la considération générale, apparentée à d’anciennes maisons, qui figurent en bonne place dans l’histoire de la petite Patrie normande, et ont compté des représentants, parmi ceux qui naguère, accompagnèrent Guiscard en Sicile (1), luttèrent à Hastings (2) avec notre duc Guillaume, et défendirent le Mont Saint-Michel (3) contre celui qui était alors l’ennemi héréditaire…
             Quelle chute !
             Quelle déchéance !

Mariage d’argent ? Non, certes, le baron n’exerçait aucune profession. Ses rentes étaient modestes ! Modestes étaient les rentes de la jeune femme ! Qu’importe ! Le ménage ne devait-il pas demeurer à la campagne au château de la Galerie, non loin du lieu de naissance de notre compatriote, le poète normand, Vauquelin de la Fresnaye, un allié de la famille je crois, qui naguère, chanta les plaisirs des champs (4)… on cultiverait la terre, et on vivrait-, en partie au moins, du produit du domaine de Fresné-la-Mère.

L’union devait être féconde ! Ah ! il ne tombera pas de si tôt, en quenouille, le nom de Couvrigny !
Robert, l’accusé, l’héritier du titre et des armes, naître le 27 mars 1893.
Il aura deux frères : Roger et Jean, actuellement âgés de 13 et de 7 ans.

Il eut une sœur, Elisabeth, cette enfant de dix ans, dont il n’a pas respecté l’innocence, l’année même de sa première communion !

Les premières années du mariage furent normales ! Les époux mènent la vie de château. On pêche, on chasse, on fait du sport ! On visite les châtelains du voisinage. On leur offre l’hospitalité.

 

couvrignybaronneMais bientôt les visites se feront plus rares ! Elles cesseront tout à fait… c’est que la baronne boit… elle se néglige, elle n’a plus aucun souci, ni de sa toilette, ni de sa personne, elle ne tient plus son rang. C’est la déchéance qui commence !
Elle glissera rapidement, hélas ! sur la pente fatale. Au début, c’est une «demoiselle» (5) d’eau-de-vie qu’elle absorbera chaque jour ; bientôt, il lui faudra, elle l’a reconnu, elle-même, au cours de l’information, deux litres d’alcool par semaine.
Sous l’influence de ce vice dégradant, on la verra alors, abandonnant toute réserve, dépouillant toute pudeur, fréquenter les cabarets du village, accepter à boire des passants et se livrer, en retour, dans les fossés de la route, derrière les meules dans les champs, aux valets de ferme ou aux chemineaux de la voie !

Mais, cela ne lui suffira pas ! En peu de temps, elle aura toutes les hontes bues !
La baronne de Couvrigny va bientôt rechercher de nouvelles sensations. La château de la Galerie, ce sera et Gomorrhe et Sodome, et Lesbos et Thèbes !
Ah ! les directeurs des bureaux de placement de Caen ne s’imaginaient pas, sans doute, quelles aptitudes spéciales étaient nécessaires aux fillettes qu’ils confiaient à la Châtelaine de Fresne-la-Mère…
Dès leur arrivée, elles devaient passer devant un singulier conseil de révision… Après avoir, de ses doigts indiscrets, palpé les poitrines naissantes, la nouvelle patronne se livrait sur ses jeunes servantes aux investigations les plus intimes, les plus lubriques, les plus honteuses…
Puis bientôt, on partageait le même lit, on se livrait ensemble, à de monstrueuses pratiques, et lorsque, après une nuit d’orgie, survenait l’aube matinale, dans une dernière étreinte, la baronne disait à sa jeune soubrette :
            "Puisqu’on couche ensemble, on peut bien se tutoyer, nous deux..."

couvrignychateauMarie-Louise Lemoine, cette immonde gamine de quinze ans que vous avez entendue à cette audience, fut l’une des maîtresses de l’accusée.
Elle a été, en même temps, la maîtresse du fils et de la mère !

Vingt fois, peut-être, il est arrivé à la baronne de Couvrigny, d’abandonner sa place à son fils, dans le lit de la servante, pendant qu’elle-même s’en allait au dehors, à la recherche de quelque mâle, pour apaiser un rut toujours inassouvi…
J’ai dit Gomorrhe, j’ai dit Sodome, j’ai dit Lesbos, et j’ai dit Thèbes…

Robert qui, naguère, initia son jeune frère à d’ignobles pratiques, à ce point qu’un médecin dut être appelé d’urgence, Robert tentera par trois fois, de violer sa jeune sœur âgée de dix ans, et en désespoir de cause, la contraindra à exercer sur lui d’impudiques attouchements.
La veille de sa première communion, la malheureuse l’avouera au moment de sa confession générale, et on verra, lamentable chose, cette fillette de dix ans, revêtue pourtant de la robe d’innocence, s’avancer vers la table sainte, pour participer au sacré banquet et recevoir son Dieu… demi-vierge déjà, du fait de son frère…
De sa mère, Robert de Couvrigny ne recevra aucun reproche… seule, la servante, Marie-Louise Lemoine, s’indignera :
            "C’est trop c….,  dit-elle, elle est vraiment trop jeune !"
Et ce fut tout !

Que devenait le baron dans cette atmosphère putride ? Cet homme qui jouissait de l’estime générale, mais que devant leur mère, ses propres enfants même les plus jeunes invectivaient grossièrement, cet homme, en silence, souffrait.
Impatient des turpitudes de son indigne femme, il restait… le baron de Couvrigny… vivait seul, retiré dans les appartements du château, demeurés habitables.
Doux, serviable, aimé de tous, il s’inclinait, sans volonté de réagir, devant son destin… ne tolérant pas que devant lui, on critiquât le baronne, respectant, malgré ses fautes, la mère de ses enfants, celle qu’il avait élevée jusqu’à lui…

Certes ! il n’était pas gênant, le baron de Couvrigny !
De rares reproches adressés à sa femme et à son fils, au sujet de l’ivrognerie de l’une ou de la paresse de l’autre ! Une gifle donnée à la baronne il y a quatre ou cinq ans, alors qu’elle était ivre… Quelques plaintes à raison de la malpropreté du logis, des lits toujours défaits, du linge attendant pendant des années  un lavage pourtant indispensable…
Non, il n’était pas gênant, votre mari, et vous auriez bien dû, accusée de Couvrigny, lui faire l’aumône de l’existence !...
Mais, lui mort, c’était, vous l’avez dit, la liberté complète ! C’était « La noce à trois » à Paris ! et quelle noce ! avec votre fils et Maire-Louise Lemoine !...
            Il fallait qu’il meure !

Deux faits précipiteront le dénouement fatal !

Le baron n’a-t-il pas renouvelé aux épiciers de Fresné-la-Mère, la défense qu’il a faite il y a plusieurs années, de livrer de l’eau-de-vie, pour les besoins du château, sans son autorisation écrite ? Il a coupé les vivres et la baronne ne va plus pouvoir satisfaire sa passion favorite.
Puis, au cours du mois d’août n’a-t-il pas aussi, manifesté l’intention de placer dans une maison d’éducation de Caen, son second fils Roger ?
Tout cela ne devait pas lui être pardonné !!

La baronne ne veut pas, en effet, que Roger aille en pension, parce que les frais d’internat sont élevés et que les ressources du ménage en seraient amoindries. Quant à Robert, qui travaille à la ferme et est aidé par son jeune frère, n’est-il pas exposé à un surcroît de travail, si ce dernier quitte le château de la Galerie ?...

Il faut donc que disparaisse le baron de Couvrigny.

Le 10 août dernier, la veille des Courses de Falaise, la mort du baron de Couvrigny est définitivement décidée ; à partir de ce moment, jusqu’au 24 septembre, à tout instant sa vie sera menacée, et la seule question qui s’agitera, chaque soir, dans d’étranges conseils de famille, où la servante Marie-Louise Lemoine, aura voix délibérative, est celle de savoir comment devra s’exécuter la terrible sentence.

Qui du fils ou de la mère, a eu le premier l’idée du crime ?
Elle semble être venue à l’esprit de l’un et de l’autre, en même temps. En tous cas, Robert a reconnu dans l’information qu’il avait conçu personnellement le projet de tuer son père.

C’est par le poison qu’on essaiera tout d’abord de se débarrasser du baron de Couvrigny.
L’accusée qui déjà, au cours du précédent hiver, avait eu l’idée d’empoisonner son mari avec du sulfate de cuivre, s’est souvenue qu’il se trouve dans une armoire de la chambre de son fils Roger, des comprimés de sublimé corrosif, dont elle a fait naguère usage pour une intime toilette.
Elle va chercher un de ces comprimés, et en présence de Robert, en présence de la servante, en présence de Roger et d’Elisabeth, qui se demandent curieusement, quelle singulière friandise de couleur violette on prépare pour leur père, elle l’écrase dans du lait, le fait dissoudre et renversa le tout dans le potage de sa victime…
Le baron absorba le poison, mais n’en fut point incommodé !
Peu après on essaiera d’un autre toxique !
Il y a dans le parc, près de la laiterie, des symphorines qui produisent des baies blanches que l’on croit vénéneuses. Marie-Louise Lemoine, va en cueillir, et avec le concours de la baronne, les mélange à la soupe préparée pour le chef de famille.
Peine perdue ! le baron ne sera pas plus indisposé que la première fois ?
En présence de ce nouvel insuccès, on va recourir aux grands moyens !
Il y a dans le parc des champignons d’une espèce particulièrement dangereuse. Marie-Louise Lemoine est chargée d’aller en chercher et elle en apporte à sa maîtresse une abondante cueillette. La baronne les fait bouillir, en prépare un consommé pour son mari, qui nouveau Mithridate, une fois encore, ne ressentira aucun malaise.  Pourtant on avait fondé de grandes espérances sur cette dernière tentative. Et, pendant la nuit on aurait pu surprendre l’accusée, son fils Robert, la servante, écoutant, anxieux, à la porte de la chambre du baron, curieux de savoir s’il n’était pas enfin à l’agonie et s’il n’allait pas bientôt exhaler son dernier souffle et râler son dernier râle.

 

couvrignyfilsAh ! la Providence, manifestement vous protège, accusés de Couvrigny, elle veut que vous ressaisissant vous-mêmes, vous renonciez, de votre plein gré, à votre œuvre de mort.
Mais, non, vos insuccès répétés ne vous rebutent pas. Le poison n’a pas réussi, vous chercherez autre chose !
On va penser à une arme à feu. Certes, Robert pourrait tuer son père pendant son sommeil d’un coup de revolver. Mais, où se procurer cette arme ?

Il y a bien un revolver dans la maison, mais il est sous clé dans la chambre du baron… Il est décidé, en principe, que Marie-Louise Lemoine ira en acheter un à Caen.
Cependant la baronne de Couvrigny qui est une femme pratique en toutes choses, pense que le voyage de la servante, dont d’ailleurs il faudrait expliquer l’absence au chef de famille, coûterait quelque argent. Après mûre délibération, on est d’accord pour renoncer, au moins provisoirement, à se servir d’une arme à feu.
Pourquoi ne l’étranglerait-on pas, le baron ? l’idée est de Robert…, et pendant plusieurs jours il porte sur lui un morceau de corde, attendant une occasion propice. Mais s’il étrangle son père, il faudra ensuite qu’il le pende, pour simuler un suicide, et l’accusée fait remarquer, judicieusement, à son fils, que son père est gros et lourd, et que même en combinant leurs efforts, ils n’en auront pas la force…

C’est alors qu’intervient, de nouveau, Marie-Louise Lemoine. On pourrait faire venir un apache qui assassinerait le baron. Précisément elle en connaît un. Il est de la Folie, près Caen. Il a subi de nombreuses condamnations. Ce serait bien l’homme de la situation…
On renonce vite à l’idée de recourir à un apache ; j’ignore pour quelle raison, par économie peut être… et il est de nouveau question de se servir d’un revolver.

Il n’est, au surplus, bien nécessaire d’aller en acheter un à Caen. N’y a-t-il pas un armurier à Falaise, M. Groult ? La décision est vite prise. Une après-midi de septembre la baronne, la servante et la jeune Elisabeth montent en voiture, Robert suit à bicyclette. Fatalité ! M. Groult n’est pas chez lui ! Sa femme n’est pas visible, et en l’absence de ses maîtres, la bonne de la maison ne veut effectuer aucune vente.
                Il faut cependant en finir !

Le 23 septembre, le conseil de famille de nouveau réuni, décide qu’on tuera le baron d’un coup de fusil. Il y a deux fusils au château, mais pas de cartouches ! C’est le jeune Roger qui est chargé d’aller en acheter à Falaise, et il sait, le malheureux enfant, que les engins de mort qu’il va rapporter, sont destinés à tuer son père…
Mais, l’enfant s’est attardé en route, et quand il revient au château, il est trop tard. En effet, au moment où Robert va se poster dans l’avenue, pour tuer son père au passage, à l’heure à laquelle il a l’habitude de rentrer, ce dernier apparaît, et l’exécution doit être remise au lendemain.
Ce jour-là, 24 septembre, pendant toute la matinée, la baronne de Couvrigny apprend à son fils à se servir de son arme et à tirer à la cible. Elle lui conseille de ne pas se servir de l’un des fusils, un hammerless, mais bien de l’autre qui est un Lefaucheux. "Le hammerless repousse trop", dit-elle. Elle lui enseigne à "viser droit bien au milieu"  !
Le baron qui est allé au marché de Falaise, doit rentrer vers quatre heures et demie.
A trois heures, "pour se donner du cœur" Robert boit de l’absinthe que lui verse sa mère, puis il va se poster dans un fourré à l’entrée de l’avenue du château, à un endroit que l’accusée à choisi elle-même. Il restera là à l’affût pendant une heure et demie !
Au cours de sa faction, sa mère, accompagnée d’Elisabeth, viendra l’encourager, à deux reprises, et quand elle le quittera la seconde fois, elle lui criera cette dernière recommandation :
            "Surtout, ne le rate pas !"
Enfin, le baron de Couvrigny arrive, il vient de franchir en voiture, la grille du parc. Il passe devant son fils… Robert sort de sa cachette, court après la voiture, et quand il n’est qu’à un mètre de son père, il vise droit, bien au milieu… comme le lui avait dit sa mère, il ne le rate pas !
Le baron a reçu toute la charge dans la tête. Il est frappé à mort.
Tout fier de son exploit, Robert court au-devant de sa mère :
            "Maman ! Ça y est !" lui crie-t-il.
            "En es-tu bien sur ?" réplique la baronne,
Et tous les deux vont s’assurer si vraiment, ils sont enfin débarrassés de leur mari et père.
Cependant, le cheval s’est arrêté au perron. C’est là que se rendent la baronne et son fils. Le baron s’agite dans les derniers spasmes. Sa mort a été presque instantanée.

           "Si nous prenions quelque chose, pour nous remettre, prends-lui les clés du cellier ", dit l’accusée à son fils.
Pour la première fois, Robert eut un scrupule, il n’osa pas toucher au cadavre de son père… il trancha la difficulté en allant acheter de l’eau-de-vie, dans une épicerie voisine.

Tels sont les faits, Messieurs les Jurés, que vous avez à apprécier. Il me semble que je pourrais, peut-être m’en tenir là, et vous laisser le soin de conclure.
Mais je dois vous parler de l’examen mental auquel, sur la demande de leurs défenseurs, les deux accusés ont été soumis.
Il a été procédé à cet examen par MM. les Drs Levassort, Moutier et Catois.

En ce qui concerne la baronne de Couvrigny, les honorables experts se sont exprimés ainsi :
"La veuve de Couvrigny que les antécédents héréditaires prédisposent à la folie est une dégénérée présentant des perversions instinctives développées sur un fond de débilité intellectuelle. Elle n’offre pas de symptômes proprement dits d’aliénation mentale, mais le déséquilibre de son esprit, sans lui enlever le discernement de ses actes, la prive en grande partie de l’appréciation de leur valeur morale. Dans ces conditions, nous estimons que sa responsabilité dans les actes qui lui sont reprochés peut être considérée comme atténuée dans une certaine mesure."
A l’audience de ce jour, M. le Dr Levassort a dit: " Dans une mesure assez légère".

Quand à Robert de Couvrigny, "il n’était pas, dit le rapport, en état de démence au moment de l’acte aux termes de l’article 64 du Code pénal. L’inculpé n’est pas un aliéné auquel on ne doive demander aucun compte de ses actes. Toutefois, il pèse sur lui une lourde tare héréditaire pathologique. Lui-même présente des troubles psychiques congénitaux caractérisés par un arrêt du développement intellectuel, voisin de l’imbécillité, et des perversions instinctives affectant principalement la sphère morale de son intelligence. Ces troubles ont altéré profondément son discernement dans l’accomplissement des actes qui lui sont reprochés. Sa responsabilité doit être considérée comme atténuée dans une très large mesure. "

Pour Robert de Couvrigny, les médecins experts constatent qu’il n’était pas en état de démence au moment du crime. Il doit donc rendre compte de ses actes… C’est l’évidence même.
Nous sommes en présence d’une série d’attentats qui, pendant six semaines, ont menacé, chaque jour, l’existence du baron de Couvrigny, tous ont été préparés avec soin, longuement prémédités ; il ne saurait être question de démence.

Mais, l’accusé présente, disent les honorables docteurs, des troubles "psychiques congénitaux, son développement intellectuel est voisin de l’imbécillité. "
J’ajoute, moi, qu’il a eu sous les yeux de pernicieux exemples, et qu’il a été excité au crime par sa propre mère,… et que c’est là, surtout, que vous pourrez trouver une raison plausible de lui accorder, malgré l’énormité de ses forfaits, le bénéfice des circonstances atténuantes.
Robert de Couvrigny n’ira pas à l’échafaud, couvert du voile noir des parricides, vous l’enverrez au bagne pour toujours…

La baronne de Couvrigny, disent les médecins, n’est pas une "folle intellectuelle". Elle doit compte de ses actes mais elle n’en apprécie pas complètement la valeur morale. – C’est une "folle moral », une "aveugle morale" aussi dans une certaine mesure sa responsabilité doit-elle être considérée comme limitée.
Ici, je dois faire remarquer que les experts lorsqu’ils ont parlé des antécédents héréditaires de l’accusée, se sont basés principalement sur une lettre de Mme de Tréprel, sa mère, qui dans un sentiment bien excusable, me paraît avoir altéré pieusement la vérité, ou tout au moins fait preuve d’exagération en affirmant que son mari était mort "gâteux, alcoolique, syphilitique".
Rien de tel n’est établi par les pièces de la procédure.

Mais admettons que Mme de Tréprel n’ait pas exagéré, la responsabilité de l’accusée dans les faits que nous lui reprochons en sera-t-elle nécessairement amoindrie ?
J’entends bien que la baronne de Couvrigny n’a pas du bien et du mal, la conception que nous pouvons en avoir nous-même. Mais c’est précisément ce qui la différencie d’une honnête femme ! Et je suis d’autant mieux fondé à lui reprocher cette oblitération de son sens moral, qu’elle est le résultat au moins en partie, de son alcoolisme invétéré et de son inconduite scandaleuse !

Elle n’est pas folle intellectuelle ! c’est une folle morale ! Mais, tous les individus que chaque jour nous poursuivons, sont dans le même cas ! Et si nous admettions le système des médecins, il faudrait ouvrir toutes grandes les portes des prisons, et élargir les malfaiteurs qui y sont renfermés…
Tous les voleurs, tous les escrocs, sont des "aveugles moraux". Certes, ils n’ont pas du "mien et du tien" la même conception que nous, on n’hésite cependant pas à les condamner et à les condamner sévèrement.
Et ce n’est pas une raison parce que les crimes de la baronne de Couvrigny dépassent les prévisions humaines et aussi, je puis le dire, les châtiments humains, qu’une répression impitoyable ne doit pas s’imposer. Avec le système des experts, la répression serait en raison inverse de la criminalité, ce qui est absolument inadmissible.

Mais passons… Pour savoir si la baronne de Couvrigny est pleinement responsable de ses actes , il suffit d’examiner ces actes mêmes et de rechercher dans quelles conditions elle les a accomplis…
Voilà une femme qui pendant six semaines, réunira chaque jour une sorte de conseil de guerre pour rechercher le moyen le plus pratique de se débarrasser de son mari ! par le poison…, le revolver…, le fusil…, la corde… ou l’apache ! Et elle ne serait pas complètement responsable parce qu’elle n’aurait pas apprécié la valeur morale de ses agissements !!
Il y a mieux, et je trouve la preuve de son absolue responsabilité dans sa façon de se défendre.

Au début de l’enquête la baronne de Couvrigny, n’a-t-elle pas fait porter les soupçons du maréchal des logis de gendarmerie, sur un cultivateur des environs, qui vivait en mauvaise intelligence avec son mari ? Il est d’ailleurs fort heureux que ce dernier, un sieur Boschet, ait pu immédiatement établir un alibi indiscutable ; en effet, à raison de certaines coïncidences qui paraissaient le compromettre gravement, il n’eût pas manqué d’être sérieusement inquiété.
N’a-t-elle pas, par la suite, tenté de faire rejeter toute la responsabilité du crime d’abord sur son fils ?... puis sur sa servante, la fille Lemoine ?

Deux faits démontrent au surplus l’entière responsabilité de la baronne de Couvrigny.
La veille de l’assassinat, Robert avait proposé à sa mère de tuer son père près des communs de l’immeuble. Mais la baronne l’en dissuada, parce que s’il tuait son père, trop près du château, il serait difficile de faire admettre l’hypothèse d’un crime commis par un étranger.
Au moment, où le 24 septembre, le baron de Couvrigny fut frappé à mort, dans l’avenue du domaine de la Galerie, son chapeau, déchiqueté par les plombs, tomba à terre. Le fils et la mère s’empressèrent de le ramasser et de le cacher ; il ne fallait pas en effet, qu’on sût que le crime avait été commis dans l’intérieur du parc.

Le lendemain, alors que les gendarmes recevaient la déposition d’un témoin, dans les dépendances du château, la baronne de Couvrigny brûle ce chapeau, dans le fourneau de la cuisine, elle l’a reconnu elle-même, pour faire disparaître une pièce à conviction qu’elle jugeait importante.

Et dites, maintenant, que la baronne de Couvrigny n’est pas entièrement responsable de ses actes.
Folle morale ? peut-être, folle intellectuelle ? non ! et cela me suffit pour que dans la paix de ma conscience, je puisse vous demander de lui refuser le bénéfice des circonstances atténuantes.

Pour terminer, je dis à l’accusée :

Lorsque vous avez essayé d’empoisonner votre mari avec un comprimé de sublimé corrosif, Marguerite de Tréprel, baronne de Couvrigny…, vous saviez bien que cela était mal d’empoisonner son mari…
Lorsque vous avez essayé de l’empoisonner avec des baies de symphorines, avec des champignons vénéneux, lorsque vous avez voulu vous débarrasser de lui à l’aide d’un revolver…, par la corde et par l’apache, Marguerite de Tréprel, baronne de Couvrigny…, vous saviez bien que cela était mal…
Lorsqu’enfin vous avez envoyé votre fils Roger acheter des cartouches à Falaise, alors que le malheureux enfant savait ce que vous vouliez en faire, lorsque vous avez appris à votre fils Robert à tirer à la cible, à viser juste, bien au milieu, que vous l’avez placé en embuscade dans un fourré de l’avenue, et que vous lui avez dit, comme dernière recommandation : surtout ne le rate pas !... Marguerite de Tréprel, baronne de Couvrigny, vous saviez bien que cela était mal…

            Messieurs les Jurés, j’en ai fini…

On vous a promis pour ce soir, le plaisir délicat d’entendre le grand orateur du barreau parisien (6), que dans sa détresse la baronne de Couvrigny a appelé à son aide, je ne veux plus retarder d’un instant le moment si impatiemment attendu…

Mais, je vous en conjure, Messieurs les Jurés, lorsque vous descendrez dans la Chambre de vos Délibérations, oubliez pour un temps, les belles, les éloquentes paroles que vous allez entendre… oubliez la façon défectueuse dont aura été soutenue l’accusation, placez-vous en présence des faits du procès, qui, dans cette affaire, parlent suffisamment d’eux-mêmes, n’écoutez pas les bruits du dehors, quels qu’ils soient, qui ne doivent point avoir accès dans cette enceinte, relisez la belle formule de votre serment, et revenez ici avec le verdict que j’attends…

Dans une affaire qui dépasse en horreur tout ce qu’on a pu voir dans nos annales judiciaires, il ne saurait être question d’indulgence.
Un verdict indulgent serait un verdict humain, sans doute, parce qu’il serait un verdict de pitié. Ce serait aussi un verdict dangereux, car il serait un verdict de défaillance. Je vous connais trop pour savoir que vous ne rendrez pas un pareil verdict.

Pour Robert de Couvrigny, les circonstances atténuantes… le bagne à perpétuité…

Pour Marguerite de Tréprel, baronne de Couvrigny, aucune circonstance atténuante dans ses crimes… la Suprême Expiation !!

Notes :
(1) Robert Guiscard, l’un des fondateurs du royaume de Naples, né à Hauteville-la-Guichard, en 1015.
(2) Bataille d’Hastings, 14 octobre 1066.
(3) En 1423 le Mont Saint-Michel fut défendu contre l’étranger par 119 Gentilshommes Normands.
(4) Vauquelin de la Fresnaye, seigneur des Yveteaux (1563-1606). La Vie champêtre :
      Bienheureux est celui qui, très loin du vulgaire
      Vit en quelque rivage éloigné, solitaire
      Hors des grandes cités, sans bruit et sans procès
      Et qui content du sien ne fait aucun excès
      Quoi voit de son château, de sa maison plaisante
      Un haut bois, une prée, un parc qui le contente…
(5) Ancienne mesure normande équivalant à un demi-décilitre.
(6) Me Henri Robert.

 

couvrignyjournal

508px-Henri-RobertCe réquisitoire, d'une suprême habileté, détruisait par anticipation la plaidoirie de Me Henri Robert (à gauche), ténor du barreau de Paris appelé à la rescousse par la baronne qui avait pris - un peu tard - la mesure de la gravité de ses actes: elle risquait réellement, devant l'émoi général, de ne pas bénéficier de la grâce accordée aux femmes condamnées à mort. Du coup, Me Robert payé "seulement" avec les 10.000 francs que la baronne avait pu réunir en hypothéquant ses biens propres ne plaida que pendant vingt-cinq minutes, sans grande conviction. Certes il avait "inventé" la plaidoirie expresse que développa plus tard Maurice Garçon, mais d'habitude sa brièveté était au service de la densité. En ces circonstances, que pouvait-on trouver comme argument pour sauver la baronne dès lors que l'Avocat général avait démonté l'argument de la responsabilité atténuée?

Rappelons qu'à l'époque, les douze jurés délibéraient seuls, hors la présence des magistrats. Ce jour, ils méditèrent longuement avant de rendre un verdict sans surprise pour la baronne, condamnée à mort, devant monter à l'échafaud la tête couverte d'un voile noir.

Mais Robert de Courvigny bénéficia d'une mansuétude relative en écopant d'une peine de vingt ans de travaux forcés, inférieure à ce qu'avait demandé l'Avocat général.

Les deux pourvois en cassation furent rejetés sans surprise.

Le Président Fallières, opposant irréductible à la peine de mort (il avait même grâcié Soleilland) commua la peine de mort qui frappait la baronne en celle de réclusion criminelle à perpétuité, puisqu'on n'envoyait plus les femmes en Guyane depuis 1906. 

image0213317La baronne eut de la chance, d'abord d'être une femme, ensuite d'être tombée sur le président Fallières. Parce qu'il ne fait guère de doute qu'un tel crime, un tel comportement reprochés à un homme auraient empêché un Président "normal", moins fermement oposé à la peine de mort, de grâcier le coupable. Pousser un enfant à la limite de l'imbécillité - il n'y avait guère besoin d'expertises pour s'en rendre compte - à tuer son propre père après l'avoir corrompu dans tous les sens du terme était de nature à révolter l'opinion publique, et pas seulement la fraction bourgeoise et réactionnaire. Nul ne saura jamais ce qui serait advenu si la décision avait incombé au successeur de Fallières, infiniment moins complaisant.

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Marguerite Ménard de Couvrigny mourut en prison en avril 1919, à l'âge de quarante-sept ans. Sa peine commuée, elle vécut dans l'espérance quelque peu illusoire d'être "libérée après dix ans et de vivre en Bretagne où tout est moins cher", sans avoir jamais manifesté le moindre remords.

Marie Louise Lemoine fut placée en maison de correction jusqu'à ses vingt et un ans.

Sans titre-1Robert Ménard de Couvrigny partit au bagne lors du premier convoi de 1913 et y accomplit l'intégralité de sa peine. Etant un de ces transportés célèbres dont on ne voulait surtout pas qu'ils s'évadent car cela aurait provoqué un scandale national, il fut sans doute envoyé aux îles du Salut.

Cela expliquerait sa longue survie, rare à l'époque pour des jeunes envoyés au bagne de Guyane : le climat y était infiniment plus salubre que sur le continent. (à gauche: croqué par un "collègue". Dessin publié par le Petit Parisien en 1929, au cours du reportage d'Albert Londres. L'environnement évoque nettement les îles du Salut)

Il est vraisemblable que son aspect juvénile, son manque d'aptitude pour se défendre physiquement et son imbécillité contribuèrent à en faire le jouet d'un ou de plusieurs caïds: déchéance morale complète, mais protection physique garantie, certitude de manger, de voir un autre accomplir à sa place les corvées pénibles.

J'ignore s'il fut soutenu par sa famille une fois arrivé en Guyane. Il ne figure en tout cas pas sur la liste des évadés connus, donc il dut être libéré en 1931. Astreint alors  à la résidence perpétuelle en Guyane, il connut sans doute la misère épouvantable des libérés, infiniment plus malheureux que la plupart des transportés en cours de peine, ces derniers étant assurés de recevoir leur pitance quotidienne. 

Lors de mon passage aux Archives d'Aix, je tenterai d'en savoir davantage sur la vie au bagne de ce condamné "hors normes" à tous points de vue.

meurtre-au-chateau

Sources: forum "la Veuve", Presse de l'époque par Gallica, bm de Lisieux

Un roman d'Yves Jacob reprend cette dramatique affaire familiale, sous forme d'une interprétation littéraire fondée sur des éléments réels, des documents d'archives:

Meurtre au château.

benjamin borghésio

 

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27 mars 2013

Le bagne de Guyane... Un échec cinglant.

Introduction

 

geo barrington convicts arriving in botany bayLorsque l'Endeavour amena les premiers Anglais en Australie et que Botany Bay devint un lieu de déportation (lien), on était loin d'imaginer que le bagne créé dans cette terre du bout du monde serait à l'origine d'un des pays les plus riches et les plus civilisés de la planète. Et de nos jours, les familles australiennes qui peuvent se targuer d'avoir un ancêtre venu dans un convoi de bagnards font partie de l'aristocratie locale.

Pourtant, les Britanniques avaient peu d'expérience du travail forcé en matière de sanction pénale. A Londres on pendait avec une facilité déconcertante  – y compris des enfants de huit à douze ans menés à l'échafaud pour vol à la tire (ce qui n'empêchait pas la capitale anglaise d'être par excellence la ville des pickpockets : Charles  Dickens n'exagérait en rien le contexte dans lequel il plaçait ses intrigues romanesques).

botany bay debarquement

galeresEn revanche, le système de répression français était fondé depuis longtemps sur le travail forcé. Dès le seizième siècle, brigands, opposants, prisonniers de guerre, Protestants (après la révocation de l'édit de Nantes) formèrent des cohortes de galériens marqués au fer rouge, rivés à leur banc, condamnés à couler avec leur vaisseau en cas de naufrage, vivant dans leur puanteur, crevant de maladie, de faim, de soif ou sous les coups, abrutis de fatigue lors des manœuvres. Même les condamnés à temps étaient rarement libérés à la fin de leur peine tant les besoins en main d'œuvre étaient considérables. Peu importait, dans ce contexte, la validité des décisions de justice.

Les progrès de la marine à voile – qui permirent de remonter contre le vent et de diriger des embarcations plus puissantes à une vitesse soutenue – rendirent peu à peu les galères obsolètes. Leurs équipages furent alors employés à diverses tâches dans les ports : dévasement (Rochefort), entretien des bâtiments et des jetées, mise au radoub des vaisseaux de sa Majesté, etc.

bagne rochefortLe bagne de Rochefort (début du XIXe siècle)

photo42Mais ces diverses occupations étaient insuffisantes pour occuper la chiourme. Peu à peu, on prit l'habitude de fournir les "galériens" à des concessionnaires locaux au grand mécontentement de la population puisque, main d'œuvre à bon compte sans aucun droit, ils concurrençaient les travailleurs civils.

Enfin, le rendement de beaucoup de ces exclus était des plus médiocres de par leur absence de formation, parce qu'ils demeuraient enchaînés et qu'il fallait une garde substantielle pour les surveiller... ce qui n'empêchait pas la peur des révoltes.

La chiourme était de plus en plus mal supportée et les habitants des villes de bagne, qui de ce fait pâtissaient d'une épouvantable réputation, multipliaient les protestations: il devenait urgent de trouver une solution, en plus du développement des maisons d'arrêt et des prisons centrales.

 

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NapoleonIIIC'est dans ce contexte que Napoléon III organisa la déportation en outre-mer tant pour les condamnés politiques que pour les "droits communs". La Guyane fut choisie parce que son bilan démographique était, depuis l'abolition de l'esclavage en 1848, épouvantable (excès de décès par rapport aux naissances, peu d'immigration) alors qu'elle était considérée, avec raison pour l'époque, comme potentiellement riche malgré son épouvantable réputation acquise lors de la malencontreuse tentative de colonisation massive de Kourou (1763). Plus tard, devant l'échec, on choisira la Nouvelle Calédonie, considérée comme plus saine avant de revenir en Guyane, justement pour utiliser sa réputation de guillotine sèche quand la volonté d'éradiquer les éléments subversifs prit le pas sur des considérations plus humanistes.

Les intentions affichées par l'empereur étaient de concilier la "répression des fautes et des errements passés" avec "la mise en valeur de la colonie". A l'expiration de la peine, on envisageait de donner au condamné une concession de terrain et les moyens de refaire une existence ; on prévoyait même des unions, puisque des condamnées rejoindraient les hommes.

C'est l'incompétence des personnels, à commencer par les directions successives de l'administration pénitentiaire, la méconnaissance des risques sanitaires locaux dont beaucoup étaient  sans traitement au XIXe siècle d'autant plus qu'on ignorait les modes de contamination (eaux polluées, insectes), c'est la sourde hostilité de la population guyanaise (qui avait des raisons objectives et subjectives de rejeter le bagne) qui furent la cause de l'échec initial de son installation. Ratage cinglant, quand on le compare avec la réussite australienne, et même avec la situation en Nouvelle Calédonie.

FB TRANSPORTES ET SURVEILLANTS

Forçats et gardien, au début du Second Empire.

depart forçatsLa Troisième République, ne fit rien pour améliorer la situation, bien au contraire. Il ne s'agissait plus, sous Waldeck Rousseau, de chercher la rédemption du coupable ou même de mettre en valeur une colonie : on devait débarrasser la société de ses éléments troubles, les éloigner pour toujours. Le bagne ne devint plus que le dépotoir de la métropole, la Guillotine sèche, d'abord par la systématisation du "doublage" qui faisait en pratique de tout condamné un résident à vie dans la colonie, sans travail et sans ressources une fois "libre", puis par l'instauration de la relégation qui ajouta les asociaux, petits voleurs récidivistes, vagabonds, escrocs à la petite semaine, aux transportés, criminels de droit commun déjà présents.

Par le doublage, en effet, on contraignait le condamné à demeurer dans la colonie un temps au moins égal à celui de sa condamnation (le retour étant à sa charge) si celle-ci était inférieure à huit ans de travaux forcés. Au-delà, l'assignation était à vie.

Aucun espoir de rédemption, mortalité hors du commun : la Guyane tout entière avait gagné par le bagne le surnom de "guillotine sèche". Le souvenir de la terrible "expédition de Kourou" puis des déportations de la Révolution revenait : quand un fonctionnaire était muté en Guyane, il était convoqué au ministère des colonies, rue Oudinot, pour y déposer copie de son testament dans l'hypothèse où les circonstances le rendraient nécessaires - l'administration, dans sa grande mansuétude, prenant à sa charge les frais d'enregistrement. Très motivant…

albert_londresLes célèbres reportages d'Albert Londres, à partir de 1923, regroupés dans deux livres: "Au bagne" et "L'homme qui s'évada", ce dernier relatant l'épopée de l'anarchiste Dieudonné qu'il contribua à faire réhabiliter, facilitèrent la prise de conscience. Le bagne apparut pour ce qu'il était: un scandale, et l'opinion évolua. Peu à peu, des améliorations concernant le sort des détenus rendirent leurs conditions de vie moins inégales et sinon plus confortables, du moins acceptables. Car certains vivaient fort bien, au bagne, quand ils en avaient l'opportunité ; et il était rare que ce fussent les plus méritants.

 En 1937, un décret loi, à l'initiative de Gaston Monnerville, jeune député de la Guyane, supprima la transportation et la relégation sans pour autant prévoir le rapatriement des bagnards en place, qui ne s'accomplit que dans les années cinquante, grâce à une action volontariste de l'Armée du Salut.

91512-131914Longtemps, la Guyane eut honte de son passé. Le site de Saint-Laurent du Maroni manqua de disparaître : sa restauration ne commença qu'il y a quelques années.

Ce n'est guère que depuis une ou deux décennies que des Guyanais concèdent du bout des lèvres avoir un ascendant venu par le Lamartinière Peu à peu, le ressentiment entre l'ancienne colonie et sa métropole accusée de l'avoir transformée en dépotoir s'estompe, et les vestiges de cette époque noire prennent toute leur place dans le patrimoine local.

A Saint-Laurent, un monument est même dédié à la souffrance des bagnards dont beaucoup furent davantage de pauvres hères victimes d'une justice de classe que des criminels avérés (même si, bien entendu, ces derniers étaient fort bien représentés dans la masse)

5 avril 2013

Figures du bagne - Arthur Roques.

Voleur, faussaire, escroc, faux-monnayeur, Arthur Roques gagna une relative considération post mortem à travers la vaste correspondance qu'il entretint avec sa famille et qui permit à un universitaire, Claude Barousse, de commettre un essai sur le personnage récupéré bien à tort par les milieux libertaires.

Plus compréhensible est la démarche de sa descendance, partie en quête de la mémoire de cet ancêtre hors du commun.

 

880231-1082750Arthur Benjamin Roques est né de père inconnu en 1852 à Montpellier, de Marguerite Roques, sans profession, sans doute placée dans une famille bourgeoise de l'Hérault. De sa prime enfance, on ne connaît guère que ce que la tradition familiale orale transmet à ses filles, ainsi que par le contenu de certains de ses écrits datant de sa transportation.  Barousse cite un des poèmes de Roques...

"Sur un lit d'hôpital je suis venu au monde
Sans un ami et sans parents, (...).
J'ai traversé la vie sans que père et mère
Conduisent mes pas chancelants. (...)
(Je n'ai) jamais connu les baisers d'une mère."

Il fut sans doute confié à l'Assistance publique ce qui - surtout à l'époque - a de quoi marquer une personnalité. De là à justifier une de ses apostrophes à ses filles, bien plus tard, quand - ayant appris qu'elles faisaient enrager leur mère il leur écrira "qu'il regrette de ne pas les avoir mises aux enfants perdus"... De là à soutenir (lettre au Président Loubet) que "la Misère et la Faim furent mes deux nourrices"...

A maintes reprises, Roques fait référence à une aïeule dont il dira qu'une de ses filles hérita de ses traits de caractère, Grand-maman Cauvet, sans doute sa grand-mère paternelle : preuve qu'il ne fut pas totalement abandonné. Ayant selon ses dires cessé d'étudier à douze ans, on le retrouve à l'Ecole des Mousses de Sète (bâtiment : l'Hérault). Mousse puis Novice de 14 à 17 ans, il parle avec fierté de cette période. Mais sur un coup de tête, il abandonne la marine. On le retrouve en 1869... Vol à Tours, quinze jours de prison. Août 1869, escroquerie: trois mois d'emprisonnement. Entrée en guerre le 19 juillet 1870 mais en août, un mois de prison pour rebellion. En septembre, deux mois de prison pour vagabondage. Beaucoup plus tard, sa mémoire sélective lui fait écrire à propos de cette période:

CommuneFederesfusilles"J'ai vu la France envahie, ravagée, pantelante, Paris mis à feu et à sang par les obus prussiens... J'ai enduré toutes les horreurs du siège et subi, comme tout bon Français, l'humiliation de la défaite".

Engagement dans l'armée mais c'est la guerre civile. "J'ai pris une part active au second siège de Paris et j'ai assisté au massacre de quarante mille Parisiens" (écrits de 1913) Douteux, car il déserta en temps de siège. Le 28 mars 1872, arrêté, il est condamné par le conseil de guerre de Vincennes à dix ans de détention. Il prétend avoir été expédié en Nouvelle-Calédonie, mais il est à peu près certain qu'il fit son temps aux Bat's d'Af (Biribi ou Tataouine), étant mineur au moment de sa condamnation. Ce qui va en ce sens, également: les tatouages obscènes de son bras que sa fiche signalétique du bagne décrit en 1902, caractéristiques des Bat's d'Af.

Roques met ces dix ans à profit pour acquérir une culture d'autodidacte relativement solide, et c'est tout à son honneur. Il affirme avoir appris seul "les principes de la grammaire, de l'arithmétique, de la géographie et de l'histoire. Tout le reste est venu par suppléments et sans efforts apparents" (anglais, un peu d'espagnol, repères en droit, en botanique, biologie, littérature à volonté). Il ne vivra plus jamais qu'entouré de livres et se mettra à versifier avec un bonheur inégal (il ne suffit pas d'être contemporain de Rimbaud... mais dans le genre, on fait pire).

A sa libération, Roques survit comme il peut en vendant tout d'abord de la pacotille sur les marchés avant d'être repris par ses vieux démons. En 1886, il décroche un emploi de cocher à Sète, dans une entreprise de fiacres appartenant à Marie Vors, veuve et mère de deux garçons, avec qui il se marie en 1889 à l'âge de trente-sept ans, son épouse ayant cinquante-et-un ans. Sète s'équipant de tramways, la famille s'installe à Montpellier. De "voyage d'affaires" en déplacements non justifiés, le cycle judiciaire reprend: escroquerie ou vol, jugement, prison en 1892, 1893, 1894. Deux escroqueries en 1899, et Roques prend maîtresse sans aller chercher bien loin: l'heureuse élue est... la fille de son épouse. Autre affaire: pour escroquer ses victimes, Roques se fait passer à Marseille pour un commissaire de police avec son écharpe tricolore, et "perquisitionne" aidé de deux comparses. A leur départ, des valeurs importantes ont disparu. Identifié, Roques est condamné à cinq ans de prison par défaut.

arthur-roquesOpportunité est donnée de signaler que la relégation n'avait pas un caractère d'automaticité et s'apparentait à une sinistre loterie. Car des malheureux qui tirèrent incomparablement moins sur la ficelle que Roques n'y échappèrent point.

Très vite Julia, la fille de Marie, se trouve enceinte et l'enfant à naître ne semble pas perturber l'harmonie familiale. Pour éviter la prison, on se replie à Vichy. Arthur Roques devient Louis Courtin, marchand forain... couverture qui dissimule très vite des affaires louches dont la plus grave touche à la fabrication et l'émission de fausse monnaie. Roques-Courtin met en circulation des pièces de deux francs (une somme à l'époque) bien imitées. Julia devient mère d'Yvonne née en avril 1900 et d'Olga, née en juin 1901.

Roques utilise Julia pour tenter d'écouler ses fausses pièces. Mais elle s'y prend mal, veut payer une petite somme avec sa pièce qui est vérifiée... elle est démasquée. Le couple est capturé et lors de la perquisition, on découvre sept cents francs en fausses pièces. Dès cette arrestation définitive de Roques, en 1901, commence une solide correspondance dont subsistent 218 documents écrits par Roques (nous n'avons pas les réponses) d'un total de plus de 500 pages, qui permettent d'analyser le personnage.

Le procès a lieu à Saintes, en 1902. Le verdict est dicté d'avance: les jurys de l'ouest sont sévères, les récidives du prévenu sont innombrables et le crime de fausse monnaie est passible de la réclusion à perpétuité. Il écarte de facto son avocat et se lance dans un long plaidoyer qui fera impression par sa clarté (Claude Barousse le reproduit in extenso), dont le but était de prendre toute la faute sur lui. Résultat obtenu puisque Julia est acquittée.

Pour Roques, ce sera - sans surprise - les travaux forcés à perpétuité. Le pourvoi en cassation est rejeté et de sa prison, Roques organise une pétition signée par des notables, visant à obtenir une grâce partielle. La demande est accompagnée de deux appréciations officielles: le président de la Cour d'Assises estime que "les faits sont des plus audacieux et des plus graves /... "Il ne paraît pas pouvoir être classé parmi les condamnés susceptibles d'amendement" ; le procureur, lui, l'estime "capable de relèvement et susceptible de rendre des services". Finalement, la peine fut ramenée à dix ans (ce qui était considérable pour un homme déjà âgé de 50 ans, astreint ensuite à la résidence à vie en Guyane). Une nouvelle salve de demandes de réduction de peine émise par Julia, affolée à l'idée de se retrouver seule avec ses filles ne produit plus d'effet malgré une adresse en vers au Président Loubet... Roques devra faire son temps.

bagne312Dès lors, il prépare le Grand Voyage. Le 8 juillet 1902, il sollicite du Ministre de l'Intérieur le droit de joindre à son paquetage un dictionnaire Larousse, une arithmétique, une géométrie, une algèbre par P. J-C des écoles chrétiennes, un cours de langue anglaise (très complet: grammaire, vocabulaire, méthode, histoire, correspondance, etc.), un cours de langue espagnole (idem), des articles de bureau et de dessinateur (inventaire exhaustif et très détaillé), ses photos de famille. La réponse de l'administration est rapide: oui pour le Larousse et le dessin, non pour les cours de langue: pas question de faciliter les évasions.

En décembre 1902, transfert à la centrale de Thouars pour constituer un convoi pour Saint-Martin de Ré, où commence le vrai bagne. Tout contact avec l'extérieur est supprimé: pas de visites, pas de courrier des familles. Roques commence là ses innombrables courriers de réclamations, de demandes de clarification, en particulier sur la durée exacte de sa peine, qui ne lui assureront pas la bienveillance des autorités. En mai 1903, Paris fait savoir que "le condamné Roques devra être dirigé sur la Guyane et placé en troisième classe, vu ses mauvais antécédents" (la dernière, la pire: tout aménagement, réduction de peine présuppose qu'il devra être auparavant placé en seconde, puis en première classe)

Une lettre clandestine du 30 juin 1903 (à bord de La Loire de Nantes) signale de mauvais débuts. Ses multiples réclamations lui ont valu, selon ses dires, cent cinq jours de cachot, aux fers et au pain sec (en réalité, le pain sec n'était infligé qu'un jour sur deux); les lettres de sa famille ont été déchirées et il lui a été interdit d'écrire au Ministre. Selon lui, on lui aurait taillé une réputation de meneur, révolté, violent, indisipliné, insolent, anarchiste, ce qui devrait lui valoir un placement aux îles du Salut, avec "les pires bandits de la création"

Bagnards 40

A son arrivée, il est placé à Saint-Joseph où il se plaint "des chaleurs torrides", "d'une éruption de boutons et de furoncles" (sans doute due au manque d'hygiène, l'eau douce étant rare sur les îles) d'une "courbature générale". Mais il estime "qu'il ne servirait à rien de se présenter au médecin major". Il ne se plaindrait pas du travail, s'il était mieux nourri: arrivé sans argent, il ne peut compter sur la débrouille pour alimenter son ordinaire. Enfin, un poste d'auxiliiare comptable à l'île Royale lui est proposé, en raison de son âge et de son instruction. Si la tâche est facile, il lui est difficile d'améliorer l'ordinaire comme le font les garçons de ménage, les magasiniers, les ouvriers d'art qui revendent leurs objets fabriqués sur leurs temps de loisirs, etc. Son ami Placide partira incessamment pour Saint-Laurent... C'est l'opportunité d'une lettre qu'il lui confiera, destinée à "taper" la famille dans le but d'améliorer l'ordinaire et préparer l'évasion inéluctable, selon lui. Une des premières parmi les innombrables demandes de fonds adressées à son épouse et sa maîtresse qui ont ses deux filles à charge. Il dresse ainsi un inventaire à la Prévert des objets que "ses" femmes pourraient lui envoyer, susceptibles d'être revendus facilement: plumes, encre de chine, hameçons, de la bimbeloterie etc. et, dans des cavités secrètes, Julia devra aussi remettre un minimum de 100 ou 150F et si vous pouvez ajouter quelque chose, vous le ferez. Ainsi, pour le commencement de 1906, à Saint-Laurent du Maroni, entre les fonds expédiés et la revente de la camelote, il pense obtenir le capital nécessaire pour reprendre le chemin de la France. Sa vie en dépend.

Enfin, après dix-huit mois sans le moindre accroc, la moindre révolte, la moindre insulte à un surveillant, le moindre délit, le transporté Roques, matricule 32.835, part à Saint-Laurent du Maroni où le régime n'est pas plus confortable mais où les possibilités de débrouille et surtout, d'évasions sont envisageables.

Bagnards 42Mais à peine arrivé, il écrit à "ses Chères Aimées" pour leur expliquer que ce pays qui était il y a seulement deux ans l'Eldorado de la Guyane (??) où chacun pouvait, la santé aidant, faire sa petite pelote et gagner des climats plus doux (quand fut-il facile de s'évader de saint-Laurent?) est sur le point de devenir une vaste maison centrale. Il a obtenu un emploi de lithographe dont il peut s'acquitter malgré sa vue qui baisse. Pouvant aller au village, il arrangera ainsi ses affaires, avantage énorme. En revanche il supporte moins bien le climat que celui des îles qu'il honnissait de manière très exagérée: il souffre d'une courbature générale et d'une diarrhée atroce. Le hasard fait bien les choses... il se prend d'amitié pour le dénommé Osimond, lequel sera incessamment libéré (mais astreint au doublage) et qui sera l'intermédiaire naturel pour la correspondance. Un second relais sera un homme libre, employé de l'AP, Jean Redond bientôt baptisé Oncle Jean (ce qui en dit long sur le degré de corruption du milieu). Il faut dire que Jean Redond sera vite "révoqué" par Roques qui le soupçonne de détourner son courrier - ce qui n'est pas étonnant car c'est un Noir.

Succession de lettres dans lesquelles Roques s'informe et se préoccupe de la petite famille... et surtout projets d'évasion avec deux comparses qui ont le projet de traverser les Guyanes hollandaise et anglaise à pied pour rejoindre le Venezuela où on a une chance de ne pas être "rendu". Roques prend sagement prétexte de sa méconnaissance de l'anglais et du hollandais pour ne pas s'y associer : à son âge et avec sa condition physique, c'est tout simplement irréalisable.

__marie-julia-yvonne-et-olga-vors-1907-1Le 15 mars 1905, Roques utilise la possibilité donnée à tout condamné de correspondre sans contrôle une fois par an avec son avocat. Il lui envoie un mémoire de seize pages , sorte de "livre noir" concernant l'existence au bagne. Ce n'est, dit-il, que l'embryon d'un dossier tant il y a d'abus à dénoncer. Parallèlement, il passe commande à Julia: une boussole, une paire de fausses moustaches et de l'argent, bien sûr. Le tout avec un luxe de détails concernant la présentation du colis et le choix des objets qui devront transiter par Oncle Jean. Il lui faut 1.000F, il en possèdera environ 500. Aux femmes de se procurer la différence et d'envoyer la somme dans un colis confectionné à cet usage, plein d'effets personnels dont la liste est également dressée. En marge de cette correspondance, Roques écrit des lettres officielles - consultées par la censure - dans lesquelles il se donne l'image d'un homme résigné, quasiment atteint de dépression, pour détourner les soupçons. Mais par les voies détournées, il organise déjà sa réinstallation en France, soit à Nice pendant le Carnaval, soit à Paris autour de Noël.

/... De même, il conviendra de préparer les ratounelles à l'irruption de ce mystérieux papa jusque là retenu dans un "hôpital" au bout du monde : vous pouvez commencer à entretenir nos ratounelles de la prochaine arrivée de Papa et à l'aide de mes grandes photographies leur apprendre à me connaître pour que je n'aie pas la douleur de les voir me regarder comme un étranger lorsque nous nous regarderons.

guyane hollandaiseTous ces préparatifs, après maintes tergiversations, hésitations, finissent par aboutir. L'argent, la boussole, les fausses moustaches, un nécessaire de documents qui pourraient faire usage de pièces d'identité sont arrivées. Mais l'escroc est... escroqué et "Oncle jean" qui devait initier le grand départ garde les objets, réclamant 50F de plus pour tenir ses engagements après avoir confisqué les effets qu'il gardait en secret. Stupidement, Roques entreprend de traverser le Maroni quand même, en payant un passeur. Quelques centaines de mètres à pied et il tombe, avec un complice, sur le poste de police d'Albina d'où on le ramène au camp de la Transportation. Une absence de 30 heures lui fait encourir une peine de deux ans de travaux forcés supplémentaires, plus un séjour dans les très durs cachots de la réclusion cellulaire de Saint-Joseph.

Effectivement, Roques fait "treize mois de prison dans la prison" pendant lesquels sa santé s'affaiblit. Pendant ce laps de temps, il instruit le procès de l'administration pénitentiaire, bombardant le Ministre, le Gouverneur, le Directeur de courrier incendiaires et revendicatifs. Il réclame des enquêtes indépendantes, se plaint du peu de résultats de ses "informations", dénonce des détournements, des arbitraires, des stupidités, sans résultat probant évidement, le pedigree du plaignant ne parlant guère en sa faveur... comme il en convient lui même pour supplier les autorités de s'en tenir aux faits et pas à celui qui les énonce. Coincidence? Cette période correspond à une enquête demandée par le Ministre, qui demeurera sans effet mais qui lui vaudra des représailles... dont il se plaindra.

Ces correspondances sont menées en parallèle avec la correspondance familiale famille: il se préoccupe de l'éducation des ratounelles. Soufflant le chaud et le froid, tantôt il se plaint des avanies dont il est victime, tantôt il se veut rassurant quant à son sort. Enfin classé le 25 avril 1908 (à 56 ans) dans la catégorie des impotents, il est affecté au camp à eux réservés, celui des Hattes, ou les vieux Transportés élèvent des boeufs et des porcs, le 20 mai 1912: l'administration se sera vengée en lui infligeant quatre années supplémentaires sur les îles...

HATTES BOUVIERSC'est là qu'il nourrit dans une lettre datée du 14 octobre 1912 un projet d'évasion dont on ne sait s'il faut rire ou pleurer... A moins qu'il n'ait relevé de la pure mythomanie. Il s'agit, pour un impotent sans ressources, ni plus ni moins que de rejoindre par voie de terre, en traversant la Guyane, le Brésil et l'Argentine, le port de Buenos Aires... De là il ne sera pas au bout de ses peines puisqu'il faudra payer son passage pour l'Europe en travaillant et il n'y arrivera jamais. En conséquence, il faudra que bonne petite maman collecte des fonds auprès de Louis et qu'elle les garde par devers elle jusqu'à ce qu'il ait redonné signe de vie. Instruction est donnée de répondre qu'il doit être mort si on demande de ses nouvelles.

Evadé des Hattes le 4 novembre 1912, en partance pour Buenos-Aires, il est repris le lendemain à Mana, à seize kilomètres de son point de départ et réintégré le 9 au camp de Saint-Laurent. Il devait comparaître devant le TMS le 28 mai 1913, pour le motif d'évasion.

Ces six mois sont passés, comme les précédents, à la chicane. Il invoque règlement sur règlement, en général de manière spécieuse, pour refuser tout travail, y compris quand on lui demande de "ramasser des bouts de bois et des racines"

Le sous directeur de l'AP : "Roques est un vieillard d'une rare violence. Sa lettre reflète bien son caractère. Je le traduirai devant la commission disciplinaire au retour du présent document."

Le Directeur Bravard (apparemment amusé par le bonhomme et n'appéciant pas qu'un subordonné tranche à sa place): "Monsieur le sous-directeur est à côté de la question. Si le condamné Roques est impotent au point de ne pouvoir faire le travail indiqué, il y a lieu de le faire constater par un certificat médical. Suivant ce que dira le médecin, Roques sera envoyé au travail ou maintenu en case"

Le 29 janvier, le médecin tranche : "Ce condamné peut ramasser les bouts de bois et les racines pour les mettre en tas."

Le chef de centre : "Roques persiste à ne pas aller à la savane avec les préventionnaires".

DSC05877On notera que sans ces deux évasions et les sanctions disciplinaires concomittantes, Roques serait déjà libre... Il se déchaînera lors de l'audience du TMS qui le jugeait pour évasion, et la réponse de ce dernier fut suave: acquittement pour l'évasion proprement dite (cas assez fréquent: moins de vingt quatre heures d'absence, acune violence et aucun bris de matériel) mais condamnation à deux ans de prison ferme pour outrages à magistrats dans l'exercice de leurs fonctions

Aussitôt, il rejoint les cachots de Saint-Joseph où là encore il multiplie les incidents avec les gardiens (qui, force est obligé de le constater le cherchent tout autant).

ratounellesOn pourrait faire un éloge de ce comportement de Grand Révolté si... Roques n'avait pas charge de famille et n'entendait exercer la fonction paternelle! Dans ces conditions, quelle est la logique qui consiste à se maintenir éloigné des ratounelles et à se voir limité par sa conduite dans sa correspondance avec elles?

Pendant toute sa détention, Roques entend se comporter en pater familias, qui prescrit à "ses" femmes la manière d'élever les ratounelles (ou zouavettes), se faisant passer pour un papa hospitalisé très loin à qui il ne faut pas faire de peine. Il exige des comptes rendus méthodiques concernant la santé des fillettes, leurs progrès scolaires, leur moralité, leur sagesse, il récompense, réprimande, ordonne à distance. Certains conseils sont des plus suaves, venant d'un voleur, d'un escroc et d'un faux monnayeur multi récidiviste:

"Il faut leur apprendre de bonne heure à connaître la valeur de l'argent, la peine qu'on a à le gagner et, quand on le possède, la prudence qui doit présider à son emploi. Qu'elles aient chacune leur tirelire et quand elles sont sages donnez-leur une petite pièce... De temps en temps, vous leur ferez compter leur petite fortune et ce faisant vous passerez en revue ce dont elles ont un besoin pressant: robes, tabliers, bas, chaussures, etc., et vous leur parlerez de leur acheter dès qu'elles auront la somme suffisante. Le désir d'avoir du neuf les rendra économes et l'idée que c'est avec leurs économies, leurs sous, qu'elles auront aheté quelque objet les rendra fières et désireuses de conserver ce qu'on leur donnera./..."

Où est le Révolté contre la Sacro sainte Propriété, dans ce verbiage digne de la Veillée des Chaumières?

lettrePoème aux ratounelles

Roques et "ses" femmes

De la même manière, le transporté entend bien continuer de décider de tout, de la manière dont ses deux femmes vivront, où, comment elles gagneront leur vie. Elles doivent rendre des comptes, répondre à des questions précises et obtempérer à des injonctions. Mais l'évolution, insidieuse, apparaît dans les échanges épistolaires. Roques est mélodramatique avec Marie, chicaneur avec sa fille Julia, mère de ses deux enfants qui deviennent des jeunes filles à qui il devient impossible de faire avaler la fable du papa retenu dans un hôpital des colonies (très malade mais qui ne meurt jamais). Le 7 mai 1916, il réclame dans une lettre qui, comme bien d'autres est un long galimatias où se mêlent considérations faussement libertaires, méditation désabusée et soucis domestiques, d'être mieux traité en matière de courrier, sans se douter qu'un silence de trois mois était certainement le prélude à une rupture définitive.

Et effectivement, en août 1916, cette rupture est consommée entre Roques et Julia qui, dans un accès de fermeté, exige de lui qu'il s'engage à ne plus jamais la revoir. Il refuse de s'incliner, inconscient du fait qu'avec le temps, c'en était fini de son autorité.

Roques est libéré en avril 1917, mais comme tout condamné à plus de huit ans de travaux forcé, il est rivé à la Guyane jusqu'à la fin de ses jours et végète dans la misère à Cayenne. A quelques mois près, cette liberté se confond avec la perte du contact avec les deux femmes et les ratounelles. Plus de lettres de Julia, d'Yvonne et d'Olga. Certaines lettres désespérées qu'il envoie sont détruites par Julia, mais l'historien dispose d'une autre source d'information pour connaître l'épilogue. Devant la fin de non-recevoir, Roques contacte Léonie, épouse de Louis G...à qui il envoie une lettre fleuve.

Il lui demande de s'entremettre sur la base d'un nouveau pacte, fondé sur un renoncement solennel et définitif à un retour en France (qui n'aurait pu se faire que comme évadé avec le risque d'être réembarqué pour la Guyane) à la condition de recevoir des nouvelles une fois par trimestre, jusqu'à sa mort, continuant sur un ton de maître à subordonnée qui ne correspond certainement pas à sa position - ce qu'il ne semble pas réaliser.

Ensuite, Roques évoque les très difficiles conditions d'existence à Cayenne pour un forçat libéré, sans aucune chance de gagner sa vie car il est soumis à la concurrence des assignés dans la force de l'âge et d'une docilité de circonstance.

067_liberes_cayenne_balaguier la seyne- "Je ne vis pas, je ne végète pas, je meurs littéralement de faim et de consomption lente. Ma seule débrouille, c'est d'acheter, vieux ou neufs, quelques objets et de les revendre avec un petit bénéfice"

Il doit dire la vérité, car c'est effectivement la condition ordinaire du Libéré. Et encore, son existence ne lui a jamais donné un vrai métier qu'il aurait des chances d'exercer - à supposer qu'il y ait de l'embauche. Suit un appel au bon coeur de Julia. Qu'elle lui envoie non pas de l'argent mais différents articles introuvables sur place dont il dresse une liste. Il s'agit dans son esprit d'une simple avance, pour qu'il puisse démarrer avant de payer par mandat pour se réassortir. Seulement il ne résiste pas au désir de vitupérer contre sa bienfaitrice potentielle, "complice consciente et volontaire de ses actes passés" ni à la tentative d'intimidation, pour ne pas dire de chantage odieux: écrire aux filles pour détruire la réputation de leur mère, précisant que libéré, il peut mettre dix, cent porteurs de ses nouvelles à son service!

Julia n'apprécie pas, et le lui fait savoir par de "bien rudes paroles", tout en acceptant de lui envoyer quelques-unes des marchandises demandées. Dans une des dernières lettres, Roques lui suggère d'annoncer la vérité aux filles : il a été condamné pour fabrication de fausse monnaie, il a fini sa peine mais est assigné à la résidence perpétuelle dans la colonie.

Tout en continuant ses méditations philosophiques, Roques s'intéresse - bien obligé - à sa survie, 22 rue des marais, dans un sordide quartier de Cayenne. Il demande des jeux de cartes à revendre et - signe de grande misère - le 25 juin 1918, un peu de linge de corps, sans oublier quelques photos de famille. Sa dernière lettre connue, du 17 juillet 1918, est le reflet d'une âme brisée.

Roques décède à Cayenne le 28 septembre 1920, des suites d'une fracture de la rotule (?) , à 68 ans. Ses deux dernières années n'ont laissé aucune trace.

Julia, mère des ratounelles meurt en 1921 d'une hémorragie cérébrale, à 49 ans. "Pauvre mémé" lui survivra trois ans avant de s'éteindre chez son fils, à 86 ans.

41EA98MM4JLLe livre "parole de forçat" (Claude Barousse, Actes sud) est construit à partir des seules lettres de Roques, conservées par sa famille. On ne peut que faire des déductions quant aux courriers de Julia, et des ratounelles.

Le petit fils d'arthur Roques, Jacques Pons, perpétue sa mémoire...

 

 

5 avril 2013

La mise en valeur du pénitencier des Roches et des ses annexes, à Kourou.

Après un coup de sang du Ministre des colonies qui s'indignait du prix démesuré de la nourriture importée pour nourrir les bagnards et le personnel pénitentiaire (dépense énorme pour un résultat médiocre), l'A.P. dut rechercher l'autosubsistance, ce qui n'était pas dans ses habitudes (surtout que son personnel n'avait aucune connaissance en agronomie)

 

pénitencier des roches (c) MJ evrard

scierie du pénitencier des roches

Capture 1Un des seuls vestiges du bagne de Kourou : la cuisine

La lagune aux abords de la mer, face aux îles, et autour de la pointe des Roches se prêtait fort bien à la poldérisation, mais si le site de Kourou était relativement sain, il n'en était pas de même des camps annexes le long du fleuve ou de la Couy, ni de celui de Pariacabo. En 1892, un directeur énergique et compétent développa la culture des haricots et du riz (à partir de semences brésiliennes) ce qui permit, en très peu de temps, d'assurer l'autosubsistance du bagne pour quelques années, d'autant plus que l'élevage était d'un bon rendement. Ces cultures qui s'ajoutaient à celles du café et du cacao, à celle de la canne à sucre qui, distillée, permettrait de remplacer progressivement la ration de vin par du tafia, permirent de se rapprocher de l'équilibre financier… au prix de lourds sacrifices humains. On planta même de la banane et, à la surprise générale, "cela a donné les meilleurs résultats et semble avoir été fort apprécié des condamnés eux-mêmes qui, loin de protester contre ces expériences d'utilisation des fruits et légumes indigènes, paraissent goûter, au contraire, la variété qu'elles apportent dans la monotonie coutumière de leur alimentation".

 

Capture2  Guérite de factionnaire

Seulement le pénitencier de Kourou et ses annexes allaient fournir l'essentiel des malades de l'hôpital de l'île Royale. Là, le manque de moyens dévolus aux médecins – qui ne cessaient de protester contre cet état de fait - ne permettait guère que de leur assurer un peu de repos – ce qui est très insuffisant contre le paludisme ou l'ankylostomiase (cette parasitose intestinale bénigne de nos jours tuait à petit feu des malades sans accès aux remèdes contemporains, et qui n'utilisaient pas la pharmacopée locale du fait de l'ignorance du corps médical). Longtemps, le pénitencier des Roches et ses annexes furent redoutés presque à l'instar des camps de la mort de Charvein et Godebert. Mais si les pertes étaient lourdes, au moins les résultats étaient patents et avec de la persévérance, on aurait assaini la région.

optique kourou

Capture3La "tour Dreyfus", sémaphore édifié sur la pointe des Roches au moment de l'arrivée du capitaine sur l'île du Diable, qui permettait de communiquer avec les îles par signaux visuels pour renforcer la surveillance

Seulement il fallait compter avec l'influence, auprès des autorités coloniales, des grands comptoirs spécialisés dans l'importation. Donner de la viande fraiche quasiment gratuite à des condamnés, quand il était si rentable d'en importer en barriques, si mal salée qu'elle était pourrie à l'arrivée et qu'en outre, chacun pouvait prélever sa part tout au long de la chaîne ? Cela ne pouvait durer.

Quelques années plus tard, un autre directeur remit tout en question et se mit à tenter des expériences aussi farfelues que la culture de la pomme de terre sur les polders de Kourou… Les importations reprirent massivement. Il fallut attendre 1936 pour qu'une corvée de bagnards des îles soit chargée de pêcher le poisson frais qui abondait, destiné à remplacer les barils de morue importés de Terre-Neuve !

transports forçats kourouDes forçats arrivent à Kourou

Site de la ville spatiale, l'endroit est désormais sain. Mais ce fut au prix de travaux de remblayages colossaux, qui durèrent des années, et qui n'empêchent pas de devoir faire passer régulièrement la baygonneuse (sorte de camionnette qui pulvérise un insecticide dans les rues pour limiter le nombre de moustiques certains soirs, dans la ville…)

 

9 avril 2013

Le pénitencier de Cayenne.

Il ne fut construit qu'en 1863, pour héberger les corvées de transportés qui s'activaient à Cayenne.

 

958_001Débarcadère. On distingue le canot du courrier, dirigé par des forçats.

Cayenne Forcats rue du portCPForçats rue du port

Cayenne forcats au travailCPLes forçats étaient quelques dizaines employés à la centrale électrique et à la glacière (qui fonctionnait grace à une machine à vapeur faisant du froid en créant une dépression). Une dizaine nettoyaient les écuries de la gendarmerie, d'autres se chargeaient de la voirie (tâche paisible s'il en était une). Plus rude était le travail des canotiers: des cycles réguliers d'envasement empêchent les navires d'accoster, et il fallait aller chercher fret et passager à la force des avirons. Une très pénible corvée était celle des vidanges: dès deux heures du matin, les affectés tiraient une charrette qui récupérait le contenu des tinettes et pots de chambre de la ville, entourés d'une odeur épouvantable. A midi, ces hommes étaient libres d'aller et venir à condition d'être présents à l'appel du soir, de même que les assignés chez des particuliers (sauf certains, de confiance ou qui avaient des relations, et qui avaient obtenu une autorisation spéciale)

 

Hopital jean martialHôpital colonial - Un bâtiment était affecté aux forçats en cours de peine et aux Libérés.

 

863_001Corvée près de Cayenne (détenus malgaches, souvent chargés des durs travaux de terrassement)

 

Cayenne penitencier3CPParticularité de ce pénitencier... Construit par un particulier et concédé à l'AP, il fut expressément spécifié par contrat, sur exigence du propriétaire qui avait peur des fantômes, qu'aucune exécution capitale n'aurait lieu dans son enceinte. Les quelques forçats - de même que les rares condamnés à mort de la population civile - exécutés à Cayenne furent en conséquence décapités devant la prison. Ce bâtiment était en si mauvais état dans les années cinquante qu'il fut rasé (l'Institut Pasteur a été édifié à sa place ; il ne demeure plus qu'un mur d'enceinte, des vestiges du passé)

Caayenne penitencierCP

Bagnards 47Le pénitencier était proche de l'anse Buzaré

anse pénitencier

 

guyane-le-penitencier-de-cayenne

nettoyage cayenne

Bagnards 104 (2) Ces corvées tout sauf fatigantes étaient réservées aux "premières classes"
(plusieurs années de très bonne conduite, aucune dangerosité

 

guyane-caserne-de-la-gendarmerieLa gendarmerie était nettoyée par les transportés, qui extrayaient le fumier des écuries. Plus insolite, la nuit, le télégraphe du Gouvernement était tenu par un forçat qui avait tous les codes secrets à sa disposition, pour chiffrer ou déchiffrer les messages en principe confidentiels envoyés ou reçus! C'est le pénitencier de Cayenne qui fournissait également les forçats affectés au phare de l'Enfant Perdu, tâche absolument terrifiante.

 

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29 mai 2013

Bagne de Guyane - Table des matières, contenu du site.

A gauche, une case permet de souscrire à la lettre du site qui vous avisera des nouvelles parutions et mises à jour. Une fonction recherche (sur le site) vous est également proposée. La consultation de cette page (lien) vous informera en temps presque réel des nouvelles parutions. Dernière mise à jour: mercredi 22 août.  

La genèse sous le second Empire, la période "utopique" (dans les esprits)

85096148_o- Introduction - Le bagne de Guyane, un échec cinglant.

- Quid de la société guyanaise, quand le bagne fut implanté dans la colonie?

- Les premières implantations en Guyane- Les premières implantations en Guyane (suite)

- La Guyane, le bagne, vus par le capitaine de Frégate Bouyer (1)

- La Guyane, le bagne, vus par le capitaine de Frégate Bouyer (2)(en cours de rédaction)

.

85586711_p- Les catégories de bagnards : déportés, transportés, relégués. - Les Iles du Salut. - Création et développement de Saint-laurent du Maroni.  - Saint-Laurent et ses dépendances prennent de l'ampleur.(en cours de rédaction)

- Les déportés du second empire, sur l'Ile du Diable. - Les femmes au bagne.

- Une des rares réussites du bagne : l'adduction d'eau de Cayenne.

- Le phare de l'Enfant perdu.

- En 1867, la  transportation vers la Guyane est temporairement abandonnée au profit de la nouvelle Calédonie.

 

La "guillotine sèche"

__k- L'élimination sociale, nouvelle fonction du bagne. - Quelques condamnations ayant mené au bagne.

- Le bagne au début du XXème siècle - quelques statistiques.- Les conditions de vie au bagne - peut-on généraliser?

- Impressions guyanaises - Magazine "à travers le monde", 1910 - Impressions guyanaises - Magazine "à travers le monde", 1910 (fin)

- La mise en valeur du pénitencier des Roches et des ses annexes, à Kourou.

- La libération - "Le doublage"

85586081_p- Un document sur les "Vieux Blancs"  - Paul Roussenq relate la dure condition de "Libéré" dans un courrier envoyé à sa mère

- Rapport confidentiel adressé en 1934 par le commandant supérieur des îles, à sa hiérarchie.

 

Le grand voyage...

Bagnards 171- Le départ pour Saint-Laurent du Maroni (1)

- Le départ pour Saint-Laurent du Maroni (2)

- Le transport qui amena Dreyfus en Guyane, en 1895.

 

Vivre et mourir au bagne

85585967_o- La tenue du transporté- Les conditions sanitaires, le climat. - Le pénitencier de Cayenne.

- Les travaux forcés : qu'entendait-on par là?

- La ration règlementaire des forçats. - La principale ressource de la transportation, parfaitement scandaleuse.

- La circulation de l'argent dans les bagnes de Guyane. - La "débrouille", condition sinon de la survie, du moins d'une existence passable.. - Le jeu favori des bagnards : la "marseillaise" 

 - Les lépreux au bagne.

- Mourir au bagne. - La libération, le "doublage"- Les Libérés à Saint-Laurent, le cinéma (par Albert Londres)- La "libération... Terrible dilemne

- Un document sur les "Vieux Blancs" - Extraits des courriers de Paul Roussenq, relatant la dure condition de "Libéré"

S'évader?

85328792_o- S'évader (1)

- S'évader (2) la voie maritime vers l'ouest

- Des évadés repris s'entretiennent avec Albert Londres, en route vers la Guyane.

- S'évader (3) de Cayenne au Brésil - L'organisation. - S'évader (3) de Cayenne au Brésil - Le drame.

- S'évader (3) de Cayenne au Brésil - la réussite, mais à quel prix! (A) - S'évader (3) de Cayenne au Brésil - la résussite mais à quel prix! (B)

- La très drôle évasion à bord de la chaloupe à vapeur "Mélinon"

 Être puni au bagne.

85551071_o- La prison, sanction disciplinaire habituelle, prononcée en commission (prétoire) (en cours de rédaction)

- Une réflexion sur l'évolution des mentalités, concernant l'isolement en milieu carcéral.

- Juger au bagne - le Tribunal Maritime Spécial.

- La réclusion, peine prononcée par le TMS.

 - Les exécutions capitales.

- La "justice des forçats" - Tordre le cou à un serpent de mer

 Figures du bagne.

85706754_o- Le forçat Huguet et l'église d'Iracoubo. - Claudius Brivot.

- Pierre Bougrat - Edmond Duez.

- Francis Lagrange, dit "FLAG", le faussaire incorrigible.

- Paul Roussenq, le grand révolté.- Paul Roussenq (2)

- Albert Soleilland. - Bixier des Ages

- Marie Bartête.

- Eugène Dieudonné, l'Anarchiste innocent.-  - Arthur Roques, précepteur à distances.

duval_1- Clément Duval. -  Marius Jacob.

- Charles Barataud.- - Charles Hut.

- Raymond Vaudé.

- L'affaire Seznec : les circonstances qui le menèrent au bagne. - Guillaume Seznec au bagne

- Le témoignage du transporté Charles Hut, favorable à Seznec.

 - Ullmo le traitre: ce qui le mena au bagne. - Ullmo... L'expiation, la fin en Guyane. - Albert Londres croise Ullmo

Robert Ménard de Couvrigny (1) - Ménard de Couvrigny (2) : le procès, le dénouement.

- Emile Jusseau, 24 ans de bagne (1) - Emile Jusseau (2) - Emile Jusseau (3)

Le médecin Norbert Heyriès, qui servit aux îles du Salut pendant une partie de la Seconde Guerre Mondiale (1)

Le médecin Norbert Heyriès - La vie quotidienne d'un médecin consciencieux (2). Le médecin Norbert Heyriès (3).

 Le dossier "Papillon". (en cours de rédaction)

Les innombrables affabulations d'Henri Charrière, dit "Papillon", que nous décrypterons méthodiquement. 

Charles Brunier, un autre "Papillon"

Albert Londres, le "révélateur"

85586936_p- Albert Londres - La découverte de Cayenne (1923)

- Albert Londres - Son "garçon de famille" de l'Île Royale.

- Albert Londres - La route coloniale numéro zéro.

- Albert Londres croise Ullmo 

Les Libérés à Saint-Laurent, le cinéma (par Albert Londres)

.  L'affaire Dreyfus, ou le grand chambardement aux Îles.

A-Dreyfus- Le déporté Dreyfus - symbole même de la machination judiciaire qui se nourrit d'elle-même.

- Cablogramme annonçant l'arrivée du déporté Dreyfus.

- Rapport d'installation (1)    - Rapport d'installation (2)     - Rapport d'installation (3)  Rapport d'installation (4)

- Dreyfus : sa vie quotidienne aux Iles du salut (1895) - Aux Iles Du Salut, en 1896 - Aux Iles du Salut, à partir de sa mise aux fers

 

Lieux du bagne

85575275_o- La visite de l'Île Royale (1/4)    - La visite de l'Île Royale (2/4)

- La visite de l'Île Royale (3/4)     - La visite de l'Île Royale (4/4)

- L'île du Diable    

- Vestiges du pénitencier de Kourou

Souvenirs d'enfance d'une Saint-Laurentaise.

Bagnes de Guyane - Mythes et réalités.

 

aubagnBibliographie

Bibliographie (1) Des éditions originales, d'acteurs ou de témoins engagés.

29 mai 2013

Rapport d'installation du condamné Dreyfus - Les problèmes matériels (4)

Le rapport continue, curieusement avec une écriture nettement différente et un français plutôt vacillant...

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555_416_image_caom_3355_10_7_031895_027PS - 18 Mars.


Au moment de vous remettre le présent rapport, je reçois avis du Iles du Salut [sic] que les communications qui sont déjà très difficiles depuis plus d'un mois avec l'Ile du Diable, sont devenues à peu près impossibles, la mer ayant encore grossi.

 

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Le surveillant militaire Gaston Legoff a failli se perdre samedi avec deux embarcations se rendant à l'Ile du Diable, entraîné qu'il a été par le courant, et n'ayant pu doubler le goulet où la mer brisait avec violence.

le Commandant des Iles du Salut a dû réquisitionner le "Cappy" à la nuit, pour aller à la recherche des deux embarcations en danger, et que l'on avait perdues de vue.

Le surveillant Legoff qui est un vaillant marin est rentré seul une heure plus tard avec ses embarcations à l'Ile Royale où le Cappy l'avait précédé, ne l'ayant pas rencontré à cause de la profonde obscurité qui régnait à ce moment.

555_418_image_caom_3355_10_7_031895_029Le lendemain matin, dans un nouvel essai de transport, la grande chaloupe a sombré : nous n'avons pas eu, heureusement, d'accident de personnes mais l'embarcation est perdue

J'ai cherché alors à me servir de la goélette "Anna Julia" pour effectuer le transport du matériaux [sic] à l'Ile du Diable : le patron y a renoncé et ce petit bâtiment est rentré à Cayenne.

555_419_image_caom_3355_10_7_031895_030Devant l'insuccès répété de ces tentatives, j'ai prescrit au commandant supérieur des Iles du Salut d'essayer l'installation d'un va et vient entre l'abattoir de l'Ile Royale et le débarcadère de l'Ile du Diable. Peut être serons-nous plus heureux par ce moyen, car il ne faut pas songer à franchir le goulet sur un radeau qui serait emporté au premier coup de mer.

La case du surveillant n'en est pas moins mise au levage ce matin. mais comme vous le voyez, Monsieur le Gouverneur, le retard que nous éprouvons ne saurait nous être imputable ; nous luttons contre les éléments qui sont plus forts que nous. Nous n'avons d'ailleurs pas à nous préoccuper outre mesure de la situation que nous subissons ; la détention de Dreyfus à

555_420_image_caom_3355_10_7_031895_031l'Ile Royale est absolument légale - la liberté dont il peut jouir étant subordonnée à la nécessité de s'assurer de la garde de sa personne, j'ai dû, pour remplir le voeu de la loi à cet égard, le mettre en sureté à l'Ile Royale à défaut de l'Ile du Diable où la liberté qui lui serait donnée vu l'état actuel ne permettrait pas de le garder avec toute la sécurité désirable.

Si le temps ne s'améliore pas, je ne pense pas que nous puissions être prêts avant le 1er avril.

La détention de Dreyfus n'a donné lieu, jusqu'à ce jour, à l'Ile Royale, à aucun incident, ni à aucune réclamation du conddamné.

Il a remis au commandant supérieur qui me les a transmises par l'occasion d'hier quatre lettres que je vous adresse sous ce pli. Elles ont été déposées ouvertes entre les mains de ce fonctionnaire et sont destinées à :

555_421_image_caom_3355_10_7_031895_032Madame Dreyfus, femme du condamné,; 53 rue de Chateaudin à Paris;
Mr Mathieu Dreyfus, 64 rue de la Victoire, à Paris;
Mr Hadamard, 53 rue de Chateaudun, à Paris;
Madame Arthur Cahn, rue de la Rochelle, à Bar le Duc Meuse)

J'ai de plus reçu les minutes de ces mêmes lettres préparées par Dreyfus sur des bouts de papier : en travers ou sur l'écriture, et sur certaines failles, Dreyfus a dessiné des figurines d'objets et établi des formules algébriques, des calculs de géométrie, avec figures.

Si vous pensez que ces documents puissent intéresser le Département, j'en préparerai l'envoi ; dans le cas contraire, je les ferai classer au dossier du déporté Dreyfus.

********************************

Toujours cet acharnement à diriger ce qui n'est pas de ses prérogatives: la gestion des Iles du salut et toujours cette paranoïa. Q'un officier d'artillerie privé d'activité, de lectures, dont le moral est au plus bas, tente de s'occuper en faisant des exercices de géométrie sur des brouillons non destinés à être expédiés, voilà qui est suspect pour Deniel qui s'obstinera dans cette voie de la persécution, des années durant, sous prétexte de "parer à toute éventualité"

Le transbordeur dont il parle était à l'état de projet, et sera mis en service rapidement. Sans doute tenta-t-il de s'en attribuer le mérite...

25 juin 2013

Emile Jusseau, 24 ans au bagne (condamné à perpétuité) (1)

 

 

camardeAuteur de "les cloches de la camarde", Editions Chantemerle

On ne connaît du périple de Jusseau que ce qu'il a écrit… Un livre dur et sans concession que ce soit avec lui-même, avec l'institution pénitentiaire ou les gens qui la composaient, transportés comme membres du personnel de la Tentiaire.

Le livre "témoignage" de Jusseau est intéressant à plus d'un aspect. Déjà, son parcours personnel, de Saint-Laurent du Maroni aux terribles cachots de la Réclusion qu'il fréquenta trois fois (sanctionné pour des tentatives d'évasion qui échouèrent), la variété des activités qu'il exerça dans de nombreux points de la colonie donnent une idée assez générale de la vie des Transportés. Ses compétences lui ont permis d'exercer des responsabilités diverses, son récit nous informe sur le fonctionnement de l'AP (ou devrait-on dire dysfonctionnement, tant elle était sujette à critique?). Sa forte personnalité lui permit de nouer des liens variés, et il n'a pas mis sa plume dans sa poche en rédigeant ce livre qu'on ne sent pas "réécrit" comme par exemple ceux de Charles Hut ou de Raymond Vaudé, qui ont perdu de leur authenticité en gagnant sur le plan littéraire.

Jusseau ne méritait pas le bagne, et encore moins le bagne à perpétuité.


Capture3

Capture

La conclusion de son livre : "ils ont eu la graisse mais pas la peau".

Je ne suis pas loin de penser que dans le lot des Transportés sortis de l'anonymat, Jusseau fait partie, avec Dieudonné et Roussenq, de ces Transportés les plus attachants.

Son livre, "les cloches de la Camarde" paru en 1974 recèle la part d'erreurs** sur les détails et quelques exagérations (sur les dangers de la jungle guyanaise par exemple) qui renforcent paradoxalement sa crédibilité, une trop grande exactitude dans la relation des faits étant le plus souvent la preuve d'une réécriture partisane (chaque policier sait qu'un témoignage par trop exact est sujet à caution)

** A titre d'exemple, il relate l'évasion des forçats de la chaloupe à vapeur Mélinon (lien) survenue avant son arrivée et qu'on lui relata, mais il nomme le surveillant responsable "Mouton" au lieu de "Brebis" et la fait s'échouer sur le "banc des Français" quand elle atteignit la Guyane anglaise où elle fit halte faute de combustible.

Si Jusseau "balance", il le fait avec modération et ceux qu'il accuse sont peu nombreux. En retour, il n'est pas avare de compliments à propos de compagnons d'infortune comme de gardiens humains et cela renforce le poids de ses accusations dont la principale "victime" est sans nul doute le mythomane Henri Charrière, dit "Papillon" cruellement mis en cause dans le livre de Jusseau, sans que l'intéressé ou ses ayant droits aient protesté – pas fous, ils ne tenaient pas à ce qu'une prolifération de témoignages achevassent de démolir l'Idole qu'un grand nombre de lecteurs considèrent encore bien à tort comme le symbole du bagne de Guyane. Le fait que Jusseau ne ménage pas les critiques qu'il s'adresse à lui même renforce la crédibilité du récit.

Comment en arriva-t-il à cette condamnation?

Comme beaucoup de garçons remuants, pas même "mauvais", pas du tout des criminels endurcis, mais qui tombèrent sur un jury de Cours d'assises implacable qui les condamnaient à la mort civile dès leur première faute. Né en 1903, doté du certificat d'études (ce n'était pas rien à l'époque) il s'engagea tôt dans la marine marchande pour naviguer à travers le monde, avec la bénédiction de son père boulanger qui l'autorisa, encore mineur, à embarquer comme gabier sur le "Parana". Ce bateau fut torpillé en 1917 par un sous-marin allemand alors qu'il transportait des troupes en Méditerranée. Il y eut plus de 1.500 morts et Jusseau, encore gamin, survécut par miracle.  Soigné, il s'engagea après une permission en famille sur le paquebot "Manouba" (compagnie Touache) qui faisait la ligne Marseille-Alger.   

La guerre terminée, il continua sa vie de marin, tirant comme la plupart des marins des bordées plus ou moins alcoolisées dans les ports, jusqu'au jour fatal qui survint à la fin de l'année 1928 alors qu'il était matelot à bord des paquebots de la compagnie des Chargeurs Réunis qui assurait nombre de transports entre Bordeaux et l'Amérique du sud.

Une vie bascule.

Une tournée des grands ducs dans les bars à filles de Bordeaux, un excès de boisson, un pelotage de filles déjà "en mains" qui entraîna une bagarre générale… Il n'en fallut pas davantage.  Jusseau était armé d'un revolver qu'il portait pour faire le malin - il s'en servait habituellement pour faire des cartons sur les rats, innombrables dans les ports. Et quand le patron, véritable colosse indestructible et soucieux de sauver son mobilier pulvérisé dans la rixe arriva vers lui pour l'assommer avec un siphon d'eau de seltz, il prit peur et tira. Tout le monde s'enfuit, sauf le blessé et le tireur que deux policiers n'eurent aucun mal à arrêter tant il était hébété par son geste, n'opposant aucune résistance.

Les menottes passées, le marin devenu criminel en une fraction de seconde fut présenté à la justice et reçut un mandat de dépôt pour le Fort du Hâ, la prison de Bordeaux.

On passera sur les incidents qui suivirent, qui portent à rire mais qui avaient tout pour indisposer un jury composé de braves gens excédés par toute forme de désordre social  : confié à un jeune gendarme sans expérience qui l'emmenait en audition, Jusseau parvint à retirer ses menottes après s'être frotté les poignets avec un peu de savon, et tenta de s'enfuir après avoir attaché son pandore à une rampe. Échec. Plus tard, amené sur les lieux du crime pour la reconstitution, il fut enfermé dans la cave le temps que son avocat arrive sur les lieux. Fatigué de ne boire que de l'eau depuis des semaines, sachant que cela continuerait, il mit à profit son attente pour s'ennivrer consciencieusement avec les meilleurs alcools… C'est un individu ivre mort que l'on ressortit au moment de la reconstitution!

Le procès en assises devait commencer le 21 avril 1929, à 14 heures. L'avocat de Jusseau, Maître Rebeyrol,  spécialiste, des causes délicates, ne pouvait guère lui remonter le moral:

- J'espère qu'on s'en sortira avec les travaux forcés à perpétuité. (Rappelons qu'il n'ay avait pas mort d'homme et que l'accusé était primo-délinquant ; mais les jurés de Bordeaux étaient habituellement implacables)  

Dans son livre de souvenirs, Jusseau décrit fort bien, avec ses mots simples, sa peur du pire, la peine de mort, la manière dont le rituel judiciaire l'écrasait, le terrorisait. L'Avocat général argua de la présence du revolver dans la poche de l'accusé pour établir la préméditation (cette arme avec laquelle il faisait des cartons sur… les rats) quand la victime, a contrario,  fit preuve d'humanité, expliquant le contexte de la bagarre, minimisant les faits

- C'est pas de sa faute, il voulait pas, il faut le pardonner. Ah si j'avais su, si j'avais su…  (Ajoutant qu'à l'exception d'une petite cicatrice, il ne gardait aucune séquelle de sa blessure)

Puis Jusseau, assisté de son avocat, tenta de s'expliquer face à une Cour impitoyable, face à un procureur qui réclamait la peine de mort. Me Rebeyrol se lança dans une plaidoirie déchirante avant que les jurés ne délibèrent. La légitime défense presque sollicitée par la victime elle-même ne fut pas retenue si "la peine de mort nous est apparue comme une sanction, une sentence outrancière"

Verdict: les Travaux forcés à perpétuité.  

En ce temps là, les jugements de Cours d'assises n'étaient pas susceptibles d'appel et les pourvois en Cassation aboutissaient très rarement. Jusseau réalisa alors que des assassins notoires, des truands de la pire espèce, s'en tiraient souvent avec des condamnations "à temps" quand lui, délinquant de hasard, récolta le maximum.

Il existe un facteur qui me manque dans la vie : la chance. Je récolte d'emblée le maximum. Me voilà rayé du monde des vivants, ce monde que j'aime tant. On m'envoie chez les damnés. La démesure de la situation crée un sentiment de profonde angoisse, une sorte de psychose de la mort, du noir. J'ai peur de ces murs qui vont enfermer mes rêves. J'ai peur aussi de moi-même. Je ne me situe plus dans le monde. Je ne me compare plus aux autres… Un forçat n'est pas, n'est plus un homme comme les autres.

13 août 2013

Souvenirs d'enfance d'une Saint-Laurentaise.

Interview: Flore Lithaw, mémoires d'une petite fille à l'époque du Bagne - (source : 973200.com, 2004)

Personnalité incontournable de notre ville [Saint-Laurent du Maroni], Madame Flore Lithaw a récemment [en 2004] été faite Chevalier de la Légion d'Honneur, médaille décernée par le Ministre délégué au Tourisme et Maire de St-Laurent du Maroni. Petite fille du temps où Saint-Laurent était surnommée "Le Petit Paris", elle nous fait partager les souvenirs émaillés d'anecdotes tantôt dures, tantôt drôles mais toujours teintés de la nostalgie qu'elle garde de cette époque marquée par le Bagne.

Madame LITHAW Flore
            Madame LITHAW Flore

Qui êtes-vous Mme Flore ?
Je suis née le 1er février 1936 à St Laurent du Maroni, d’un père hollandais et d’une mère guyanaise.
J’ai étudié chez les sœurs franciscaines missionnaires de Marie (l’actuel collège E. Tell Eboué).
J’ai travaillé ensuite à l’hôpital puis au commerce de M. Tanon André pendant 30 ans.
C’était une entreprise très importante qui avait un magasin d’alimentation dans chaque commune de Guyane.
Deux petites goélettes (la Mana et le Charles Lucas) desservaient le fleuve pour porter la marchandise.
Puis j’ai été remerciée et j’ai travaillé dans la restauration avec ma mère.
A l’époque, il n’y avait que trois restaurants qui servaient les gamelles : celui de Mme Linguet Philomène, ma mère, et ceux de Mme Léonie Gérand et de Mme Daniel.

Quelle a été votre enfance à St Laurent ?
Mon enfance a été très heureuse, même si nous n’avions pas le luxe des enfants d’aujourd’hui.
Les jouets étaient en balata et j’avais une poupée faite par un bagnard : c’était un bijou pour moi !
Il n’y avait pas tellement de distractions mais on allait au cinéma muet une fois par semaine, le dimanche. On se contentait de ce qu’on avait.
Et puis il y avait beaucoup de marche. C’est quand j’ai été admise au CAP, à 18 ans, que j’ai reçu ma première bicyclette !
J’ai fait beaucoup de sport en associations : basket, football, volley…
Mais je n’ai jamais joué au tennis… c’était un sport de classe…
J’habitais rue Thiers, à côté de l’actuel hôtel Star, et il y avait un court de tennis sur le terrain Tanon, et je regardais jouer les autres par un trou de la barrière !
Il y avait aussi la promenade à la place des fêtes, mais dans le square, l’heure de la promenade était limitée : après 20h, il fallait tirer sa révérence, et le porte-clefs du bagne fermait.

J’ai eu une enfance heureuse car on partageait, quelque soit la classe, il n’y avait pas de division, et tout le monde était sur un même pied d’égalité. A l’école laïque, l’uniforme effaçait les différences, il n’y avait pas de barrières comme aujourd’hui.

74410-109629Avant 1949, St Laurent était une commune sans maire élu, gérée par l’Administration Pénitentiaire. Quelle différence cela faisait-il ?

Saint Laurent était le  'Petit Paris'  du temps du bagne, car la main d’œuvre était gratuite.
Aujourd’hui, grâce au Quartier Officiel et aux bâtiments de l’Administration Pénitentiaire, on garde ce souvenir bâti de mains d’hommes.
St Laurent était toujours propre !
La corvée de quinze passait chaque jour.
C’était un cortège formé d’un surveillant corse et de 15 bagnards.
Le porte-clefs était arabe ; le dernier, Tayeb, est mort l’année dernière
Il y avait l’allée centrale, allée des amandiers, l’allée de l’hôpital, allée des manguiers, et l’allée du stade, c’était celle des bambous.

Le bagne n’était pourtant pas un cadeau…
Nous avons été marqués par le bagne, mais qu’est-ce que vous voulez, ce n’est pas nous qui l’avons choisi ! La France a décidé que ce serait en Guyane et nous avons assumé…
Au moment de la fermeture du bagne, je voulais raser le mur du camp, je ne pouvais plus le voir !
Cela nous avait marqué : quand on passait les examens à Cayenne, on nous appelait « les petites popotes de Saint Laurent » ; c’était la renommée, que voulez-vous !
Toute mon enfance est marquée par le bagne, ma jeunesse et même ma vieillesse.

La société saint Laurentaine vivait du bagne. Quels étaient vos rapports avec les bagnards ?
On doit beaucoup aux bagnards.
Je puis dire que parmi tous ces gens-là, beaucoup nous ont aidés à être ce que nous sommes aujourd’hui…
Mon père hollandais ne pouvait pas m’aider à l’école ; alors papa allait chercher un de ces messieurs au camp. Il m’aidait pour les leçons et les devoirs… c’était Migot…
Nous avons une reconnaissance pour ces gens-là, surtout à St Laurent.
Il y a beaucoup de familles qui descendent de bagnards, mais ils n’osent pas en parler…
On aura toujours des descendants de bagnards à St Laurent, car les bagnards libérés se mariaient avec des hollandaises et s’installaient ici.

74410-109631C’était une société castée. Chacun devait rester à sa place?

Je vais vous raconter une anecdote amusante. C’était pendant carnaval.

'Au petit coin de Paris' (là où a brûlé la maison de M. Palmier) était un casino de luxe tenu par Mme Grenadin.
M. Vidlo, percepteur du trésor, et sa femme ma marraine, m’avaient invitée au bal.
C’était le bal des notables et on y dansait déguisé et masqué.
Vers une heure du matin, on décida d’enlever les loups et on s’aperçut que les Richelieu, les Louis XV étaient des bagnards du camp ! Toutes ces dames de la bonne société avaient valsé avec eux…
On les amena au commissariat ( là où se situe Interprix aujourd’hui) et on les mit en prison dans les cellules pour la nuit. Le lendemain matin, on les vit en colonne, un à un, traverser toute la ville ; c’était une curiosité !
C’est un bon moment passé « Au petit coin de Paris », la surprise de ces dames !

La mort était-elle très présente dans la ville ?
On n’assistait pas aux exécutions, mais on pouvait entendre le tambour et la guillotine. (1)
C’est  'Mouche à bœuf'  qui a servi le dernier la guillotine ;
A l’angle du square de la mairie et de l’église habitait un ancien du bagne, Bove, bagnard gracié car la lame n’avait pas coupé sa tête ; il est resté vivre à St Laurent. (2)
(1) Le temps fait son oeuvre et déforme la réalité des faits... Madame Lithaw n'a dû connaître que deux à trois exécutions depuis son très jeune âge alors qu'à l'entendre, c'était un événement banal. Il ne faut pas imaginer une guillotine fonctionnant au quotidien: elle est restée pendant des années sans sortir de sa réserve. Enfin, aucun témoignage ne confirme les "roulements de tambours" auxquels elle fait allusion
(2) J'ai entendu ce bobard plusieurs fois à Saint-Laurent, qui n'est attesté par aucune source historique, aucune preuve administrative et qui faisait bien rire M. Martinet. "Bove" était sans doute un libéré qui inventa cette histoire pour se faire payer des coups de tafia...
Quel genre d’hommes étaient ces bagnards ?
Parmi eux, il y avait ceux qui avaient fauté et ceux qui étaient innocents.
On s’entendait bien avec eux. Ceux que mon père prenait pour l’élevage du bétail mangeaient ce que nous mangions.
On les respectait, et j’ai connu Papillon, Badin, Gracia…
A l’hôpital, il y avait des infirmiers et des garçons de salle, des gens qualifiés comme M. Jeuniot au laboratoire.
Je me souviens aussi de M. Lagrange : qu’est-ce qu’il a fait comme faux billets !
Je le revois encore : il habitait dans le coin de la rue Thiers.
Il exposait ses tableaux, et quand on passait pour aller à l’école, il faisait notre portrait.
C’était un monsieur numéro un !
Lui nous a dit spontanément qu’il était faussaire.
Il y avait toutes sortes de bagnards :
Des bagnards de classe, infirmiers, secrétaires et ceux qu’on employait comme main d’œuvre pour les plantations, ou vendeurs chez Tanon pour rouler les barriques.
Les bagnards moins qualifiés venaient le matin offrir leurs services. Par exemple, ils remplissaient les baquets d’eau, balayaient, nettoyaient la cour.
Mon regret, c’est que nous n’avons pas cherché à apprendre cet artisanat : tableau de papillons, vannerie, peinture…on regardait faire.
On était des petites reines, des petits rois, on nous servait à domicile…

74410-109633Comment les bagnards entraient-ils au service de la population ?

Pour employer un bagnard, il fallait faire une demande au bagne. Il y avait le porte-clefs devant la porte et un surveillant à l’entrée, au niveau de l’actuelle bibliothèque.
On devait donner nom, adresse et on allait chercher et ramener le bagnard.
Parfois ils dormaient sur place ; c’était ceux qui restaient pour les travaux.
Mais vous répondiez d’eux !
Car parfois les bagnards s’évadaient par le Surinam, la forêt ou le fleuve en radeau.
Puis ils se perdaient dans la brousse, et quand on les retrouvait, on les enterrait dans la fosse commune, à cinq ou six dans un même trou.

Ils servaient aussi de domestiques ?
Oui. Pour les garçons de famille, il fallait signer une décharge.
Le garçon de famille faisait le ménage, la lessive et le potager. Il dormait dans la maison des maîtres.
Mais il pouvait être malhonnête avec les dames…si vous lui donniez la porte d’entrée…

74410-109634St-Laurent ce n’était pas que le bagne. A quoi ressemblait la commune ?

La ville de St Laurent n’était pas aussi étendue qu’aujourd’hui : elle allait de l’église à la rue Thiers, avec le quartier officiel derrière l’église.
Ici où vous êtes (chez Mme Flore), les buffles se lavaient !
Et il n’y avait que deux ou trois maisons, et ça vous regardait si vous veniez ici…
D’anciens bagnards avaient un lopin de terre mais le taffia provoquait souvent des règlements de compte…
Le port de commerce était là où se trouve l’office du tourisme actuellement.
Le quai de l’Administration Pénitentiaire se situait lui devant la demeure du sous-préfet.
Les quartiers de St Maurice et de St Jean servaient à l’élevage et à la culture.
Le quartier de Charbonnière doit son nom à un créole qui y vendait son charbon ; il y avait aussi l’usine de bois de M. Thibaut, un européen.
Il n’y avait que deux familles à Paddock et on allait à Balaté en canot.
On a bien vécu à St Laurent et il y avait toutes les races : arabes, sénégalais, martiniquais, guadeloupéens, réunionnais, malgaches, chinois, annamites et les blancs.
Il fallait faire avec tout ce monde…
Plus tard les bushi-nenges se sont installés au bord du fleuve, derrière l’hôpital ; puis la mairie les a relogés à la Charbonnière..
St Laurent était prospère et nous n’avions rien à envier à Cayenne !
Ils y avait de nombreux commerces : Long, Barcarel,, Grenadin, Gougis où l’on payait en or ! Les entreprises Tanon, l’usine de tafia et de cire à Portal, la rhumerie de M. Symphorien.
Et puis les annamites, pêcheurs du village chinois aux maisons sur pilotis, et la scierie de St Jean.
Le bagne de St Laurent est aujourd’hui un lieu de mémoire. Quel souvenir doit-on en garder ?
On a été marqué par le bagne, je suis d’accord, mais on doit respecter tout ce qui est resté.
Cela était fait de mains d’hommes.
Le bagne a fermé ses portes en 1946.
L’Etat aurait alors du faire un choix : céder le camp à la commune ou autre, mais pas le laisser en friche !
En 1983, la commune a racheté le camp à un privé, M. Tanon, qui en avait fait son dépôt de marchandises : fûts d’essence et quincaillerie.
La commune a enlevé plus de 400 camions d’ordures !
Avec l’aide de l’armée et de M. Toubon, Ministre de la Culture à l’époque, nous avons réhabilité le camp de la Transportation.
Heureusement que le maire ne m’a pas écoutée et n’a pas rasé le mur !

74410-109636La fermeture du camp, en 1946, a été un changement radical pour St Laurent…

Oui, je me souviens que les deux derniers surveillants étaient M. Jawel et M. Martinet.
Lui est rentré à la sous-préfecture comme chef d’atelier, et il est mort à St Laurent.
Des bagnards sont repartis sur la métropole, Paramaribo ou les communes.
Ceux qui restaient traînaient dans les caniveaux, buvaient, et dormaient sur les trottoirs.
Ils avaient parfois un job : la brouette.
Ces bagnards libérés étaient sans ressources et avaient peu d’argent. Ils étaient pris en charge par l’Armée du salut.
Et il y avait le problème du logement ; le camp était encore ouvert, alors, même libres, ils retournaient y dormir !

Qu’est alors devenu cet immense espace ?
Il y a eu les réfugiés de Sainte Lucie : ces gens ont habité le camp ; mais ils n’ont rien nettoyé pendant 10 ou 15 ans !
La cuisine, la boulangerie étaient mal entretenues : entretenez-les, donnez un coup de peinture, nettoyez la cour…
Ils ont trouvé le camp propre ; au bagne ils ne payaient pas de loyer, de lumière, ni l’eau courante… alors un peu d’entretien !
Le verger du camp était planté en papayers, fruits à pain, patates douces, avocats …
C’était entre la fermeture du bagne et la vente à M.Tanon.
Devenu propriétaire et pour ne pas avoir de problème, il leur laissa le temps de partir et ne leur fit pas payer de loyer.
Des enfants sont même nés dans le camp !

Aujourd’hui, le camp est petit à petit restauré, et le souvenir du bagne toujours présent…
Oui. Par exemple, les frères Moreau étaient au bagne avec leur père, arrêtés pour complicité avec l’ennemi. Ils ont été ensuite innocentés, mais ils ont donné 25 ans inutilement ici, et leur père est mort à St Laurent.
Eh bien les frères Moreau sont retournés à St Laurent à 80 et 70 ans pour retrouver la trace du père ; et encore aujourd’hui beaucoup de personnes viennent ici chercher leur aïeul."

Le bagne, c’était vraiment l’enfer…
C’était très difficile pour eux. Pourtant, au temps de l’Administration Pénitentiaire, Saint- Laurent du Maroni était un paradis !
 
Mardi 14 Septembre 2004
Propos recueillis par C. Mistral
 
12 avril 2013

La visite de l'île Royale (3/4)

 

Seconde partie (lien)

 

071011IMG_0666En remontant sur le plateau...

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071011IMG_0668Vue sur l'île du Diable

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071011IMG_0674Bâtiments de gestion, ateliers, etc.

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071011IMG_0677Entrepots, magasin.

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071011IMG_0689L'ensemble de l'île est ainsi consolidée, remblayée. Mais la végétation faisait cruellement défaut sur les contreforts, par mesure de sécurité.

071011IMG_0690Le grand balcon de la maison du Directeur

071011IMG_0683La coopérative et le mess (actuellement, auberge). Au premier étage, les chambres des gardiens célibataires

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071011IMG_0696La lampisterie, dont Seznec fut longtemps responsable (poste tranquille s'il en est: il semble que certains membres du personnel avait des doutes sur sa culpabilité, et il bénéficia à coup sûr de la solidarité bretonne (nombre de gardiens étaient originaires de cette région). Toutefois il était astreint à dormir en case collective: dans le passé, il avait commis une tentative d'évasion.

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071011IMG_0699Officiellement, Seznec est toujours coupable d'assassinat. La justice n'a pas décidé la révision de son procès.

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071011IMG_0701Une enceinte grillagée limitait l'aire de résidence du personnel interdite aux bagnards, sauf nécessité de service (garçons de famille, ouvriers d'entretien, etc. étaient autorisés à la franchir à des heures déterminées)

071011IMG_0705Qui croirait que ce coin apparemment paradisiaque fut un enfer... Et de nos jours demeure un purgatoire fort pénible?

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071011IMG_0692De 300 à 500 transportés à "occuper". Quand on était fatigué de faire "paver carré", on utilisait les galets. Puis on revenait à l'ancien système. Faire et défaire, c'est toujours faire mais quel était l'intérêt pour la collectivité? Fallait-il vraiment déplacer des condamnés sur 8.000 kilomètres pour les parquer sur 24 hectares, à des tâches aussi inutiles?

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071011IMG_0706Les cases des surveillants en famille (chaque demeure hébergeait deux couples, parfois avec enfants) et était équipée d'une citerne branchée sur le toit, et récupérant les eaux de pluies. De nos jours, des chambres de l'auberge sont installées dans ces logements... ce sont - et de loin ! - les plus agréables avec leur ventilation naturelle (les bungalows neufs qui ont vue sur l'océan sont surchauffés)

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071011IMG_0707La carrière dont furent extraits tous les moellons. Elle a été ensuite utilisée comme citerne d'eau douce (l'eau a toujours manqué sur les îles, surtout en saison sèche). Une corvée de bagnards partie de cette réserve remplissait tout d'abord les citernes de l'hôpital, des habitations de gardiens puis, s'il en restait, les "auges" devant les cases collectives des détenus. Les jacinthes d'eau colonisent la surface de la réserve et n'empêchent pas, si on a de la chance, d'apercevoir un minuscule caïman qui a élu domicile ici.

071011IMG_0709Constante de l'architecture carcérale en Guyane: l'emploi de la brique, sous cette forme. Les murs laissent ainsi passer les alizés, ce qui permet de profiter des vents rafraîchissants. Ces briques ont été importées du continent, le bagne ayant compté jusqu'à 12 briquetteries dont chacune avait son symbole.

A suivre : la visite de l'île Royale (4/4) (lien)

 

9 avril 2013

Figures du bagne - Paul Roussenq, le grand Révolté (1885 - 1949)

Roussenq, grand révolté devenu "théoricien de l'Anarchie" (mais contrairement à d'autres il avait payé suffisamment cher ses galons en la matière) est sans doute une des figures les plus attachantes du bagne. Peu nombreux sont les individus qu'une machine judiciaire aveugle broya avec un tel acharnement.

Le "matricule 37.664"

 

Roussenq_PaulFils unique de Henri Roussenq, journalier agricole dans les vignes de saint-Gilles du Gard et de Madeleine Pélouzet, brillant élève malgré un milieu peu stimulant, il supporte mal l'autorité de son père. Des sources non attestées par l'intéressé affirment que dès quatorze ans, il fut séduit par les idées libertaires, dont il eut connaissance par la presse.  Seulement il est douteux qu'un adolescent provincial ait eu l'opportunité, comme cela fut énoncé lors de reconstructions diverses du personnage, de connaître les écrits de penseurs et militants tels que Fernand Pelloutier ou Émile Pouget qui pronaient le retour aux sources d'un mouvement ouvrier qui cadrait avec la doctrine de Bakounine, le développement des syndicats, des bourses du travail.

Selon ces mêmes sources qui refont l'histoire a posteriori, Le Libertaire, Le Père Peinard et Les Temps Nouveaux, journaux anarchistes de l'époque constituent le fond des lectures du jeune Roussenq qui les aurait lus avec attention dès l'âge de 14 ans, tout comme il aurait dévoré les dix neuf volumes de la fameuse Géographie universelle du libertaire Élisée Reclus. Nos anarchistes extrapolent en supposant que c'est sans doute la lecture de cette œuvre imposante qui l'incitera à quitter ses parents à 16 ans pour partir à l'aventure. (il ne les reverra jamais vivants). Le 6 septembre 1901, il est condamné par le tribunal d'Aix en Provence à six mois de prison avec sursis pour vagabondage, première condamnation suivie par d'autres pour vol, vagabondage et infraction à la police des chemins de fer. Au cours de l'un de ces procès, jugé alors qu'il est encore mineur, un incident déplorable provoqué par un caractère emporté enclenche la terrifiante machine à broyer. 

Encore une fois jugé pour vagabondage - délit fort mal vu à l'époque - il est à Chambéry sur le banc des accusé le 5 mars 1903, pour en répondre, en appel d'une condamnation à trois mois ferme pour ce motif.  En fin de plaidoirie, l'avocat général demande la confirmation de l'incarcération de ce jeune homme qui vient tout juste de dépasser l'âge de 18 ans (la majorité pénale). Dans une crise de rage incontrôlée, Roussenq se lève et jette un crouton de pain dur à la face du procureur qui, après l'avoir sérieusement tancé, se montre conciliant, à plusieurs reprises. Que l'accusé présente ses excuses, et la Cour ne manquera pas d'en tenir compte... Mais Roussenq n'en a cure. La sentence tombe : cinq ans de prison ferme qui seront accomplis dans une des pires Centrales de France: Clairvaux, dans l'Aube, dont il ne sort que pour rejoindre son affectation,sous le matricule 6.470, au 5ème bataillon d'Afrique, le 14 octobre 1907.

Le 5ème bataillon d'Afrique fait partie des tristement célèbres Bats'd'Af où sont systématiquement affectés les jeunes repris de justice et les gamins sortis de "maisons de correction". Ces camps militaires abritent des compagnies disciplinaires réservées aux supposées fortes têtes, aux indésirables de la "grande muette". La bêtise des officiers de ces camps africains, leur cruauté qui faisait subir mille maux aux malheureux tombant sous leurs griffes, les cas de torture seront fréquemment dénoncés en France, par Georges Darien, antimilitariste convaincu, qui sera l'un des premiers à parler de l'horreur des Bats'd'Af dans son brillant roman Biribi, le coup de grâce étant porté par Albert Londres qui consacrera à ces bagnes militaires un de ses plus terribles réquisitoires.

 À Biribi c'est là qu'on crève de soif et d'faim,
 C'est là qu'y faut marner sans trêve jusqu'à la fin !
 Le soir, on pense à la famille, sous le gourbi...
 On pleure encore quand on roupille à Biribi...

 

(Aristide Bruant)

Dans ce cadre, l'entêtement de Roussenq ne pouvait qu'aboutir au drame. Une vive altercation avec un galonné lui vaudront un premier séjour au cachot. C'est là qu'il commet un geste de révolte qui le mène à la catastrophe. Pendant son treillis aux barreaux, il y met le feu. Mais il n'avait pas prévu qu'il passerait, peu après, en conseil de guerre de la division d'occupation de Tunisie pour répondre des chefs d'accusation suivants (sources: le  dossier militaire de Roussenq) :
 1) Tentative d'incendie volontaire d'un bâtiment à l'usage de l'armée ;
 2) Voies de fait envers un supérieur pendant le service ;
 3) Outrages envers un supérieur pendant le service ;
 4) Destruction volontaire d'effets ;
 5) Refus d'obéissance.
Le rapport de l'administration qui rappelle les motifs d'inculpation portés à l'encontre de Roussenq est instruit uniquement à charge : Tentative d'incendie volontaire d'un bâtiment à l'usage de l'armée, laquelle tentative manifestée par un commencement d'exécution n'ayant manqué son effet que par suite de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur. Comment, à partir de l'incendie d'un simple treillis, peut-on mettre le feu à une cellule en pierre totalement vide de meubles?

laloireLe verdict tombe et par 5 voix contre 2, l'accusé est reconnu coupable accompagné d'une peine terrible et démesurée. Dégradation militaire (ce dont l'accusé ne devait pas être peiné...), 15 ans d'interdiction de séjour et surtout 20 ans de travaux forcés. Roussenq est effondré. Transit à Maison Carrée près d'Alger et, le 30 décembre 1908, Roussenq embarque à bord de La Loire dans un convoi de forçats pour s'acheminer vers la Guyane où il accoste le 14 janvier 1908.

Et c'est là que commence, à son corps défendant, la légende de l'Inco (incorrigible)

On retrouve la trace de Roussenq au cours de son séjour en Guyane dans de nombreux ouvrages consacrés au sujet, preuve qu'il a marqué le lieu et l'époque. Au total, Roussenq aura cumulé  3.779 jours de cachot (plus de dix ans) et encore, sans la décision du Gouverneur Chanel saisi d'un coup de coeur, qui lèvera de manière unilatérale les punitions en cours et n'aura pas à le regretter, ce record absolu aurait été bien plus lourd. Quelques motifs de condamnations:

• A excité ses camarades à l'hilarité par son bavardage continuel pendant la sieste - 30 jours de cachot.
 • Lacération complète de ses effets d'habillement  - 30 jours de cachot.
 • N'a pas cessé pendant la sieste d'appeler les autres punis pour les obliger à parler avec lui - 30 jours de cachot.
 • S'est catégoriquement refusé à se laisser mettre aux fers - 30 jours de cachot.
 • A accusé un surveillant de lui avoir volé 2 francs - 30 jours de cachot.
 • A grimpé jusqu'au sommet des barreaux de sa cellule et a déclaré qu'il en  redescendrait quand il lui plairait - 30 jours de cachot.

Sa soif de défi de l'autorité pénitentiaire était associée à une force de conservation inouïe, qui lui permit de rester en vie là où d'autres infiniment moins brimés y laissèrent leur peau. On notera que Roussenq, révolté, ne commit pourtant aucun acte de violence physique.  

 

Sans titre-1Cachots de Saint-Joseph : ils étaient grillés sur le dessus, surmontés d'un chemin de ronde et une toiture de tôle les maintenait dans l'obscurité

 

reclusion croquisEn 1910, les cachots de Saint-Joseph étaient des pièces de 13 à 17 m3. Dans la moitié de ces derniers, il régnait constamment une totale obscurité, les autres étant dans la pénmbre: on pratiquait la rotation des détenus pour éviter qu'ils  devinssent aveugle. Les fers étaient placés aux chevilles tous les soirs et le prisonnier ne touchait sa ration normale de nourriture qu'un jour sur trois, les autres repas étaient composés de pain sec et d'eau. Le silence total était la règle. Dans ses souvenirs, Roussenq eut l'opportunité d'expliquer que ce furent d'infimes gestes d'humanité - un gardien laissant tomber sa cigarette allumée comme par distraction dans sa cellule, par exemple - qui l'empêchèrent de totalement sombrer.

Roussenq, comme d'autres, frôla la folie, en arrivant (on l'a vu ci-dessus) à  provoquer la punition par les moyens les plus insensés.

Aussitôt achevées ses punitions et sorti du cachot, il retrouvait ses compagnons d'infortune et les dures lois de cette communauté pour le moins hétéroclite pour laquelle il n'a guère d'estime.  On y trouve bien sûr des criminels de sang (1/4 des effectifs environ), mais aussi des escrocs, des voleurs à la tire, des réfractaires à la discipline militaire, etc.

Les cases collectives des bagnards, peu contrôlées par les agents de l'AP dès que les portes étaient fermées, se formaient parfois en fonction des affinités entre leurs occupants. Certaines étaient réputées pour servir de salles de jeux ou de bordels avec des malheureux qui, de gré ou de force, se prêtaient aux "amusements" des plus forts... Ceci étant, Roussenq dira souvent que les bagnards étaient capables du pire comme du meilleur.

Comme ses congénères, il  devait se méfier de tout et de tous : voleurs, caïds, mouchards, gardiens... ce qui explique peut être, paradoxalement, pourquoi il multipliait les peines de cachot où au moins il était hors de toute promiscuité (le document suivant, qui relate la visite d'Albert Londres à Roussenq légitime cette thèse). Roussenq se replia sur lui même. Son goût prononcé (et jamais démenti) pour l'écriture et la lecture se confirma et lui furent sûrement d'un grand secours pour exploiter les failles d'un règlement jamais observé, dans des lettres abondantes, envoyées à l'administration, tenue par le règlement de répondre. Ces dénonciations reposaient sur l'ensemble des lois, règlements et décrets régissant la vie du bagne et qu'il avait méticuleusement appris. À tel point qu'un des commandants du bagne, Jarry, aurait déclaré :  "Si j'en avais deux comme Roussenq dans le pénitencier, je démissionnerais".
 Heureusement, il avait la plume plus tendre lorsqu'il écrivait à sa mère, à Saint-Gilles. Ou lorsqu'il écrivait avec mélancolie, des vers pleins de solitude :

Le temps, l'inutilité de son combat qu'il entendait mener tant en son nom qu'en celui de ses codétenus qui ne lui en savaient guère gré, l'usure psychologique et physique (le médecin l'avait catalogué "atteint de cachexie") eurent raison de l'Inco.

À preuve, l'extrait d'une lettre adressée au commandant de la place, Masse, datée du 8 juin 1923 :

« [...] C'est pourquoi, dans ma détresse, je me tourne vers vous. Je ne puis plus avaler mon pain, les jours de pain sec. J'ai 1m75 et je pèse 50 kilos. La misère physiologique se lit à travers mon corps. J'espère, malgré tout, arriver à subir les 150 jours de cachot qu'il me reste ».

 Le gouverneur Chanel s'intéressa au personnage. Premier officiel qui le vit autrement que comme une forte tête à abattre, qui lui témoigna de la considération malgré des débuts... difficiles, on dira pour demeurer dans la litote.

"J'avais voulu voir Roussenq, et dès mon arrivée en Guyane: sa mère m'avait écrit longuement ''il n'est pas mauvais, Monsieur, on l'a entraîné...

- Ah! Ces phrases, toujours les mêmes, que tracent, en pleurant, les mères des mauvais garçons: 'C'est mon petit, Gouverneur, et je l'avais bien élevé pourtant...'

Et l'une des premières lettres que j'ouvais en débarquant en Guyane, de ces lettres cachetées, adressées au chef de la colonie et qui sont un des rares privilèges des forçats, l'une des premières lettres m'était envoyée par Roussenq : quatre pages d'insultes, de cris de haine. "Vous serez comme tous les autres, un vampire, un assassin, un lâche, je n'ai pas peur de vous et je vous emmerde". Le dossier! Effroyable : prison, cachot, camp des incorrigibles, toute la gamme des peines. mais tout cela pour rien, pour le plaisir, dirai-je, pour avoir protesté, insulté, menacé. "Roussenq est un hystérique du cachot", écrivait un commandant de pénitencier. "Il recherche les punitions".

- Bref, un révolté.

Nous sommes dans le grand couloir de la maison de force de l'île Saint-Joseph: c'est ma première inspection des îles du Salut. Une à une les portes de fer se sont ouvertes : les hommes au cachot noir sont sortis à l'appel du surveillant.

Parmi ces misérables, hébétés, abrutis, au masque violent ou de fausseté, Roussenq fait une tache, une tache claire. :  " c'est le gars du midi, brun, sec, nerveux ". Figure intelligente où les yeux ardents, maintenant embués de larmes, me jetaient tout à l'heure comme un défi.

- Réfléchis, je te verrai plus longuement ce soir. Tu as devant toi des centaines de jours de cachot. Tu es considéré comme un incorrigible. Je ne te connais encore que par ton dossier et par tes lettres, mais tu es bien l'homme que je pressentais. Ecoute-moi, tu iras au travail dès demain, je lève les punitions, tu cesseras d'être un inutile... et si tu te conduis bien, tu vas me le promettre car tu peux, tu dois le faire, je te ferai grâcier : tu reverras ta Provence et ta maman"

Un an de ce régime, après qu'enfin un membre de l'Autorité se soit montré humain envers Roussenq, et il n'encourut aucune punition. Quand, en 1927, le Gouverneur Chanel (qui a mauvaise réputation en Guyane, bien à tort) revint en france, il demanda une réduction de peine au chef de l'Etat et ne ménagea pas ses efforts pour l'obtenir. En 1929, Roussenq était classé 4e 1e, c'est à dire Libéré avec obligation de rester en Guyane. Il s'installa à Saint-laurent du Maroni et survécut, incapable de travailler tant il était épuisé, grâce à quelques secours venus de France et à l'amitié d'un condamné, planton à l'hôpital, nommé Burkowsky. Ce dernier fut découvert assassiné en juin 1930, égorgé d'un coup de sabre d'abattis. Sans le moindre indice tangible, Roussenq fut accusé de cet assassinat qu'il aurait commis avec un autre libéré pour voler les 1.400 francs que Burkowsky avait accumulés en prévision d'une évasion possible. Mais Roussenq était devenu un grand malade, qu'il fallut hospitaliser pour soigner son béri-béri. La "tentiaire" avait sans doute été heureuse de remettre la main sur lui, son "protecteur" ayant quitté la Guyane, mais il fut innocenté par le Tribunal Maritime Spécial qui stigmatisa, dans des attendus très lourds, la légèreté de l'accusation.

Après l'appel de sa mère au Président Doumergue, en 1924 (sans succès), la revue Détective avait attiré l'attention sur le bagnard en 1929, qui bénéficiait toujours du soutien de l'ancien gouverneur de la Guyane, Jean-Charles Chanel. Le Secours Rouge International et la fédération du Gard du parti communiste français pétitionnaient également avec régularité (il n'est pas certain que ces deux soutiens, dans le contexte de l'époque, aient aidé Roussenq).

Ce n'est qu'en 1933 que Roussenq put retrouver Saint-Gilles, sa ville natale où il est accueilli par de nombreux amis... Mais sa mère était morte depuis deux ans. Il participa ensuite à des conférences organisées par le Secours Rouge International et fit partie d'une délégation envoyée en URSS où il séjourne pendant trois mois. Le compte rendu très critique qu'il rédige à l'occasion de ce voyage entraîne sa rupture avec les organisation du PCF.

Il s'installa en 1934 à Aimargues, participant aux travaux du groupe libertaire, devenant gérant du journal anarchiste Terre Libre édité à Nîmes avant de reprendre la route, travaillant à l'occasion comme colporteur. Considéré comme suspect par le gouvernement de Vichy, il fut interné pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment à Sisteron. Usé par les maladies contractées au cours de ses années de bagne, il se suicida à Bayonne le 3 août 1949 à l'âge de 64 ans, sans donner la moindre explication. Les dernières années de sa vie furent consacrées, quand ses forces le lui permettaient, à animer des conférence et à dénoncer les aspects les plus épouvantables de la condition pénitentiaire.

Lors de sa brève entrevue avec Albert Londres, à l'île Saint-Joseph, Roussenq prononça la phrase sans doute la plus terrible qu'on ait dite sur le bagne:

"Je ne puis croire que j'ai été un petit enfant..."

Son livre de souvenirs est sans doute le plus sobre et par là-même le plus terrible écrit par un ancien forçat.

 

A compléter, à relire, à sourcer.

 

12 avril 2013

La visite de l'ïle Royale (2/4)

La première partie (lien)

 

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DSC_3993Depuis l'abandon du site dans les années quarante, la végétation reprend ses droits avec la luxuriance habituelle sous ces contrées. Une colonie de vacances fonctionna sur l'île Royale pendant quelques années, puis le Centre Spatial prit possession des lieux pour y installer quelques instruments de mesure. Il contribua largement à la restauration du site, concédant une auberge ouverte à tous. Pendant les tirs d'Ariane, les îles sont évacuées: les lanceurs passent à la verticale du site, et encore à très basse altitude.

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071011IMG_0649Chemin de ronde (en se dirigeant vers l'île du Diable)

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071011IMG_0652Il est difficile d'imaginer que sur une bande large de cinquante mètres, aucune végétation n'était tolérée, pour prévenir tout risque d'évasion.

071011IMG_0654Le pavement a disparu, les racines font leur oeuvre...

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Même un jour pareil, pratiquement sans houle, on comprend à quel point il serait difficile de mettre un canot de fortune à l'eau.

071011IMG_0658Ce bloc monumental, aujourd'hui déscellé (on distingue encore la trace d'un piton était un élément de belvédère, permettant, d'un seul point, de contrôler 300 mètres de rivage.

071011IMG_0659S'il n'y a jamais de cyclone en Guyane, le vent souffle parfois assez fort au large pour créer ces curieux effets d'alignement. Ce sont les oiseaux venus du continent qui apportèrent la plupart des graines mal digérées dans leurs fientes, permettant ainsi la recolonisation végétale en quelques décennies.

071011IMG_0660Rocs, ressac, courants... La mise à l'eau serait quasiment impossible: les vagues ramèneraient implacablement l'imprudent sur le rivage.

071011IMG_0661(ce jour là, l'océan était excessivement calme. Parfois, les brisants frôlent le chemin de ronde)

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071011IMG_0657Fourmis et termites ont toujours été signalées sur les îles. Compte tenu du manque d'hygiène, elles constituaient une source de tourments indescriptibles pour les transportés et, dans une moindre mesure, pour les gardiens et leur famille

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imagesLa piscine des forçats. Loin d'être l'élément principal d'un lieu de villégiature, cette "piscine" qui fut bâtie à grand peine (de nombreux bagnards eurent des membres écrasés par un rocher pendant sa construction) avait été instamment demandée par les médecins. L'eau douce manquait de façon dramatique sur l'île et de ce fait l'hygiène des prisonniers était déplorable. En outre des "bains de mer" sous le soleil permettaient de lutter avec succès contre de nombreuses carences par avitaminoses. Cet enclos - vide à marée basse - permettait aux bagnards de ne pas être blessés par la houle et les protégeait des requins nombreux dans les parages: non pas comme la légende l'affirme parce qu'ils étaient attirés par le corps des morts immergés sous la Lune (on ne mourait quand même pas chaque jour aux îles) mais tout simplement à cause de l'abattoir: le sang et les viscères des animaux abattus quotidiennement excitait les squales. Enfin, à l'époque peu nombreux étaient les hommes qui savaient nager... un enclos peu profond, protégé des courants et de la houle était donc indispensable.

Suite de la visite (lien)

 

3 mai 2013

Figure du bagne - Marie Bartête, reléguée, matricule 107

 

Marie Bartête était une de ces bagnardes qu'Albert Londres rencontra lors de son entretien avec soeur Florence. Si le grand reporter resta discret sur leur identité, il n'en fut pas de même de certains journalistes qui firent le voyage et qui donnèrent de plus amples détails.

BAGNARDE, INSIGNES MARINE ANTHROPOMETRIEMarie Bartête

Née en 1863 dans les Basses Pyrénées (terminologie de l'époque), Marie Bartête, abandonnée par sa mère dès sa naissance, orpheline à neuf ans, placée dans diverses familles dès l'âge de treize ans, mariée à quinze ans, veuve à vingt ans, elle n'intéressa jamais ses oncles, tantes ou frères, tous cultivateurs. Condamnée à six reprises pour vol et escroquerie entre 1883 et 1888, elle fut reléguée bien que ses peines fussent mineures et même insuffisantes au regard de l'application formelle de la loi pour que la relégation soit automatique - situation d'autant plus choquante que sa tenue en prison fut toujours exemplaire (un avocat compétent l'aurait sans doute tiré de ce mauvais pas). On l'accabla de tous les maux, et pour faire bonne mesure, elle fut même déclarée indigne de bénéficier du statut de reléguée individuelle qui lui aurait permis un placement chez des particuliers en Guyane. Il est probable que sa constitution robuste joua en sa défaveur... On voulait toujours de bons bras pour coloniser la Guyane.

Envoyée en Guyane en 1888 à l'âge de 25 ans avec le statut de reléguée collective, sa conduite ne donna lieu à aucun reproche. Elle se maria deux fois, ce qui ne lui permit pas de bénéficier de la loi de 1907 qui libérait les femmes reléguées. Marie Bartête est un remarquable exemple de longévité (preuve s'il en était besoin de sa tempérance et d'une bonne hygiène de vie, du moins une fois installée en Guyane). Elle vivait toujours à Saint Laurent du Maroni en 1933 à l'âge de soixante-dix ans, n'ayant jamais pu réunir la somme nécessaire pour payer son retour. (Source: Marion F. Godfroy, Odile Krakovitch)

pecassou_camebracOn a du mal à ne pas s'indigner devant tous ces journalistes qui l'interrogèrent successivement, profitant d'elle pour faire un bon papier et dont aucun n'eut l'idée de tenter une souscription: puisque relevée de la relégation, aucun obstacle administratif ne s'opposait à ce qu'elle rentre en France alors que c'était son voeu le plus cher. Sans doute, un organe de presse à grand tirage aurait pu réunir ce modeste viatique auprès de ses lecteurs. On pouvait toutefois tenter l'expérience, encore que les relégué(e)s exaspéraient davantage la population que les accusés de crimes célèbres sur qui nun doute ténu existait (cas de Onésime Lartigue, autre Béarnais victime d'une enquête et d'une instruction entièrement à charge dans une affaire d'assassinat particulièrement odieuse). Si on avait peu de chance de rencontrer un assassin, chacun était confronté à ces petits voleurs, escrocs, vagabonds chapardeurs, etc.

La romancière de souche pyrénéenne Bernadette Pécassou-Camebrac conte l'histoire de Marie Bartête

 

Sources: M. Pierre, M. Godfroy

11 avril 2013

Figures du bagne - Clément Duval (1850-1935)

Clément_Duval

Le 5 octobre 1886, Clément Duval cambriole, avec un complice nommé Turquais, un hôtel particulier. Le 17 octobre, lors de son arrestation chez un receleur, il poignarde le brigadier Rossignol, sans le tuer. Il est jugé le 11 janvier 1887.

Au procès, Duval justifie son acte par "la défense de sa liberté"  et répond aux reproches formulés pour le vol et l'incendie de la maison, qu'il s'était refusé à y mettre le feu du fait de l'absence des parasites qui l'habitaient. Selon lui, c'est son complice  Turquet (qui ne fut jamais arrêté), qui se vengea par le feu, de ne rien avoir trouvé de consistant à voler.
Duval refuse de prêter serment devant le tribunal  et tout au long de « la comédie », il se réclame de l'anarchisme. Finalement, seuls la tentative de meurtre et le vol à son profit personnel sont retenus, à l'exclusion de ses motivations politiques:  les dénégations de  Duval qui soutenait que l'argent était destiné à financer l'anarchisme en faisant imprimer des brochures, fabriquer des bombes, etc . ne sont pas prises en considération, à sa grande fureur.
Le "politique" est considéré par la justice comme un vulgaire "Droit Commun"  et lorsqu'à  la  fin de son procès, on lui demande ce qu'il avait à déclarer pour sa défense, Duval fait un discours violent contre la bourgeoisie, les parasites, la société, mais il est expulsé, continuant de hurler  des proclamations à la gloire de l'anarchie.

Clément Duval est condamné à mort puis gracié par le président de la République Jules Grévy, sa peine étant alors automatiquement  commuée en travaux forcés à perpétuité. Il avait été défendu par Fernand Labori, jeune avocat commis d'office, plus tard le célèbre défenseur du capitaine Dreyfus.

Envoyé au bagne le 24 avril 1887, il est classé "dangereux, susceptible de s'évader", et  placé aux îles où il demeurera  14 ans, ayant tenté à maintes reprises de s'échapper avant que jugé inoffensif, il ne soit transféré au camp de Saint-Laurent-du-Maroni. Pendant toutes ces années de bagne, Clément Duval connaîtra beaucoup d'anarchistes,  dont Liars-Courtois.

Il ne fait pas spécialement parler de lui au bagne (n'ayant pas pris part aux révoltes anarchistes) si ce n'est par son refus obstiné, lui en coûtât-il une sanction de cachot, de contribuer par son travail à réaliser une pièce permettant d'entraver la liberté (manille de pieds, serrures, clés, etc.)

Duval parvient à s' échapper de Saint-Laurent le 14 avril 1901, sans doute par voie terrestre. Il trouve ensuite refuge en Guyane Anglaise et parvient à rejoindre New York où les anarchistes d'origine italienne qui forment là-bas une colonie nombreuse et solidaire l'accueillent, très usé  à cinquante ans. Il finit ses jours dans cette ville à 85 ans, le 29 mars 1935.

Duval a rédigé ses mémoires (Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste), avec l'aide de Luigi Galleani (son traducteur) ; un premier livre fut publié par " L'adunata dei refrattari " (une association d'anarchistes italiens new-yorkais), quelques extraits furent repris par  " L'En-dehors" en France.

Source : Wikipedia, militants-anarchistes.info, Atelier de création libertaire

12 avril 2013

La visite de l'ïle Royale (1/4)

 Pour ne pas imposer au lecteur une page web trop longue à "charger", la visite de l'île est fractionnée en quatre parties distinctes.

 

 

071011IMG_0614 (Copier)De nos jours, on part quotidiennement sur l'île Royale en empruntant la vedette de l'auberge où - c'est plus sympathique, car on fera le tour des îles - un catamaran. Les heures de départ dépendent de la marée, car le chenal du fleuve Kourou, au bord du vieux village, est peu profond et envasé. 

071011IMG_0617 (Copier)Stabilisation de la rive par des blocs de pierre... Embouchure d'un canal. Ces durs travaux ont été réalisés par les forçats affectés au pénitencier des Roches (lien) qui assainirent les environs en créant de spolders et de ce fait des espaces de grande culture.

071011IMG_0618 (Copier)Pointe des Roches. On distingue l'ancien appontement du pénitencier et, au second plan, le sémaphore qui permettait les transmissions optiques (bâti au moment de la déportation de Dreyfus)

071011IMG_0622 (Copier)Les îles... la couleur limoneuse des eaux est la conséquence de l'envasement général du littoral, de l'Amazone à l'Orénoque.

071011IMG_0624 (Copier)L'île Royale, la plus grande avec ses vingt quatre hectares... Au temps de la transportation les arbres y étaient rares et recensés, pour contrecarrer la possibilité de faire un radeau. On ne s'est quasiment jamais évadé des îles, et jamais de l'île du Diable.

071011IMG_0627 (Copier)Les magasins, les cases des canotiers, lesquels, avec certains directeurs, conservaient  le privilège de garder leurs "mômes" en leur compagnie: par définition, les canotiers étaient les plus susceptibles de s'évader et leur donner des raisons de demeurer sur place n'était pas forcément absurde, si la morale de l'époque n'y trouvait pas son compte.

071011IMG_0628Le départ du chemin de ronde. Depuis que les enrochements ne sont plus stabilisés en permanence par les corvées de forçats, ils se détériorent rapidement.

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071011IMG_0636Logement du chef de quai - Magasin général.

071011IMG_0638Vers le "plateau"

071011IMG_0639Le bas de la maison du Directeur

071011IMG_0640Pendant quasiment un siècle, ces escaliers furent faits et refaits selon les plans les plus divers, pour occuper les forçats. Tâche stérile s'il en est...

071011IMG_0641Arrière de la maison du Directeur. A l'époque, la vue était totalement dégagée pour qu'il puisse à tout moment contrôler l'activité des quais et autour des magasins.

071011IMG_0643Contrefort. Sous le poids des constructions et après creusement de la grande citerne, l'île subit quelques mouvements de terrain.

071011IMG_0644Le départ du chemin de ronde. A l'origine, il était entièrement pavé mais lors de la fermeture du bagne, beaucoup de matériaux furent pillés.

 

Suite de la visite (cliquez sur le lien pour y accéder)

12 avril 2013

La visite de l'île Royale (4/4)

 

Partie précédente (lien)

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071011IMG_0708La carrière, d'où furent extraites toutes les roches utilisées pour édifier les divers bâtiments. Elle servit (et sert encore) de réserve d'eau pluviale (en saison sèche comme au moment où furent prises ces photos, le niveau est des plus bas). Depuis une quinzaine d'années, pour les besoins de l'auberge, outre cette réserve (potabilisée) est disponible une unité de dessalement de l'eau de mer. Au temps du bagne l'eau faisait souvent défaut. Chaque case de surveillant avait sa citerne branchée sur la toiture et en saison sèche, une corvée de transportés venait livrer la quantité d'eau tout juste nécessaire pour la famille. La proximité de la réserve près des habitations facilitait la prolifération des moustiques.

071011IMG_0710Le quartier des détenus; Ils étaient de 300 à 600 selon les époques... Et ils prenaient finalement fort peu de place.

 

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071011IMG_0713Ruines de cellules individuelles (pour les condamnés à des peines disciplinaires). On distingue les supports de bat-flancs.

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071011IMG_0715Peine de cachot (semi obscur ou noir)

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071011IMG_0722Dortoirs de détenus (qui dormaient sur des bât-flancs)

071011IMG_0724Autres salles communes. Au centre, les quatre plots (restaurés) qui servaient à équilibrer la guillotine, les jours d'exécution.

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071011IMG_0726Lavoirs, devant les cases. Aucune eau courante à l'intérieur, juste un baquet pour les déjections, vidangé le matin dans la mer.

071011IMG_0729Vue d'ensemble du quartier des détenus

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071011IMG_0732Les théodolites contemporains dans les ruines du bagne...

071011IMG_0728La case des malades légers (les plus atteints étaient admis à l'hôpital mais les soins étaient réduits au strict minimum, faute de moyens).

071011IMG_0733Arrière du quartier des détenus. Il y avait quelques manguiers sur l'île, mais être surpris à manger un de leurs fruits, même tombés à terre, pouvait coûter jusqu'à un mois de cachot.

071011IMG_0739A gauche: la case des porte clés (forçats de confiance, souvent nord-africains) et le poste de garde. A droite: la cuisine des détenus.

071011IMG_0744L'hôpital, sans doute un des plus beaux bâtiments pénitentiaires de Guyane. Malheureusement, son accès est interdit, et réellement dangereux tellement les rares planchers conservés sont dégradés. Etaient soignés dans cet hôpital quelques détenus et les gardiens des îles, mais aussi des pénitenciers malsains du continent, comme celui des Roches: l'air des îles, salubre, facilitait les convalescences.

071011IMG_0734Pignon de l'hôpital, et phare des îles

071011IMG_0741071011IMG_0753

071011IMG_0742Fresques vues de l'extérieur

071011IMG_0749Habitation du médecin chef

071011IMG_0752Ecole (pour les enfants du personnel) et logement de l'institutrice

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photo_projet_2077Chapelle

071011IMG_0757Cimetière des enfants du personnel

071011IMG_0758Une maman obtint le droit de reposer pour l'éternité près de son très jeune fils

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071011IMG_0768Selon les époques, poudrière, dépot de pétrole ou... morgue. L'auteur du site y dormit deux nuits de suite, faute de chambre disponible!

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071011IMG_0775Ateliers

071011IMG_0780Porcherie et abattoir

071011IMG_0777Les quelques puits ne donnaient, surtout en saison sèche, qu'une eau saumâtre, quasiment imbuvable.

071011IMG_0785Le plôt du transbordeur par câble, qui permettait de joindre l'île Royale quand la houle empêchait tout accostage.

071011IMG_0782Marques d'usure faites par le câble sur une roche

071011IMG_0792L'autre montée sur le plateau.

 

On ne se fiera pas au caractère apparemment enchanteur de cette île. Il faut imaginer ce que devait être la promiscuité avec ces quelques dizaines de fonctionnaires civils ou militaires les uns célibataires, les autres mariés voire venus avec leurs enfants, ces centaines de forçats, tous confinés sur quelques hectares, certains pour des sessions de six mois, d'autres pour des années. Les jalousies, les envies, les petits trafics, les complots, les abus d'autorité - ou la juste autorité considérée comme un abus - c'était cela, le quotidien. C'est en tout cas ce qui ressort des divers témoignages, qu'ils émanent d'anciens détenus ou de gardiens. Aller aux îles était - sauf pour quelques originaux - considéré comme un exil, une sanction. Pour les forçats, c'était la certitude de vivre sous un climat plus sain, d'effectuer des tâches certes monotones et pour la plupart inutiles, mais c'était la quasi impossibilité de s'évader. Certains s'en contentaient ; d'autres se désespéraient.

Etaient affectés aux îles les transportés les plus susceptibles de s'évader - soit parce qu'ils avaient prouvé leurs "compétences" en la matière soit parce qu'ils étaient soupçonnés de pouvoir soudoyer des complices. On y mettait aussi ceux dont l'actualité avait le plus parlé: l'évasion d'un Soleilland (lien), d'un Barataud (lien) auraient entraîné un scandale de portée nationale - aussi les pires criminels "se la coulaient relativement douce" (si on excepte le mépris universel qu'ils subissaient) quand de pauvres bougres victimes d'un moment d'égarement allaient crever "sur la route" ou dans un camp forestier.

 

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2 avril 2013

En 1867, la transportation vers la Guyane est temporairement abandonnée au profit de la Nouvelle-Calédonie.

Pourquoi cette décision, treize ans après son organisation?

 

populationIl fallait composer avec l’hostilité presque unanime des autorités et des populations guyanaises (demeurée constante pendant toute l’existence du bagne). Ces dernières voyaient la métropole dépenser des sommes considérables pour expédier ses voleurs, criminels et asociaux vers la colonie transformée de facto en dépotoir : le budget de la Tentiaire était supérieur à celui de la colonie, son directeur était un personnage tout puissant quand le Gouverneur demeurait parfois moins d’un an sur place. En outre, le territoire de Saint-Laurent-du-Maroni avait un statut spécial, dépendait le la Tentiaire et ni le Conseil colonial, ni le Gouverneur n’y exerçaient leur pouvoir. Que les transportés se chargeassent de toutes sortes de corvées qui rebutaient les Guyanais - citons entre autres la vidange quotidienne des tinettes des maisons de Cayenne - ne suffisait pas à se prémunir de cette détestation.

Ensuite, la mortalité effrayante des transportés qui touchait aussi (quoique dans des proportions légèrement moindres) le personnel pénitentiaire faisait réagir des autorités pourtant endurcies: après tout, la condamnation au bagne ne valait pas peine capitale... En 1866, selon Michel Pierre, 7.035 condamnés étaient morts pour 18.027 arrivés en Guyane. D’autres statistiques parlent de 9.000 morts.

Cette mortalité était essentiellement provoquées par les épidémies successives. Le mode de transmission de la fièvre jaune ou du paludisme par les moustiques n’avait encore pas été découvert : quand un lieu se révélait particulièrement malsain, on l’abandonnait au profit d’un autre jusqu’à ce que le phénomène se reproduise, puisqu'on ne se prémunissait pas contre les insectes (par des moustiquaires, la fumée ou des répulsifs naturels fournis par la nature). La nourriture insuffisante et inadaptée jouait aussi un rôle (salaisons américaines de qualité déplorable, ration théorique de viande suffisante, mais celle-ci était le plus souvent avariée et une grande partie du stock était détourné). Le manque d’hygiène, l’utilisation d’eau non potable étaient à l'origine de nombreux cas de dysenterie et même de deux grandes épidémies de choléra qui se propagèrent dans la population. Enfin,  l’absence de soins adaptés par ignorance et manque de moyens parachevaient le tableau.

Ile royale hopitalCPDe cette hécatombe naquit une théorie raciale selon laquelle le climat guyanais était impropre à la survie des hommes blancs qui y souffriraient plus que d’autres des "dysenteries, hépatites, fièvres paludéennes, fièvres bilieuses, coliques sèches, sans compter les épidémies qui, lorsqu’elles sévissent, éliminent quasiment tous les Blancs" (rapport rédigé en 1865)

(Ci-contre : l'hôpital de l'île Royale)

Est aussi évoquée dans ce rapport "l’action débilitante du climat qui est la cause d’anémie, consécutive à une transpiration surabondante et une alimentation insuffisante provoquée par le dégoût qui provient lui-même à la longue de l’action débilitante du climat sur les organes digestifs"

L’auteur du rapport avait remarqué judicieusement que "les Blancs qui résistent le mieux, et ils sont rares, sont ceux qui sont alliés à des négresses ou des mulâtresses et qui prennent complètement les habitudes du pays".

bagnards et gardiensMais il ne s’est pas interrogé sur l’opportunité, pour diminuer cette mortalité, de se rapprocher de ces coutumes locales qui incluaient déjà de façon empirique la lutte contre les moustiques, l’emploi des racines amères contre le paludisme, l’alimentation abondante et épicée (pour stimuler le goût), les hydratations fréquentes (bains dans les fleuves ou douches fréquentes), bref, des éléments du mode de vie connu des "négresses et mulâtresses !" (On encourageait les gardiens à porter sous leur uniforme une ceinture de flanelle pour éviter les refroidissements, et à éviter les douches ou bains trop fréquents, susceptibles de provoquer des chauds et froids redoutables…)

(ci-dessus: on peut constater la tenue adaptée des gardiens... Paradoxalement et si on excepte les sabots, les forçats sont mieux lotis)

En 1867, le gouvernement impérial décida donc de suspendre l’envoi des déportés politiques vers la Guyane et de restreindre au maximum l’envoi des transportés blancs. Ceux-ci prendront alors le chemin de la Nouvelle-Calédonie jusqu’en 1887, mais aucune évacuation des forçats présents en Guyane ne fut organisée. C'est ce qui explique que les milliers de déportés victimes de la répression qui suivit la Commune de 1871 - dont Louise Michel qui s'y conduira admirablement - partirent vers le Pacifique.

BAGNE ile des PinsBagne de l'île des Pins, Nouvelle-Calédonie

En revanche, on continua la transportation en Guyane des condamnés originaires des colonies africaines et de Madagascar, supposés mieux résister du fait de leurs origines.

28 mai 2013

Marius Alexandre Jacob, dit "Marius Jacob"


Né à Marseille en septembre 1879 - Mit fin à ses jours à Reuilly (Indre)  le 28 août 1954.

Quatorze ans de bagne.


 

220px-Marius_JacobMarius Jacob est à classer dans les Anarchistes illégalistes, et il est difficile de lire autre chose que des hagiographies à son sujet tant le monde libertaire en fit un symbole.

Jacob fut un cambrioleur ingénieux doté d'un incontestable sens de l'humour.  Il était capable de faire preuve de générosité - y compris à l'égard de quelques unes de ses victimes. On dit que Maurice Leblanc s'en inspira pour créer son célèbre Arsène Lupin, mais l'auteur le nia énergiquement.
 
D’origine alsacienne, Alexandre Marius Jacob naquit à Marseille le 29 septembre 1871. Il signa dès ses douze ans un engagement comme mousse ; il déserta à Sydney ayant connu selon ses dires le haut et le bas (dont les désirs concupiscents des marins auxquels ils devait résister en permanence ("J'ai vu le monde ; il n'est pas beau "). Il fit mention d'un bref épisode de piraterie auquel il aurait renoncé, ne supportant pas sade fièvres cruauté et revint à Marseille en 1897, à 18 ans, atteint de fièvres (sans doute du paludisme) qui ne le quitteront plus. Il devint alors apprenti typographe, milieu qui poussait alors à la fréquentation des milieux anarchistes. Il y rencontra sa compagne, Rose.

La fin du siècle est l'époque du vif conflit entre socialistes (parlementaires ou non) et anarchistes libertaires alors présents dans le monde ouvrier même si nombre de bourgeois se piquaient alors aussi de libertarisme (jusqu'à ce que la police les coince: ils devenaient alors agents provocateurs, tenus qu'ils étaient par l'autorité: Lorulot en est un de la plus belle espèce) .

almana_revo2D'un côté, les uns se voulaient légalistes et tentaient de parvenir au pouvoir par les élections pour certains, par un mouvement révolutionnaire collectif pour d'autres, quand les anarchistes pensaient que la justice sociale ne se discute pas, qu'elle se prend.

Dans cette Europe de la Belle Époque qui suit  la terrible répression de la Commune, des révoltés prônent l'acte individuel violent pour rendre justice. Les assassinats touchent des rois, des politiciens, des militaires, des policiers, des tyrans, des magistrats un peu partout dans le monde, mais ces actions favorisent les applications de lois toutes plus répressives les unes que les autres, dont sont victimes les promoteurs des mouvements sociaux: car le peuple ne suit pas les assassins, fussent-ils de flics ou de têtes couronnées: personne ne pleure un Ravachol (décapité) si d'aucuns condamnent par principe la peine de mort. Le terrorisme rend les Anarchistes impopulaires et nuit à leur cause, d'autant plus que nombre de mouvements sont noyautés par des indicateurs et par la police secrète qui génère des provocations favorisant une répression générale.

Déjà fiché, Jacob fut compromis dans une affaire d'explosifs et se rendit coupable de vols simples. Condamné à six mois de prison, la réinsertion était difficile avec un tel palmarès. Il décida alors, selon ses dires, de rentrer dans  "l'illégalisme pacifiste" ( "Puisque les bombes font peur au peuple, volons les bourgeois, et redistribuons aux pauvres ! ").

Le 31 mars 1899, c'est l'affaire du Mont de Piété de Marseille qui fit rire la France entière. Un commissaire de police et deux inspecteurs se présentent chez un commissionnaire de l'organisme, l'accusant du recel d'une montre. Sur papier à entête de la Préfecture de police, ils dressèrent l'inventaire de tout le matériel en dépôt, confisqué comme "pièces à conviction"  L'homme est menotté et les trois individus (Jacob et deux complices) s'esquivèrent avec un butin avoisinant le demi million. Si effectivement l'affaire est drôle, on notera qu'il n'y eut aucune "redistribution aux pauvres"...

jacob_mariusArrêté à Toulon en juillet 1899, Jacob simula la folie pour éviter des années de réclusion. Le 19 avril 1900, il s'évada avec la complicité d'un infirmier de l'asile d'Aix-en-Provence, anarchiste lui aussi, et se réfugia à Sète.

Sa bande :  " Les Travailleurs de la nuit " fut organisée selon des règles en principe rigoureuses:  on ne tue pas, sauf pour protéger sa vie et sa liberté, et uniquement des policiers ; on ne vole que les individus jugés parasites: patrons, juges, militaires, membres du  clergé, jamais les professions utiles : architectes, médecins, artistes…

On reverse un pourcentage des gains à la cause anarchiste et aux camarades dans le besoin, ce qui n'ira pas sans poser de problèmes, Jacob définissant qui était, ou non, dans le besoin. Sont exclus des "coups" les anarchistes idéalistes tout comme la pègre (qui de toute manière s'est toujours rangée du côté de l'ordre)

Son astuce était exceptionnelle, soit dans le but de vérifier l'absence des propriétaires que l'on cambriolera, soit pour crocheter serrures et coffre-forts même sophistiqués. Ses qualités d'autodidacte ne failiront d'ailleurs jamais.

Jacob veilla toujours à soigner sa popularité en faisant preuve d'un grand sens de l'humour : il signait parfois ses actes en déposant une carte au nom d'Attila ; il laissait parfois des mots, comme "Dieu des voleurs, recherche les voleurs de ceux qui en ont volé d'autres. " (Rouen, église Saint-Sever, nuit du 13 au 14 février 1901).

La-Maison-Pierre-LotiCambriolant la demeure du capitaine de frégate Julien Viaud, il s'aperçut qu'il s'agissait de Pierre Loti. Il remit tout en place, laissant un de ses fameux mots :  "Ayant pénétré chez vous par erreur, je ne saurais rien prendre à qui vit de sa plume. Tout travail mérite salaire. Attila. - P.S. : Ci-joint dix francs pour la vitre brisée et le volet endommagé. " (d'aucuns disent que le coup fut monté d'avance pour soigner sa popularité)

Il commit  de 150 à 500 cambriolages entre 1900 et 1903, à Paris, en province et même à l'étranger (" Je faisais de la décentralisation "). Mais Jacob sut selon ses dires, que le combat idéologique était perdu le jour où, essayant de convertir un ouvrier "prometteur" à l'anarchisme, il obtint une réponse significative :  "Et ma retraite ?"  Le combat socialiste prenait décidément le dessus sur la "récupération individuelle"

Le 21 avril 1903,  la bande de Jacob tua un agent et en blessa grièvement un autre. Jacob et ses deux complices furent capturés.

tribunal-damiens-1Le procès se tint deux ans plus tard dans une ville, Amiens, littéralement en état de siège, et hantée par les anarchistes qui tentèrent d'influencer le jury par des menaces. Il en fit une tribune pour ses idées: "Vous savez maintenant qui je suis : un révolté vivant du produit de ses cambriolages." ; " Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend."

Très curieusement, pour une affaire où un agent de police laissa la vie, Jacob ne fut pas condamné à mort à une époque où c'était systématique. Ce sont les travaux forcés à perpétuité qui l'attendent.

Du bagne, il entretient une  correspondance codée avec sa mère Marie qui ne l'abandonna jamais ; selon la légende, il tenta de s'évader 17 fois - ce qui est peu crédible sauf à considérer comme "évasion" une absence de réponse à un appel, supérieure à 12 heures: le temps de réclusion sanctionnant les tentatives quelque peu sérieuses était de plusieurs mois au minimum au bout desquelles on ressortait brisé. En outre les remises de peine n'auraient jamais été accordées à un tel "rebelle"

Selon les acteurs du bagne que j'ai interrogés (trois transportés, deux gardiens, un relégué) 17 vraies évasions, c'est tout à fait impossible et pourtant, venus plus tard au bagne, les moeurs y étaient adoucies (en particulier, la réclusion n'était en pratique plus subie qu'au régime du "quart"). Leur jugement était dans l'ensemble sévère, certains évoquant même l'agent provocateur potentiel; la grâce survenue si tôt, l'absence de "doublage" était pour eux des plus suspectes. 

Il purgea sa peine sa peine jusqu'en 1927 (14 ans) avant de revenir en métropole. Quatorze ans en tout au lieu de la perpétuité, à une époque où les remises de peine étaient rarissimes... Puis dispense de doublage (assignation à résidence en Guyane... là encore la mansuétude est exceptionnelle pour l'époque). Voilà qui éveilla sinon les soupçons, du moins les jalousies. Libéré, il reprit des forces avant de se faire marchand ambulant en Touraine, s'installant à Reuilly, dans l'Indre, avec sa nouvelle compagne Paulette et sa mère. Il se sentait bien dans le milieu forain car ce dernier était, selon lui, sinon ouvert à l'anarchisme théorique, du moins proche par sa générosité.

reuilly_topReuilly

ascaso_durruti_joverEn 1929, Jacob contacta Louis Lecoin au journal Le Libertaire qu'il dirigeait. Désormais prénommé Marius, il s'investit dans la propagande. Après les combats de soutien pour les objecteurs de conscience, ceux pour Sacco et Vanzetti, il lutta pour empêcher l'extradition de Durruti promis à l'exécution capitale en Espagne.

En 1936, il alla à Barcelone, selon ses dires, pour se rendre utile à la CNT, mais revint rapidement sur les marchés du centre de la France. Il achèta une maison à Reuilly : "Le pays où il ne se passe jamais rien", et s'y maria en 1939. Sa maison et sa tombe  font aujourd'hui partie des sites de la commune à visiter.

tombe_mariusjacob

Bien que non engagé dans la Résistance, il semble qu'il ait donné refuge à des partisans. Après la mort de sa mère (1941) et de sa femme (1947), il vieillit entouré d'amis tels R. Treno, le directeur du Canard enchaîné.

Juqu'au bout, il fit preuve d'humour comme à ce jour où  devant payer un impôt pour son chien, il réclama une carte d'électeur pour ce dernier, qui "n'a jamais menti, jamais été ivre. Aucun de vos électeurs ne peut en dire autant".

Le 28 août 1954, il s'empoisonna, à l'aide de morphine et d'un poêle à charbon dont il avait bloqué le tirage, avec son vieux chien, Négro, laissant le dernier de ses fameux mots : "(...) Linge lessivé, rincé, séché, mais pas repassé. J'ai la cosse. Excusez. Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la paneterie. À votre santé."

Texte de l'auteur.

Quelques documents émanent de l'atelier de création libertaire.

26 mai 2013

Rapport d'installation du condamné Dreyfus - Les problèmes matériels (1)

 Sources: http://www.dreyfus.culture.fr

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GUYANE FRANCAISE


Cayenne, le 7 mars

RAPPORT
A Monsieur le Gouverneur
____________

Monsieur le Gouverneur,

555_391_image_caom_3355_10_7_031895_002J'ai l'honneur de vous accuser réception de la dépêche ministérielle du  février dernier confidentielle: confirmation du cablogramme de la même date concernant la désignation des Iles du salut comme lieu de déporttaion à l'enceinte fortifiée et vous informant que le Déporté Dreyfus serait dirigé sur la Guyane le 22 février par la "Ville de saint-Nazaire"

Je viens vous rendre compte des mesures déjà prises par moi, et celles restant à adopter pour donner pleine satisfaction aux ordres du Département.

Le cablogramme ministériel nous étant parvenu le 16 février seulement, j'ai soumis à votre signature ce même jour l'arrêté portant promulgation de la loi du 9 février 1895, modifiant l'article 2 de la loi du 23 mars 1872.

Le 17 février, je prescrivais au Commandant supérieur des Iles du Salut de préparer à l'Ile du Diable, que nous avions choisie en conférence comme le lieu le plus propre à assurer efficacement l'internement du Déporté annoncé, la case en pierre abandonnée depuis longtemps et dont les murs sont encore debout.

C'est dans cette case, remise en état, que logera le condamné Dreyfus. Parallèlement, je faisais débiter au petit-chantier, à Cayenne, une grande case en bois, de 6 pièces, dont je faisais péparer la charpente et le coffrage, tous ces bois seront prêts le 8 ou le 9 mars courant, expédiés le 10 ou le 11 à l'Ile du Diable et montés le 20 ou le 22 au plus tard, je l'espère.

Malgré l'activité réelle apportée par les agents qui encourent à l'exécution des ordres très pressants que j'ai donnés à cet égard, il a été impossible d'aller plus vite. Vous savez d'ailleurs, Monsieur le Gouverneur, combien sont restreints nos moyens de transport et partant combien sont rares nos communications avec les Iles du Salut.

555_392_image_caom_3355_10_7_031895_003Depuis que l'entreprise des transports n'effectue plus le service qu'avec un seul vapeur et que le Bengali est absent de la Colonie. Il nous faut aujourd'hui rechercher, au prix de mille difficultés, les rares petits voiliers qui consentent encore à nous prendre une partie du fret que nous avons à expédier à nos divers établissements, pour ne pas courir le risque de laisser ces établissements manquer de vivres.

J'ai déjà examiné avec vous, et à plusieurs reprises, cette situation que, sur votre invitation, nous avons exposée au Département, mais nous serons contraints, à bréve échéance, de prendre une détermination quelconque qui assure d'une façon régulièrement continue nos communications avec les établissements extérieurs.

Si je devais être privé longtemps encore de ce moyen d'action indispensable à l'impulsion que j'ai la charge de donner aux services qui fonctionnent hors du chef-lieu, et dont l'importance va croissant chaque jour, je ne tarderais pas à me trouver en face de difficultés de toute nature qu'il est facile de concevoir et que je désire vivement éviter.

 

 

Je pense assurément avoir trouvé d'ici le 9 ou le 10 une goélette pour charger la case destinée aux surveillants molitaires de l'Ile du Diable, mais je n'en ai pas, en fait, la certitude absolue et un retard très fâcheux pourrait survenir là, qui ne leisserait pas que de beaucoup me gêner.

Et ce n'est pas avec les moyens dont je dispose au Chef-lieu que je pourrais parer à une telle éventualité, puisque le "Malouet" st incapable de se rendre aux Iles du Salut.

555_393_image_caom_3355_10_7_031895_004Dès que le mer devient un peu forte, comme en ce moment et même depuis deux mois pendant lesquels les raz de marée n'ont cessé de se faire sentir sur toute la côte de la Guyane.

Pour en finir avec cette question de transports et de matériel flottant, il me paraît indispensable, Monsieur le Gouverneur, de prévoir l'envoi aux Iles du Salut d'une chaloupe à vapeur qui rendra à ce pénitencier les plus utiles services. La proximité de chacun des ilets formant le groupe des Iles du Salut ne semble pas favorable à cette proposition. [annoté en marge]

Mais il faut considérer que les goulets qui les séparent sont traversés par des courants très violents et que, souvent, la mer y est si dure que les embarcatins à rames mettent un temps infini à gagner le courant et parfois sont contraintes de virer de bord sans avoir réussi à passer.

 D'un autre côté, il y a un intérêt de premier ordre à ce que l'autorité de l'Ile Royale puisse à tout moment, de jour et de nuit, se proter rapidement soit à St-Joseph soit à l'Ile du Diable, ce qu'elle ne peut faire aisément aujourd'hui, avec ses embarcations à rames. Et dans un autre ordre d'idées, si les Iles du salut avaient eu, récemment, à leur disposition, une embarcation à vapeur, il eut été possible de sauver le chaland chargé qui a coulé dans une tempête, au pied du Sémaphore, et que l'on n'a pas pu, jusqu'ici, traîner dans le fond jusqu'à l'embarcadère.

 

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dreyf2La case qu'il fallut rénover

Nous avons là affaire à un chef d'oeuvre de casuistique administrative qui dépasse - et de loin - l'arrivée de Dreyfus et les problèmes qu'elle engendre. 

Un Commandant de la "Tentiaire" qui signale à quel point il se démène, et combien le manque de "moyens" lui rend la tâche difficile, c'est dans l'ordre des choses. L'arrivée de cet illustre prisonnier pour qui on déploia une débauche de moyens: la rénovation d'une bâtisse en pierre et l'édification d'une case pour six hommes, préfabriquée, qui sera transportée depuis Cayenne est certes un moyen de montrer à quel point on prend sa mission au sérieux... C'est aussi un opportunité de réclamer des moyens supplémentaires substantiels: parce qu'une chaloupe à vapeur d'une dimension suffisante pour braver la mer quand elle se déchaine (la description des tempêtes et "raz de marée" est édifiante) ne saurait être une petite affaire... Et l'AP tente de se faire attribuer un tel moyen hors de son budget, déjà infiniment supérieur à celui de la colonie! 

Pour rétablir une vérité: s'il est exact que les coups de vent et les courants rendent la navigation malaisée autour des îles, il fut toujours relativement facile de joindre Royale à Saint-Joseph, et avec le transbordeur créé à cet égard (un cable reliait les deux îles), L'île du Diable fut également accessible par tous temps.

C'est l'administration pénitentiaire qui créa une situation la rendant dépendante des moyens de navigation propres à la colonie! (les directeurs successifs se sont toujours trouvés humiliés de devoir solliciter le Gouverneur ou le chef de la place militaire quand le besoin s'en faisait sentir): rien, à titre d'exemple, n'obligeait l'AP à édifier les bâtiments de la réclusion sur l'île Saint-Joseph (d'ailleurs, à la fin du bagne, la réclusion fonctionna sans problème sous un règlement reménié, à Saint-Laurent du Maroni). C'est par sa volonté propre, qu'elle maintint des centaines de Transportés sur ces îlots, les rendant ainsi inutiles aux tâches de la colonisation et même l'internement de Dreyfus, condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée aurait pu être mise en application en France même (le pays ne manquait pas de forteresses: Brégançon, If, Pourtalet, Belle Île, etc.) ou, dès lors que les gouvernants avaient sélectionné la Guyane, l'îlet la Mère ou un de ses voisins, au large de Cayenne, aurait offert infiniment plus de commodités. La rigueur n'en eut pas été moindre pour celui que tout le monde jugeait coupable en 1895, et l'organnisation du service infiniment plus aisée: on parle beaucoup des souffrances endurées par Dreyfus, on oublie celles de ses gardiens, qui vécurent leur temps de service à l'île du Diable comme une terrible expiation.

Enfin, 1895 correspond à un moment de pleine activité du pénitencier des Roches, à Kourou, face aux Îles, qui disposait de la plus grande scierie de l'administration pénitentiaire. Dans ces conditions, pourquoi solliciter Cayenne afin de bâtir le case collective des gardiens de l'île du Diable?

13 août 2013

Robert Ménard de Couvrigny, parricide... La "fin de race" (1)

 

couvrignychateauLe "château"

Ce drame, l'assassinat du baron Maxime de Couvrigny par son fils de dix-huit ans, fut une des affaires criminelles parmi les plus pénibles du début de ce XXe siècle qui en connut tant. Robert de Couvrigny, l'ainé d'une fratrie de quatre enfants, fut encouragé par sa mère à commettre cet acte odieux. L'instruction, puis le procès étalèrent une réalité familiale particulièrement sordide, au delà des apparences (la famille de Couvrigny était de très vieille noblesse et un illustre ancêtre avait participé, cinq siècles auparavant, à la défense du Mont-Saint-Michel. Un autre était présent lors de la bataille de hastings, au XIe siècle).

Le couple, union de deux cousins germains (décidée en partie pour des motifs matériels: ne pas amputer davantage le patrimoine familial) fut très vite une mésalliance. Maxime de Couvrigny était ce qu'on appellerait de nos jours un brave homme intellectuellement limité, aux idées simples et au caractère faible, qui tentait envers et contre tout de sauver les apparences, de tenir son rang malgré une gêne financière croisant qui confinait à la pauvreté, ne tolérant devant lui aucun propos désobligeant tenu à l'encontre de son épouse pourtant indéfendable.

Le châtelain était en réalité devenu un paysan contraint de compter chaque franc, qui accomplissait lui même avec l'aide d'un journalier et d'une servante dont les gages étaient parfois versés avec des mois de retard les rudes tâches quotidiennes qui faisaient vivoter la famille. Quant à son épouse, alcoolique dépravée, elle avait organisé son existence de manière à dépouiller un peu plus son mari pour satisfaire ses besoins de cidre, de calvados, d'absinthe et d'autres boissons fortes, de même que son érotomanie. A l'exception de la seule pièce dite de réception (où on ne recevait d'ailleurs presque jamais personne tant le baron avait honte de son épouse que l'alcool poussait à une vulgarité extrême qui s'ajoutait à sa crasse et à la forte odeur qu'elle dégageait par manque d'hygiène), l'ensemble du "château" était d'une saleté répugnante: les draps dans les chambres n'étant pas changés depuis des mois, des déchets de nourriture et des bouteilles vides jonchant le sol de la chambre de la baronne - les époux faisaient chambre à part depuis longtemps. Les petits n'étaient lavés qu'occasionnellement et Robert, l'ainé, était aussi crasseux que sa mère.

scan32bisMais chaque semaine, le tilbury, conduit solennellement par le baron, emmenait une famille mise sur son trente-et-un qui assistait à la messe dominicale après laquelle le baron s'entretenait avec le maire (il était lui-même conseiller municipal) tout en refusant les invitations à boire, car dans l'impossibilité matérielle de rendre les tournées. On en était arrivé à un tel point que les commerçants de Fresné-la-Mère (Calvados) commençaient à refuser d'allonger encore les notes impressionnantes dues par la famille, malgré le respect traditionnellement dû aux hobereaux de la paroisse et la sympathie que chacun éprouvait pour le baron, unanimement plaint pour ce que son épouse lui faisait subir. Le seul plaisir de Maxime de Couvrigny, pendant ses rares loisirs, était la chasse qui permettait accessoirement d'améliorer le quotidien de la famille.

La baronne dont les comptes étaient vainement surveillés par son mari se comportait comme une poissarde. Elle achetait davantage de provisions que le strict nécessaire pour les revendre, payant ainsi une  partie de sa boisson avec l'argent ainsi ramassé ; elle détournait des oeufs, quelques litres de lait, du beurre, les confitures et les salaisons familiales à ces fins, ce qui ne suffisait pas. Elle ramassait alors des hommes trouvés au hasard de ses rencontres quand elle s'attardait dans les débits de boisson des environs, hommes qui avaient le privilège de baiser une aristo pour peu qu'ils amènent un ou deux flacons d'absinthe quand ils la rejoignaient au milieu de la nuit dans la nature ou même dans sa chambre quand le gros con dormait. Débauches sexuelles qui ne l'empêchaient pas de se livrer aux plaisirs saphiques avec la bonne du moment (certaines que ces avances révulsaient donnaient leur congé sans oser donner le vrai motif au baron: elles invoquaient les retards de paiement des gages). Aussi incroyable que cela paraisse, le baron semblait ignorer jusqu'au bout les innombrables infidélités de sa femme, pourtant connues à des kilomètres à la ronde... ou alors il faisait semblant.

couvrignybaronne

couvrignyfilsC'est la baronne qui dépucela son ainé Robert atteint comme elle d'obsession érotique avant de l'orienter vers Marie Louise Lemoine, la servante récemment engagée par le baron - les trois s'unissant de temps à autre dans le lit maternel. Les autres jours, Robert demandait à cette gamine de quinze ans de le rejoindre dans le lit de ses frères Roger (12 ans), Jean (7 ans)  ou de sa soeur Elisabeth (10 ans) qui assistaient aux ébats de l'ainé "parce que la porte de ma chambre grince et que ça pourrait réveiller le vieux con".

Robert avait suivi les cours de l'école communale avec des résultats déplorables. De ce fait, son père l'avait inscrit à un pensionnat agricole où il ne se comporta pas mieux et où ses instincts dépravés (terminologie de l'époque) avaient provoqué des incidents. Le baron, en désespoir de cause, pour le former par lui même à sa succession, le fit revenir au château et il y accomplissait sans conviction un travail d'ouvrier, n'ayant pour ambition suprême que d'être cocher de fiacre, furieux parce que son père ne le laissait pas conduire le tilbury de la famille aussi souvent qu'il le souhaitait: il devait se contenter d'une vieille bicyclette.

Des incidents sérieux se produisirent quand il initia brutalement son frère Roger à l'onanisme avant de le contraindre à le soulager lui même, le blessant sufisamment sérieusement au pénis pour que l'intervention d'un médecin soit nécessaire, puis quand il tenta de violer sa petite soeur sans que sa mère y trouve grand chose à redire. Elle se contenta de l'aiguiller vers la servante qui fut quand même choquée par le fait ("C'est trop con quand même! Elle est trop petite!").

A chacun des abus sexuels commis sur les petits, quand il en eut connaissance avec retard, le père flanqua une correction mémorable à Robert qui en avait autant peur qu'il le détestait, sans aller plus loin par crainte du scandale.

Toutefois, pour soustraire le cadet Roger, qui avait de meilleures dispositions pour les études, à la mauvaise influence de Robert, le baron résolut en août 1911 de le placer en pension. C'en était trop pour la baronne qui se révolta devant ces dépenses supplémentaires qui obéreraient un peu plus ses chances de boire à sa convenance. C'en était aussi trop pour Robert car de temps à autre, pendant les vacances, son cadet l'aidait dans les tâches agricoles.

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Il fallait tuer le gros con, le vieux con (comme la mère et Robert l'appelaient entre eux, devant les petits) et même Roger, rendu irresponsable par le manque de discernement dû à son jeune âge et par l'influence de sa mère, contrarié en outre à l'idée de vivre en pension, ne crut pas devoir prévenir son père. Quant à Elisabeth qui n'avait, comme son petit frère Jean, connu que cette ambiance épouvantable, elle aimait bien papa, mais si tout le monde (y compris la servante) dit qu'il faut le tuer, ça devait être vrai...

La servante, Marie-Louise Lemoine, arrivée depuis peu, déboussolée par une rupture sentimentale, fut très vite conquise par le lesbianisme auxquel la baronne l'avait initiée - agréable dérivatif entre les assauts répétés du fils qui lui faisaient craindre une grossesse forcément mal venue. Initiée aux secrets familiaux, elle se mêla des divers complots, donna son point de vue, suggéra d'appeler son ancien amant, un apache qu'elle pensait capable de tuer le baron contre rétribution.

Pour se débarrasser du gêneur, Marguerite de Couvrigny essaya d'abord le poison en plaçant ce qu'elle croyait être une dose mortelle d'un liquide utilisé pour les toilettes vaginales dans la soupière du baron (amené par l'hostilité permanente de son épouse et de son fils ainé à prendre ses repas seul), sans autre résultat qu'un léger dérangement intestinal pour la victime. Persuadée que les champignons des bois étaient tous mortels contrairement à ceux des prés, elle prépara une omelette qui devait expédier "le gros porc" ad patres. Nouvel échec. On tenta d'utiliser des baies blanchâtres que des journaliers avaient décrites dans le passé comme toxiques. Elles ne parvinrent qu'à indisposer le malheureux.

Il fallait employer les grands moyens et Robert se proposa alors pour tuer son père d'un coup de fusil. "Si tu veux", répondit la baronne, "mais si tu rates ton affaire, je ne te connais pas". Cela ne l'empêcha pas d'envoyer le cadet Roger, qui savait à quoi elles seraient destinées, acheter les cartouches nécessaires à l'entraînement et à l'assassinat, d'initier Robert au tir (dans sa jeunesse, elle avait chassé, plutôt bien d'ailleurs avant que l'alcool n'en fasse ce qu'elle était devenue), de sélectionner l'arme convenable en rejetant le Hamerless dont le recul était trop important pour les frêles épaules de l'adolescent. On convint d'attendre que les petits Elisabeth et Jean qui pouvaient parler fussent à l'école et un jour, après moultes péripéties, Robert se posta à l'affût à quelques centaines de mètres devant l'entrée dans la cour de la propriété, un jour où le baron était sorti avec le tilbury. Première erreur: le fils n'avait pas remarqué une voisine, intriguée de le voir attendre sans raison.

fresnelamere6Lorsque le père arriva enfin, le fils tira sans la moindre hésitation. La décharge toucha le baron en pleine tête. Il s'affaissa et le cheval, entraîné par l'habitude, continua son chemin vers la cour, le baron laissant derrière lui une trainée de matière cérébrale. Il râlait encore en arrivant avant de mourir très vite devant sa femme. Seconde erreur de Robert: il ramassa le chapeau déchiqueté par la décharge, le donna à sa mère qui le dissimula dans l'idée de le brûler dans la cuisinière une fois celle-ci allumée le lendemain matin. L'assassin se rendit alors au village pour signaler à son ancien instituteur, secrétaire de mairie et ami du baron, une agression sans doute commise par un rôdeur dont son père avait été victime. Le fonctionnaire municipal alerta immédiatement les gendarmes qui se rendirent sur place et mirent très vite en doute la thèse du meurtre commis par un inconnu: on n'avait rien volé au baron à qui en outre, on ne connaissait pas d'ennemi. Ils furent également troublés par l'absence totale de manifestations de chagrin, tant de la part de la mère que de Robert, mais la Maréchaussée avait pour habitude de prendre des gants avec les notables du coin... 

La baronne mit alors en cause un fermier des environs avec qui le baron avait eu un différend banal quelques mois auparavant à propos d'une poularde que Maxime de Couvrigny avait faite sienne par erreur: le juge de paix l'avait alors condamné à 25 francs de dommages et intérêts et depuis, les deux hommes ne se saluaient plus. Mais heureusement pour lui, ce voisin put fournir un alibi irréfutable. Quelques contradictions dans les dépositions du fils et de la mère (d'autant plus que cette dernière, en manque d'alcool, avait perdu de sa lucidité), le témoignage de la voisine qui assura avoir surpris Robert à l'affut et les gendarmes poussèrent leur avantage auprès de l'assassin qui avoua tout, "chargeant" sa mère accusée d'avoir tout manigancé, détaillant ses actes avec une absence totale de remords, relatant également les tentatives d'empoisonnement.

La baronne, mise au pied du mur, confirma en partie les dires du fils, niant toutefois l'avoir aidé matériellement, de même qu'elle récusa les tentatives d'empoisonnement - que Marie Louise relata pour se disculper elle même, pour cesser d'apparaître complice de ce crime familial, exactement dans les mêmes termes que le fit Robert, interrogé séparément. Les perquisitions permirent d'établir les faits: on retrouva un morceau du chapeau du baron, tombé dans l'escalier quand la baronne l'avait descendu pour l'incinérer et Robert montra, sur des arbres ou d'autres cibles, les traces de ses "leçons de tir": il fut impossible pour la baronne de soutenir qu'elle était dans l'ignorance. Pour finir, Marie Louise Lemoine qui avait tout entendu et rien fait pour empêcher le crime incrimina au maximum la baronne et, dans une moindre mesure, Robert. Le cadet, Roger, donna aussi ingénument des détails et devant cette profusion d'éléments, on évita de trop solliciter la petite Elisabeth qui confirma néanmoins avoir été forcée par son ainé jusqu'à en perdre sa virginité, si l'acte ne fut pas totalement consommé par impossibilité anatomique.

Les perquisitions et les déclarations des uns et des autres révélèrent à l'effroi de tous l'horreur au quotidien de cette vie familiale. L'inceste entre mère et fils, les amours à la fois ancillaires et saphiques, la corruption de mineurs qui impliquaient tant la servante que les enfants, les trois tentatives de viol de Robert sur sa petite soeur, infructueuses pour de seules causes anatomiques, les innombrables amants de la baronne, son ivrognerie, la saleté répugnante dans laquelle tout ce petit monde croupissait, etc., tout fut cause de scandale. En apothéose, une tentative de correspondance illégale de la baronne, interceptée par une gardienne de prison et destinée à Marie Louise Lemoine, qui révélait tous les faits en lui promettant qu'une fois cette affaire réglée, elles pourraient vivre "comme avant" à Paris (avec des injonctions pour qu'elle tente de la disculper au détriment de Robert), et permit s'il en était besoin de prendre la pleine mesure de son rôle d'instigatrice.

800px-Caen_France_(39)L'instruction fut menée tambour battant et le procès s'ouvrit quelques mois plus tard, le 12 janvier 1912. Les experts avaient conclu à la responsabilité des deux accusés, même si on reconnaissait à Robert une légère atténuation due à son manque d'intelligence qui le confinait presque à l'imbécillité, une complète amoralité - conséquence selon les termes du rapport de l'éducation maternelle déplorable. La baronne, pour sa part, ne bénéficia qu'aux marges des excuses qu'une lourde hérédité aurait permis en d'autres circonstances de faire valoir.

Pendant le procès, les deux accusés défendus chacun par un avocat du barreau local (la baronne, pour faire bonne mesure, s'était aussi assuré les services du ténor venu de Paris, Maître Henri Robert) ne cessèrent de s'accuser mutuellement. Robert ne nia aucun des faits qui lui furent reprochés: assassinat bien sûr mais aussi atteinte aux moeurs sans paraître réaliser la gravité de ses actes. Le procureur commit un réquisitoire qui fit à l'époque une forte expression. Auparavant, la partie civile, au nom des trois autres enfants Couvrigny: Jean, Elisabeth et Roger, ne s'opposa pas aux circonstances atténuantes pour Robert qu'elle jugeait immature. Elle porta tout le poids de ses exigences sur la baronne.

La couverture du procès par le presse fut exceptionnelle. Comme plus tard au cours de l'affaire Barataud (pendant laquelle on stigmatisa les moeurs décadentes d'une certaine bourgeoisie décadente), certains journalistes tentèrent de porter le débat sur le thème de la justice de classe, ce qui était quelque peu excessif d'une part parce que la justice passa sans la moindre faiblesse, sans complaisance aucune, d'autre part parce que nonobstant la particule, la victime était avant tout un pauvre homme (dans tous les sens du terme) d'une grande faiblesse de caractère et entouré de dégénérés. Sans sa fin tragique, sans le traumatisme auquel les jeunes enfants furent soumis, ce cocu magistral qui ne tolérait aucune critique même voilée de son épouse aurait sans doute porté à rire. Il est d'ailleurs permis de se demander si réellement il ignorait son infortune tant elle était patente et tant elle revêtait un caractère public.

En tout cas, cette affaire démontre s'il en était besoin que le crime se joue autant des classes sociales que de l'époque et de la naissance. La Vox populi protesta toutefois énergiquement quand on apprit que pendant une reconstitution minutieuse des faits opérée au cours d'un transport de justice au château, la baronne avait demandé - et obtenu - que Marie-Louise lui préparât une volaille rotie pour la changer de l'ordinaire carcéral. Au retour de cette reconstitution, les gendarmes durent s'employer pour la protéger des villageois en furie qui voulaient lui faire un mauvais partie: on avait beau sourire des mésaventures du baron, grogner contre les nombreuses factures que par obligation il laissait impayées, on aimait bien, au village, ce brave homme courtois et toujours impavide.

(seconde partie)

 

Sources: forum "la Veuve", Presse de l'époque par Gallica, bm de Lisieux

benjamin borghésio

9 avril 2013

Le forçat Huguet et l'église d'Iracoubo

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IMG_0036Située à environ 130 kilomètres de Cayenne à mi-chemin de Saint-Laurent du Maroni, la commune est surtout connue par son église, classée monument historique depuis 1978 grâce à 600 m2 de fresques dues au forçat Pierre Huguet.

On doit cette petite église au Père Raffray, nommé en 1886 et surtout au talent d'un bagnard : Pierre Huguet, qui  réalisa un petit trésor d'art naïf.

Il a fallu six ans pour réaliser l'édifice – ce qui en dit long sur l'ardeur des autorités en Guyane, avant que la décoration intérieure ne puisse commencer.

IMG_0035Toutes les structures porteuses sont en bois de Guyane. Les murs sont constitués de remplissage en briques. A l'origine, la toiture était en bardeaux.

Les décors intérieurs ne sont réalisés que plus tard et les dates d’exécution des fresques sont longtemps restées dans le flou (sans doute vers 1893, à la fin des travaux de gros-œuvre et à la date de l'affectation de Huguet) . On sait peu de chose sur lui, né vraisemblablement en 1850 à Clermont-Ferrand et condamné, en 1889, à 20 ans de bagne pour vol avec effraction.

Affecté au petit camp d'Iracoubo dont il ne reste rien, Huguet sut sans doute trouver le filon et, grâce à ses talents picturaux, échapper aux durs travaux forestiers ou de voierie. Nous ne nous en plaindrons pas.

Ce n'est qu'en 1977 que Pierre Huguet, matricule 23.492, sort de l'anonymat puisque jusqu'à des recherches approfondies menées cette année, la décoration de l'église n'était officiellement que l'œuvre d'un bagnard anonyme. N’ayant suivi aucune formation, Huguet choisit un style simple, naïf pour peindre angelots, guirlandes de fleurs, différents personnages de la liturgie chrétienne ou encore un Christ en croix qui orne le plafond. Le travail minutieux de l’artiste est aussi remarquable dans les faux marbres ou les faux bois qu’il a peints.

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IMG_0033Mais au risque de déplaire à nos amis locaux, il faut reconnaître que d'une part rien dans ces peintures ne rappelle le milieu guyanais, d'autre part nous ne sommes pas en face d'une œuvre grandiose, même si le soin extrême apporté à sa réalisation force le respect.

On ne sait trop ce qu'est devenu Pierre Huguet, parfois considéré comme un "roi de la belle". Selon certaines sources, il aurait été libéré à la fin de sa peine. Selon d'autres il aurait pu gagner le Venezuela à sa sixième tentative d'évasion. Enfin, d'aucuns affirment qu'il aurait disparu dans l'océan.

On ne peut que regretter que la commune d'Iracoubo qui doit l'essentiel de sa notoriété à son église n'ait pas honoré davantage la mémoire de Pierre Huguet. Rien, sur place, ne rappelle qui est l'auteur de ce travail.

 

28 mars 2013

Les premières implantations en Guyane (suite)

 

Les arrivées de transportés (condamnés de droit commun) et de déportés (condamnés politiques) se succédaient sans qu'on trouve une solution satisfaisante: Ou bien les sites retenus présentaient des taux de mortalité effrayante dûs aux "fièvres", ou le rejet de la population limitait les possibilités d'implantation dans les zones salubres, déjà occupées. C'est ainsi que pendant des années, subsistèrent au large de Cayenne de vieux vaisseaux désarmés, pontons transformés en prisons flottantes sur lesquelles les conditions de vie étaient particulièrement pénibles, ne serait-ce que par le manque d'eau douce, la chaleur et l'odeur fétide venant des bancs de vase, à marée basse. De ces pontons, des corvées de bagnards sortaient parfois pour effectuer des corvées: considérable perte de temps, surtout que les bancs de vase empêchent tout mouvement de chaloupe à marée basse.

DSCN2611Pontons de forçats, dans la rade de Cayenne

DSCN2630Dans une logique sécuritaire (éviter les évasions, ne pas mettre trop de forçats au contact des populations) on utilisa au mieux les îles, à commencer évidemment par l'Archipel des îles du Salut, au large de Kourou.

On colonisa aussi l'îlet la Mère, le plus grand d'un petit archipel au large de Rémire, près de Cayenne (cet îlet avait été occupé par les Jésuites au milieu du XVIIIème siècle).

Seulement dans ces conditions, on ne voit pas l'intérêt d'extraire les forçats des pénitentiers de France pour ne changer en rien leur condition carcérale - si ce n'est que leur déplacement et l'entretien de surveillants expatriés coûtait infiniment plus cher.

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En marge de ces tentatives aussi coûteuses et inutiles pour la colonie, on établit également une succession d'établissements sur la rivière Comté (à quelques dizaines de kilomètres de Cayenne, dans une région uniquement accessible par la voie fluviale: camps de Sainte Marie, Saint Philippe, Saint Augustin). Une épidémie de fièvre jaune ayant décimé forçats et gardiens, on rapatria les premiers sur les pénitenciers flottants, en rade de Cayenne.

Le camp de Saint-Georges, sur le fleuve Oyapock, fut une des pires expériences avec celui de la Montagne d'Argent - tant la région était malsaine: il s'agissait de construire une digue et de remblayer des marais, afin d'établir un bourg devant contenir la présence brésilienne. La mortalité annuelle dépassa le taux de 40% (encore maintenant, malgré les décennies d'efforts d'aménagement et une politique sanitaire énergique, la commune souffre d'un paludisme endémique). En 1856, devant l'hécatombe, le camp ferma temporairement.

DSCN2614Le pénitencier de Saint-Georges de l'Oyapock, en 1862

 

sgg(Au premier plan, la maison Garros, à Saint-Georges. Seul bâtiment datant de l'époque du pénitencier - récemment restauré. La digue, au premier plan, fut élevée par les forçats au prix de souffrances inouïes)

 

Mais la volonté impériale persistait, et il fallut se résoudre à trouver des solutions viables, pour appliquer la loi du 30 mars 1854 dont nous citons quelques extraits.

Article 1 - La peine des travaux forcés sera subie, à l’avenir, dans des établissements créés par décrets de l’Empereur, sur le territoire d’une ou de plusieurs possessions françaises autres que l’Algérie.

 Article 2 - Les condamnés seront employés aux travaux les plus pénibles de la colonisation et à tous les travaux d’utilité publique.

 L’article 4 étendait la peine aux femmes qui "seront séparées des hommes et employées à des travaux en rapport avec leur âge et avec leur sexe"

 L’article 6 prévoyait la peine de  "doublage"  qui faisait de l’envoi en Guyane un voyage le plus souvent sans retour : « Tout condamné à moins de huit années de travaux forcés sera tenu, à l’expiration de sa peine, de résider dans la colonie pendant un temps égal à la durée de sa condamnation. Si la peine est de huit années, il sera tenu d’y résider pendant toute sa vie »

Les articles 11 et 13 prévoyaient le « rachat des fautes » par le travail et la bonne conduite, en règlementant la cession éventuelle de terres aux condamnés libérés.

 Cité par Michel Pierre (la Terre de la Grande Punition)

Selon l’esprit de la loi impériale, ces dispositions se voulaient répressives tout en donnant des possibilités de réinsertion. Elles permettaient également, pour ce qui concernait la Guyane, un apport de main d’œuvre dans un pays désorganisé par l’abolition de l’esclavage et dont l’évolution démographique était catastrophique.

Mais des concessions de terrain dans les zones déjà habitées, il ne fallait pas y songer. Les autorités craignaient (pas forcément sans fondement) que l'insécurité n'atteigne des sommets dans un pays dont la nature exubérante et l'absence de voies de communication rendaient toute surveillance policière illusoire. C'est ce qui favorisa l'installation du gros de la transportation sur le Maroni, à l'ouest de la colonie, là où ne vivaient guère que des indigènes (Indiens Kaliñas dits "galibis", Noirs Bonis et Bosch). Ensuite, une grande partie des forçats étaient à l'expiration de leur peine dans un état de cachexie telle que le travail de la terre, très pénible sous ces latitudes, était inenvisageable - surtout quand ils n'étaient pas d'origine paysanne.

 

Lien vers la note suivante (cliquez)

11 avril 2013

La débrouille... condition sinon de la survie, du moins d'une existence passable.

 

Bagnards 104On peut considérer que le bagne avait organisé une sélection darwinienne, étant devenu plus par la routine que par une volonté exprimée une machine à broyer qui ne savait pas tirer son épingle du jeu. Les rations règlementaires étaient en théorie suffisantes, mais neuf fois sur dix, diverses ponctions les réduisaient de façon substantielles. En outre le régime alimentaire était suffisamment déséquilibré pour entraîner des carences graves - le béri-béri et le scorbut firent des ravages pendant la majeure partie de la transportation.

CHARVEIN CORVEE DEPART - Copie

FLAG3Grande était aussi la loterie, qui veillait aux affectations. Quoi de commun entre le quotidien de l'affecté à un terrible camp forestier, et celui qui se contentait de balayer quelques hectomètres de trottoirs à Cayenne ou mieux, qui faisait le garçon de famille? Les tâches les plus rudes s'effectuaient sur le continent, dans les camps où il fallait faire son stère quotidien sous peine de privation de nourriture ou sur le terrifiant chantier de la Route coloniale (deux mille bagnards moururent en quelques dizaines d'années, pour la faire progresser de trente kilomètres). La logique aurait voulu que les plus grands criminels y fussent envoyés... seulement l'AP était tétanisée par la peur de l'évasion de l'un d'entre eux, qui aurait fait scandale. Aussi étaient-ils gardés aux Îles où il était certes facile de les surveiller, mais où par la force des choses, une fois l'installation définitive opérée, les corvées étaient aussi monotones que faciles à exécuter. Soleilland, assassin d'une fillette de douze ans qu'il avait violée, n'avait pour tâche que de garder et d'entretenir le minuscule cimetière des enfants du personnel de l'Île Royale. Charrère, dit "Papillon", sortait le matin de la case commune, vidait les tinettes des maisons de gardien dans une carriole dont il déversait le contenu dans l'océan, et à partir de midi il était libre de se promener sur le territoire de l'île.

Outre ces critères de notoriété qui l'emportaient sur la volonté "d'évaluer la peine en fonction de la faute", il y avait les combines. Nombre de bagnards partaient "chargés", ayant inséré dans leur rectum un "plan" - cylindre étanche de métal - contenant en général une scie en filin, parfois une boussole et toujours de l'argent qui facilitait la corruption des gardiens voire des détenus influents, en vue d'obtenir telle ou telle affecttaion ou sinécure: c'est un usage établi, dans à peu près toutes les sociétés carcérales, que la routine et la négligence aidant, les détenus affectés aux tâches administratives finissent par en prendre une bonne partie du contrôle surtout qu'ils occupent longuement les places quand la rotation du personnel est considérable.

Bagnards 178Outre l'argent emporté depuis Saint-Martin de Ré (qu'il n'était pas facile de conserver: ils furent très nombreux, les forçats assassinés sans raison apparente, dont on retrouva le cadavre éventré pour en extraire le plan et parfois l'AP s'y mettait, enfermant le forçat dans une cellule, avec force purgatifs), certains pouvaient arrondir leur capital par le produit de la débrouille et dans ce domaine, l'imagination comme le savoir-faire étaient sans limite.

0009expo14

0009expo11Les détenus habiles confectionnaient de petits objets avec des noix de coco, des écailles de tortues, des morceaux de bois: ainsi on réalisait des coupe-papier, de petites sculptures qu'il fallait vendre au mieux (forts de leur position, les gardiens payaient le minimum: en conséquence les canotiers profitaient de leurs rotations pour vendre aux passagers des bateaux mouillant au large. Ils allèrent jusqu'à élever des chiens dressés pour aboyer au moindre bruit, dont ils vantaient les vertus pour se garder des "popotes" (bagnards libérés). Il est de notoriété public que le forçat Dieudonné, ébéniste de talent, améliora sa condition par le produit de sa "débrouille", mais en plus assura le bien être de deux codétenus complètement démunis, par simple sens de la solidarité.

La plus belle "débrouille" fut sans aucun doute le vol du stock de mercure contenu dans le phare de l'Île Royale (la lanterne flottait dessus, ce qui assurait une rotation parfaite), remplacé par de l'huile de coco, et revendu par l'intermédiaire des canotiers à des acheteurs qui alimentaient les circuits de ravitaillement des orpailleurs!

Bagnards 40En 1934, le commandant supérieur des Îles du Salut nouvellement nommé adresse un rapport confidentiel à ses chefs, (lien) sans aucune concession, qui dénonce cette "débrouille" qui gangrène le fonctionnement de l'institution et la pervertit.

Ce que ce fonctionnaire honnête et consciencieux n'a sans doute pas encore pris en compte - malgré ses efforts pour rétablir une situation qu'il jugeait intolérable, c'est que la débrouille, aussi amorale qu'elle soit, avait sa logique. Le forçat obsédé par sa "débrouille" pense moins à s'évader. S'il parvient par lui même à compléter sa ration - en quantité et en qualité - il sera moins porté à réclamer. Les canotiers des îles dorment à part, avec le privilège d'être accompagnés de "leurs mômes"? Cette présence qui est tant un exhutoire à des besoins sexuels exacerbés par la frustration qu'une possibilité de développer des sentiments qui, faute de femmes disponibles, s'apparentent à l'amour, les rivent sur ces îles où si la vie est en fin de compte infinment moins pénible que sur le continent, il n'y a rien à espérer.

Le fonctionnaire de la "Tentiaire" qui dans certains cas est pratiquement illettré et qui peut faire rédiger ses rapports et bilans par un Duez ou un Barataud se fait remarquer de la hiérarchie pour la qualité de son travail, et il peut y gagner une promotion qu'il n'aurait aucune chance d'obtenir dans une situation normale. C'est ce qui maintient des gardiens des années de suite sur des îlots minuscules (le plus grand, Royale, a une superficie de 24 ha), avec deux congés annuels.

Il n'est sans soute pas excessif de dire que la débrouille fut, plus que les revolvers des matons (qui, de plus, s'en servaient fort mal), ce qui empêcha des révoltes d'ampleur. Il est hélas vrai que certains individus arrivés au bagne par "accident" vécurent un enfer faute de savoir "se débrouiller" en plus de ne pas savoir se défendre (ces meurtriers, par exemple nombreux en Guyane pour avoir tué au cours d'une bagarre, parce que pris de boisson, qui n'avaient aucun antécédants, et que leurs fréquentations d'honnêtes hommes n'avaient guère prédisposé à vivre avec des truands). La situation de Barataud est éclairante, à cet égard. (lien)

30 mai 2013

Dreyfus - sa vie quotidienne aux Îles du Salut. (1896)

Relation à partir du journal de Dreyfus (extraits)

 

220px-Dreyfus_Ile_du_diable_9627 janvier 1896.

J'ai enfin reçu un colis sérieux de livres ; il m'est parvenu après de longs mois d'attente. J'arrive ainsi, en forçant ma pensée à se fixer, à donner quelques instants de repos à mon cerveau ; mais, hélas ! je ne puis plus lire longtemps, tant tout est ébranlé en moi.

28 février 1896.

Plus rien à lire. Journées, nuits, tout se ressemble. Je n'ouvre jamais la bouche, je ne demande même plus rien. Mes conversations se bornaient à demander si le courrier était arrivé ou non Mais on m'interdit de par­ler ou du moins, ce qui est la même chose, on interdit aux surveillants de répondre à des questions aussi banales, aussi insignifiantes que celles que je faisais.
Je voudrais bien vivre jusqu'au jour de la découverte de la vérité, pour hurler ma douleur, les supplices qu'on m'inflige.

Une nouvelle brimade indirecte de Deniel...

6 avril 1896.

Le courrier du mois de février vient de me parvenir. Le coupable n'est toujours pas démasqué.
 
Quelles que soient mes souffrances, il faut que la lumière se fasse ; donc, arrière toutes les plaintes!
Quelle horrible vie ! Pas un moment de repos, ni de jour ni de nuit. Jusqu'à ces derniers temps, les surveillants restaient assis la nuit dans le corps de garde, je n'étais réveillé que toutes les heures. Maintenant il doivent marcher sans jamais s'arrêter ; la plupart sont en sabots !

Le journal s'interrompt jusqu'au 26 juillet, preuve de profonde dépression.

2 août 1896.

Enfin je viens de recevoir les courriers de mai et de juin. Toujours rien, peu importe. Je lutterai contre mon corps, contre mon cerveau, contre mon cœur, tant qu'il me restera ombre de forces, tant qu'on ne m'aura pas jeté dans la tombe, car je veux voir la fin de ce sinistre drame. Je souhaite pour nous tous que ce moment ne tarde plus.

Dimanche 6 septembre 1896

 

909819198_LJe viens d'être prévenu que je ne pourrai plus me promener dans la partie de l'île qui m'était réservée, je ne pourrai plus marcher qu'autour de ma case.

Combien de temps résisterai-je encore ? Je n'en sais rien ! Je souhaite que cet horrible supplice finisse bien­tôt, sinon je lègue mes enfants à la France, à la patrie, que j'ai toujours servie avec dévouement, avec loyauté, en suppliant de toute mon âme, de toutes mes forces, ceux qui sont à la tête des affaires de notre pays de faire la lumière la plus complète sur cet effroyable drame. Et ce jour-là, à eux de comprendre ce que des êtres humains ont souffert d'atroces tortures imméritées et de reporter sur mes pauvres enfants toute la pitié que mérite une pareille infortune.

Lundi 7 septembre 1896.

J'ai été mis aux fers hier au soir ! Pourquoi ? Je l'ignore.

Depuis que je suis ici, j'ai toujours suivi strictement le chemin qui m'était tracé, observé intégralement les consignes qui m'étaient données.

Comment ne suis-je pas devenu fou dans la longueur de cette nuit atroce? Quelle force nous donnent la conscience, le sentiment du devoir à remplir vis-à-vis de ses enfants ! Innocent, mon devoir est d'aller jusqu'au bout de mes forces, tant que l'on ne m'aura pas tué ; je remplirai simplement mon devoir. Quant à ceux qui se sont constitués ainsi mes bour­reaux, ah ! je leur laisse leur conscience pour juge quand la lumière sera faite, la vérité découverte, car, tôt ou tard, tout se découvre dans la vie.

Mardi 8 septembre 1896.

Ces nuits aux fers ! Je ne parle même pas du supplice physique, mais quel supplice moral ! Et sans aucune explication, sans savoir pourquoi, sans savoir pour quelle cause ! Dans quel horrible et atroce cauchemar vis-je depuis tantôt deux ans ?

Enfin, mon devoir est d'aller jusqu'à la limite de mes forces ; j'irai, tout simplement. Quelle agonie morale, pour un innocent, pire que toutes les agonies physiques ! Et dans cette détresse profonde de tout mon être, je vous envoie encore toute l'expression de mon affec­tion, de mon amour, ma chère Lucie, mes chers et adorés enfants.

gracielefigaroMême jour, 2 heures soir.

Mon cerveau est tellement frappé, tellement boule­versé par tout ce qui m'arrive depuis bientôt deux ans, que je n'en peux plus, que tout défaille en moi. C'est vraiment trop pour des épaules humaines. Que ne suis-je dans la tombe. Oh ! le repos éternel ! Encore une fois, quand la lumière sera faite, oh ! je lègue mes enfants à la France, à ma chère patrie.

Mon cher petit Pierre, ma chère petite Janine, chère Lucie, vous tous que j'aime du plus profond  de mon cœur, de toute l'ardeur de mon âme, croyez-le, si ces lignes vous parviennent, que j'aurai fait tout ce qui est humainement possible pour résister.

Mercredi 9 septembre 1896.

Le commandant des îles est venu hier soir. Il m'a dit que la mesure qui était prise à mon égard n'était pas une punition, mais "une mesure de sûreté", car l'administration n'avait aucune plainte à élever contre moi.

La mise aux fers, une mesure de sûreté ! Quand je suis déjà gardé nuit et jour comme une bête fauve par un surveillant armé d'un revolver et d'un fusil ! Non, il faut dire les choses comme elles sont. C'est une mesure de haine, de torture, ordonnée de Paris, par ceux qui ne pouvant frapper une famille frappent un innocent, parce que ni lui ni sa famille ne veulent, ne doivent s'incliner devant la plus épouvantable des erreurs judi­ciaires qui ait jamais été commise. Qui est-ce qui s'est constitué ainsi mon bourreau, le bourreau des miens, je ne saurais le dire.

On sent bien que l'administration locale (sauf le surveillant-chef, spécialement envoyé de Paris) a elle-même l'horreur de mesures aussi arbitraires, aussi inhumaines, mais qu'elle est obligée de m'appliquer, n'ayant pas à discuter avec des consignes qui lui sont imposées.

Non, la responsabilité monte plus haut, à l'auteur, ou aux auteurs de ces consignes inhumaines. Enfin, quels que soient les supplices, les tortures physiques et morales qu'on m'inflige, mon devoir, celui des miens, reste toujours le même : il est de demander, de vouloir la lumière la plus éclatante sur cet effroyable drame, en innocents qui n'ont rien à craindre, qui ne craignent rien, puisque la seule chose qu'ils demandent, c'est la vérité.

Quand je pense à tout cela, je n'ai même plus de colère ; une immense pitié seulement pour ceux qui torturent ainsi tant d'êtres humains. Quels remords ils se préparent quand la lumière sera faite, car l'histoire, elle, ne connaît pas de secrets. Tout est si triste en moi, mon cœur tellement labouré, mon cerveau tellement broyé que c'est avec peine que je puis encore rassembler mes idées ; c'est vraiment trop souffrir, et toujours devant moi cette énigme épouvantable.

Capture5La double boucle - Croquis de Dreyfus

Je suis tellement las, tellement brisé de corps et d'âme, que j'arrête aujourd'hui ce journal, ne pouvant prévoir jusqu'où iront mes forces, quel jour mon cerveau éclatera sous le poids de tant de tortures. Je le termine en adressant à Monsieur le Président de la République cette supplique suprême, au cas où je succomberais avant d'avoir vu la fin de cet horrible drame :

« Monsieur le Président de la République,

« Je me permets de vous demander que ce journal, écrit au jour le jour, soit remis à ma femme.

« On y trouvera peut-être, Monsieur le Président, des cris de colère, d'épouvanté contre la condamnation la plus effroyable qui ait jamais frappé un être humain et un être humain qui n'a jamais forfait à l'honneur. Je ne me sens plus le courage de le relire, de refaire cet horrible voyage.

« Je ne récrimine aujourd'hui contre personne ; cha­cun a cru agir dans la plénitude de ses droits, de sa conscience.

« Je déclare simplement encore que je suis innocent de ce crime abominable, et je ne demande toujours 

qu'une chose, toujours la même, la recherche du vérita­ble coupable, l'auteur de cet abominable forfait.

«Et le jour où la lumière sera faite, je demande qu'on reporte sur ma chère femme, sur mes cher enfants, toute la pitié que pourra inspirer une si grande infortune.

«Et je ne demande qu'une chose, toujours la même, la recherche du véritable coupable, l'auteur de cet abominable forfait.
«Et le jour où la lumière sera faite, je demande qu'on reporte sur ma chère femme, sur mes cher enfants, toute la pitié que pourra inspirer une si grande infortune.

FIN DU JOURNAL

 

6 octobre 2013

L'installation à Pigalle, la mise en ménage, les premières démêlées avec la justice.

 

 

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A l'époque, Pigalle n'était pas la réserve à touristes que le quartier est devenu. S'y côtoyaient la pègre, bien entendu, les filles qui officiaient pour certaines sur place quand d'autres, selon leur standing, migraient vers d'autres quartiers. Environs de la Madeleine voire aux Champs Élysées pour les plus distinguées, Boulevards des Maréchaux pour les moins attrayantes, soit du fait d'un physique plus ingrat, soit faute d'une garde robe attirante. Beaucoup de bars, certains permettant aux filles de se reposer (quoiqu'elles finissaient souvent leurs nuits aux Halles où on pouvait se sustenter de manière roborative au petit matin, voire compléter la recette en satisfaisant les besoins d'un Fort des Halles ou d'un bourgeois venu s'encanailler devant une soupe à l'oignon) ; d'autres étant quasiment monopolisés par la pègre qui s'y regroupait par bandes ou par affinités (les Corses fréquentaient peu les autres provinciaux, sauf quand l'opportunité leur était donnée de monter un coup avec des complices extra insulaires).

 

En outre la pègre respectait strictement une étiquette qui n'avait rien à envier à celle de Versailles au Grand Siècle. C'est ce qui rend l'affirmation de Papillon risible, quand il se dépeint comme un habitué de chez Dante, bar légendaire réservé à l'aristocratie du Milieu, où un petit barbeau mêlé à des trafics minables (recel de timbres volés, petits cambriolage, trafic de stupéfiants, etc.) n'aurait pas été toléré plus de quelques minutes : les grands braqueurs, les trafiquants d'envergure ne se mélangeaient pas avec le menu fretin, surtout quand ce dernier avait acquis à tort ou à raison la réputation d'être un indicateur, une balance. Et les casseurs qui risquaient leur vie en montant une affaire n'avaient que mépris pour ceux qui gagnaient la leur dans une sécurité relative, avec le pain de fesses.

Papillon, qui devait s'attendre à trouver l'eldorado à Pigalle, dut être déçu car pas davantage qu'à Marseille, on ne l'y attendait comme le Messie. Il fallait faire son trou, de préférence sans marcher sur les plate bandes des installés qui pouvaient se formaliser, se venger directement ou "donner" le nouveau à la police : les indics foisonnaient dans le quartier, soit solidement tenus par les inspecteurs, soit à la recherche d'un "condé", une tolérance pour leurs petites activités délictuelles.

a-pigalle-bassin-lavandiersLe quartier chaud où Charrière posa ses pénates est tout petit ; c'est un quadrilatère coincé entre les rues Couston, Houdon et Pigalle, autour du Boulevard de Clichy, avec pour "centre du monde" la fontaine, la station de métro et la station de taxis posées sur le terre plein du boulevard. Désargenté, Papillon erre d'hôtel minable en hôtel minable, occupant des chambres miteuses, pas ou très mal chauffées, à l'hygiène plus que douteuse, qui servent autant à consommer les passes qu'à héberger des demi-sels de son espèce, jetés dehors dès qu'ils accumulaient quelques jours d'impayés. Il faut multiplier les petits coups, les trafics, pour survivre en gardant en tête – ce qui complique les choses – qu'avant même de manger, il importe de tenir son rang, faute de quoi on sera toujours rejeté du Milieu qu'on espère intégrer à part entière. Les fringues ramenées de province, aux couleurs criardes, mal coupées, élimées, doivent être remplacées par des costumes sur mesure et des chemises de grand faiseur - et bien entendu, on est "enfouraillé", à même d'exhiber une arme portée en permanence. On se doit d'offrir du feu avec un briquet en or, de porter des chaussures impeccables, on se lave peut être dans une bassine d'eau glacée mais on utilise une eau de toilette coûteuse, etc.

Peu à peu, en respectant ces codes stricts, Papillon parvint à se faire une place chichement comptée. Quand par hasard il était en fonds, les gains s'évaporaient le plus souvent sur les champs de course (il ne bénéficiait que des tuyaux crevés, contrairement à l'aristocratie du Milieu qui joue à coup presque sûr), et quand il remportait par hasard une belle mise, il se devait de montrer sa munificence en s'habillant encore mieux, en offrant des tournées générales, bref en raplatissant très vite une bourse remplie très provisoirement. Attendant le "gros coup" qui lui permettrait de sortir de cette condition, il tombe pour une première affaire qui, décidément, le ravale au rang de minable et contribue à semer le doute sur ses relations avec la police.

 

Le 16 octobre 1928, Charrière est arrêté pour recel. Des "renseignements confidentiels" (traduction : le tuyau d'un indicateur) sont arrivés à la connaissance de la police : un individu cherchait à vendre, une petite semaine auparavant, dans un débit de boisson de Montmartre, des timbres postaux provenant d'un cambriolage. Cinq jours de surveillance et le dit individu, Henri Charrière, était interpellé place Pigalle où il reconnut tout de suite les faits. Il aurait acheté à un dénommé Alfred, pour la somme de 140 F, des timbres dont la valeur réelle était de 445 F. Le dit Alfred aurait reconnu avoir cambriolé récemment un débit de tabac sans dire où précisément, et Charrière signala avoir échoué dans sa tentative de revente avec bénéfice des timbres, dont il s'est débarrassé avec perte. Le signalement qu'il donne "d'Alfred" est des plus imprécis, et les recherches policières ne font état d'aucun cambriolage récent de débit de tabac dans la région parisienne.

42Quelques jours plus tard, dans la plus grande discrétion, Charrière passa en Correctionnelle pour le recel d'une marchandise "protégée" (les timbres postes dont le vol est sérieusement punissable) et il écopa du minimum pour l'époque : quatre mois de prison avec sursis, quand on "prenait" souvent quelques mois fermes pour un simple vol à l'étalage. Singulière indulgence vis à vis d'un homme dont la police avait établi qu'il ne travaillait pas et n'avait donc pas de moyens d'existence officiels. De là à imaginer qu'on lui a demandé en contrepartie de "rendre service à l'autorité", il n'y a qu'un pas que beaucoup s'empressèrent de franchir, même s'ils furent quelques-uns à fêter la succès de "Papi" le soir même, à ses frais, au comptoir des "Pierrots" (et non chez Dante) ...

Soyons clairs. Il n'existe à ce moment aucune preuve formelle qui vient étayer la rumeur persistante dans le quartier, selon laquelle Papillon informait la police. Il n'empêche, beaucoup en étaient persuadés et sa victime – qui n'était pas la seule à la propager – fut abattue pour l'avoir proclamé. D'autres faits sont troublants ainsi qu'un document essentiel dont nous découvrirons la teneur ultérieurement.

Autre affaire. Un rapport du 11 janvier 1929 signé par les Inspecteurs Magnet et Frémont signale que, chargés par un Juge d'instruction d'arrêter le nommé Papillon qui fait l'objet d'un mandat d'amener sous l'inculpation de vol et de recel "suite à l'affaire Lesbrot et Gelolini", ils ont fait une enquête qui leur permit d'établir que l'intéressé n'est autre que le nommé Charrière Henri dit Papillon né le... etc. Après quelques jours de recherche, les dits inspecteurs arrêtèrent Papillon le 17 janvier.

Point très important : Il reconnaît spontanément que le mandat d'amener lui est applicable. C'est à dire qu'il associe bien volontiers son vrai nom et son surnom quand, deux ans après, il tentera de se défausser en évoquant "d'autres Papillons."

Là encore, alors que les charges semblent sérieuses (on ne mobilise pas pour rien deux inspecteurs pour établir une identité et arrêter un suspect en délivrant un mandat d'amener), l’affaire ne sera jamais élucidée et les sommiers de la police n'évoquent ni une mise en cause ne pouvant déboucher faute de preuve, ni une mise hors de cause. Trois jours dans les locaux de la police, et Papillon ressortit libre alors que les renseignements recueillis à son encontre étaient des plus défavorables (voir le dossier individuel du nommé Charrière) et auraient justifié de plus amples investigations. Encore une étonnante mansuétude de la police et de la justice, propre à attirer les soupçons sur les rapports qu'il entretient avec l'autorité...

 

papillon croquisUne chose est sûre, Papillon sembla soit se tenir à carreau, soit être plus prudent : pendant quelques temps, alors que la police l'avait "photographié" et gardait un œil sur lui, on n'eut rien à lui reprocher.

Il rencontra alors celle qui deviendra sa femme plus tard dans de pénibles circonstances, Georgette Fourel, présentée à ses amis sous le surnom de "Nénette" et tombée follement amoureuse de "son homme" . Charrière qui faisait gloire (!) de ses fonctions de maquereau et professait un solide mépris pour les casseurs (qui au moins risquaient leur vie ou les Durs s'ils étaient pris) s'empressa de mettre Nénette au tapin, non pas "en maison", mais sur les trottoirs (le "travail" y est plus pénible pour les malheureuses, mais plus rentable pour le barbeau : on ne paye ni la part de la tenancière de bordel, ni les taxes afférentes).

Pour sa part, finis les recels minables : il passa au trafic de drogue, devenant un revendeur au détail. Son quartier général était alors l'arrière salle du Canard Boiteux, connu de tous les consommateurs et de... la police qui laisse faire afin de mieux contrôler ce trafic (et de faire chanter certaines personnalités). Ne se cachant quasiment pas, il est clair que Papillon dispose d'un "condé". Contre quoi ?

C'est l'époque d'une relative aisance financière, d'une plus grande élégance tant pour lui que pour Nénette qui, sur ses conseils (il s'en est vanté plus tard auprès de G. de Villiers, entre autres) délaisse parfois les boulevards des Maréchaux où elle a sa place pour "entôler" des clients dans les beaux quartiers. Jouant les femmes éplorées, elle se laisse consoler et, pendant la consommation, elle fait main basse sur le portefeuille du "client" respectable et en général marié, qui ne peut évidemment pas porter plainte sous peine de révéler le scandale. Bénéfice immédiat et, parfois, instrument propice à un petit chantage...

Décembre : on note un bref séjour à Marseille avec un court arrêt à Montélimar... Nénette l'accompagne dans cette tournée (Si les accusations de Jean Félix dont nous parlerons ultérieurement, sont exactes, il était alors "maquereau primitif", c'est à dire qu'il faisait de la "remonte", qu'il allait chercher des filles pour alimenter les maisons closes parisiennes) Charrière et Nénette remontèrent à Bruxelles, puis à Ostende, menant grand train, avant de revenir à Pigalle. Nous dirons que c'est l'apothéose de Papillon. Pour les "caves", c'était un dur, quelqu'un de terrible, pour les truands, il demeurait un demi-sel.

Plus dure sera la chute...



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